Par Anissa Boumediene, avocate et chercheur universitaire
Loin de moi l’idée d’entretenir une polémique avec ceux qui appuient leurs écrits sur des ragots de concierge et non sur les archives de la révolution algérienne, trop peu connues, hélas, et qui démystifieraient bien des légendes ; sans doute est-ce la raison pour laquelle elles doivent continuer à être ignorées du grand public.
Tout régime connaît une opposition : les prophètes mêmes pour ne citer que Jésus ou Mohammed ont eu à faire face à une opposition, car l’unanimité n’existe pas ; reste à savoir quel est le degré d’importance de cette opposition : se borne-t-elle à quelques incidents comme celui de 1967 circonscrit à la petite région d’El-Affroun — ou à l’explosion populaire d’octobre 1988 suivie d’un terrorisme aveugle qui s’en prit à toutes les strates de la société algérienne ? L’incident de 1967 avait été tellement «perturbant» qu’en 1969, l’Algérie abritait dans la joie et en toute sécurité le Festival panafricain auquel participaient des artistes de renommée internationale comme Myriam Makéba ou Nina Simone, et des orchestres jouaient dans tous les quartiers de la capitale. Quand on a la prétention d’écrire sur une page importante de l’histoire de l’Algérie dont son peuple peut s’enorgueillir à juste titre, on se doit de citer des faits précis et vérifiables, ainsi, c’est bien le président Houari Boumediene qui reçut la médaille de la paix de la part des Nations unies en 1976. C’est bien le président Boumediene qui fit entrer pour la première fois la langue arabe à l’ONU, ce que les chefs d’Etat du Moyen-Orient n’avaient jamais pu faire avant lui. C’est bien l’Algérie de Boumediene qui reçut des médailles d’or de l’Unesco en hommage à l’effort considérable qu’elle avait déployé dans le domaine de l’enseignement et de l’éducation en y consacrant le pourcentage d’un budget rarement égalé par d’autres pays ; la qualité de l’enseignement qui y était prodigué était loin d’être négligeable, puisque nombre de citoyens sortis des universités algériennes, fuyant l’insécurité des années de sang, sont devenus à l’étranger des sommités dans leur domaine. Et puisque nous sommes dans le champ culturel, rappelons que l’Algérie de Boumediene a produit des films qui remportèrent des distinctions internationales ; tels le film Ztourné à Alger en 1969 par le réalisateur Costa-Gavras qui obtint deux oscars ou encore Chronique des années de braise qui reçut le prix du Festival de Cannes en 1974 sans oublier des films réalisés par des metteurs en scène de talent algériens avec de grands acteurs tels Hassan Al- Hassani, Rouiched et d’autres encore, sans oublier des feuilletons réalisés par la télévision et inspirés de romans célèbres, entre autres, L’incendie de Mohammed Dib. Si nous abordons le domaine économique, faut-il rappeler que c’est l’Algérie de Boumediene qui fut le premier pays du continent arabo-africain à réussir la nationalisation de ses hydrocarbures qui devait augmenter considérablement nos ressources financières et grâce auxquelles nous vivons aujourd’hui. Boumediene en prenant cette décision historique fit preuve d’un courage politique extraordinaire. Mettant en jeu son pouvoir politique et réunissant là où d’autres avaient échoué avant lui comme Mossadegh en 1951 ; c’est grâce à cette décision de Boumediene que les pays arabes producteurs de pétrole ont suivi la voie de l’Algérie en adoptant le système des participations et que leurs revenus pétroliers se sont considérablement accrus de ce fait, comme l’explique clairement l’expert pétrolier Nicolas Sarkis dans son livre Le pétrole à l’heure arabe. Ces mêmes pays ont suivi aussi l’Algérie quand elle a édifié en 1969 une industrie pétrochimique, et ce, pour la première fois dans le continent arabo-africain. Mais citons plutôt le rapport du FMI de 1978, fonds auquel l’Algérie n’avait jamais demandé d’argent ; il disait : «De 1974 à 1978, l’emploi agricole à temps partiel pour les deux tiers a augmenté de 1% seulement. Pendant la même période, l’emploi non agricole a augmenté à un taux annuel de 9,5%, c’està- dire considérablement plus vite que la force de travail correspondante. Ceci, ajouté au large accroissement de la population étudiante en âge de travailler et au nombre de jeunes, a fait descendre le taux de chômage de la force de travail non agricole de 17% en 1974 à 9% en 1977. Il devait descendre encore à 8 en 1978.» Le mensuel français le Monde diplomatique de juin 1978 observait au sujet de l’Algérie que «les réalisations ne sont pas négligeables comme en témoigne le taux de croissance de la production intérieure brute (PIB) qui a été en moyenne de 8,5% entre 1972 et 1977 contre 3,5% au Maroc entre 1960 et 1972 et 3,3% pour la Tunisie dans la même période». Pierre Judet écrivait dans le même mensuel de février 1979 : «L’Algérie est devenue le pays le plus développé d’Afrique après l’Afrique du Sud… et qu’en moins de vingt ans l’Algérie a pris rang parmi les puissances économiques dont il faut tenir compte en Méditerranée.» A l’instar d’autres journalistes étrangers dont il serait fastidieux d’énumérer la liste ici, Claude Bourdet remarquait à son tour dans la revue française Témoignage chrétien du 4 au 11 décembre 1978 qu’«en 14 ans sous Boumediene, l’Algérie s’est développée, enrichie, elle a accru son influence et sa puissance dans le monde, une véritable transformation a eu lieu : rien ne la caractérise mieux que ce fait : le pays manque de main-d’œuvre dans de nombreux domaines». Grâce à une politique de désinstrualisation active qui ne pouvait que séduire ceux qui redoutaient un manque de débouchés pour leurs produits, où une concurrence à long terme de l’Algérie comme ce qui se passe actuellement pour la Chine dans le monde, les décideurs qui ont succédé à Boumediene ont pu faire de l’Algérie un pays plus consommateur que producteur et les industriels ont laissé la place aux commerçants de friperie. Mais prétendre que l’Algérie n’a rien fait depuis 1962, c’est faire insulte à tous ces citoyens qui œuvraient de manière anonyme à reconstruire une Algérie rendue exsangue par plus de sept années de guerre, qui n’avait presque plus de cadres, et qui aurait dû se développer de manière plus rapide si ses natifs européens n’avaient pas choisi d’aller vivre ailleurs au lieu de lui apporter leurs compétences. Oui, dire que l’Algérie n’a rien fait depuis 1962, c’est délivrer un diplôme d’incapacité aux Algériens et véhiculer par de tels propos de langage d’une frange racistes de colons qui prétendaient que «l’Arabe n’est bon à rien», ou qu’il fait «du travail arabe». Faut-il rappeler aussi que l’Algérie s’était pourvue à l’époque de Boumediene d’édifices conçus par des architectes de renommée mondiale comme le Brésilien Oscar Niemayer, ou le Français Fernand Pouillon, entre autres. Et si l’auteur de ces élucubrations se raccroche, à court d’argumentation sérieuses, au regard de Boumediene «qui faisait peur» ceux qui l’ont bien connu peuvent témoigner que son regard impressionnait parce qu’il semblait vous scruter jusqu’au fond de l’âme ; j’ajouterai qu’on verrait mal un chef d’Etat ou un officier diriger ses hommes avec des œillades ou des regards dangereux. Le même auteur attribue dans sa superbe ignorance à Boumediene des faits qui se déroulaient à l’époque de Ben Bella, ce dernier déclarant dans un meeting le 12 janvier 1964 : «J’vous préviens que nous allons fusiller», ou encore, «il n’y a pas plus de cent prisonniers politiques», ( le Monde des 2 et 3 septembre 1964). Rien qu’au début de l’année 1964, trois cents chômeurs étaient arrêtés à Oran ( le Monde 9 janvier), la ville ayant changé quatre fois de préfet en dix-sept mois. Des manifestations analogues se produisaient à Constantine, Annaba, Sétif, et Mohamed Harbi, alors directeur de Révolution africaine, fustigeait l’attitude des syndicats «qui se sont conduits comme un appareil de l’extérieur». En juillet 1964, il y avait cinq exécutions capitales suivies de cinq autres au mois de septembre de la même année, ordonnée par des tribunaux d’exception. Après le 19 juin, Bachir Boumaza, ministre de l’Information, annonça à la presse étrangère que 1 400 prisonniers dans les géôles benbellistes avaient été libérés. Boumediene ne voulut jamais exécuter ceux qui avaient participé à la tentative de putsch avortée ou à une tentative d’assassinat contre sa personne en 1968. Evoquons le problème de la corruption qui est un phénomène inhérent à tous les Etats du monde et ceux qui savent se documenter n’ignorent pas les scandales qui eurent lieu, de l’autre côté de la Méditerranée sous les IIIe, IVe et Ve République et aussi ceux qui produisirent à l’époque de «l’Algérie de papa» pour ne pas dire le «Grand Maghreb de papa». Reste à savoir pourquoi cette corruption prit des proportions effrayantes dans notre pays alors qu’à l’époque de Boumediene, elle ne dépassait pas 25%, d’ailleurs, celui-ci se proposait de dénoncer ses effets lors du congrès du parti qui devait se tenir après sa mort, en voulant confier ses dossiers à des tribunaux populaires formés de simples citoyens. Malheureusement, ce congrès qui se tient en 1979 prit une toute autre orientation au grand soulagement de certains. Le rapport de la Banque mondiale de février 1991 nous apporte quelques éclaircissements en constatant : «Avant la restructuration de 1982, la Sonatrach avait pu mettre en place un service d’audit interne qualifié grâce à l’assistance de sociétés d’audit étrangères, ce service comprenant 30 vérificateurs complètement formés dont le rôle était entre autres d’effectuer les vérifications des gros contrats clés en main des filiales pétrolières et des opérations conjointes avec des sociétés dans la domaine de l’exploration et de la production. Toutefois, ce groupe s’est depuis lors considérablement désagrégé à la suite du départ d’une grande partie du personnel vers les sociétés issues de la restructuration de la Sonatrach et sur d’autres entreprises extérieures au secteur ayant eu besoin du concours d’experts financiers ayant des compétences rares. En conséquence, le groupe restant n’effectue plus que des audits ad hoc sur la demande de la direction au lieu de réaliser un examen systématique des opérations et des systèmes de la société. De plus, son efficacité est quelque peu limitée du fait que ce groupe rend compte au directeur financier au lieu du directeur général ou encore à un conseil d’administration quand il sera mis en place.» Autrement dit, on aura compris que le système d’audit interne à Sonatrach qui existait durant les années 1970 avait disparu, que ces audits ne seront réalisés que quand le directeur financier en manifestera la volonté, ce qui lui permettait de les oublier durant des années. Bonjour l’opacité, et adieu à la transparence ! On aurait souhaité également que les députés ou les partis interpellent les gouvernements des années 1980 sur le scandale des menkers et des méthaniers qui disparurent mystérieusement sans que cela n’émeuve personne. D’une flotte de tankers ultra-modernes qui atteignait à la fin des années 1970, 1 079 700 tpl (d’après la revue Pétrole et gaz arabes du 1er décembre 1981) il ne restait plus à la fin des années 1980 qu’un petit transporteur de produits pétroliers de 22 300 tpl (d’après la même revue du 16 novembre 1997. Sachant que le prix d’un tanker était alors de 38 millions de dollars, qu’il avait une durée de vie d’au moins vingt ans et qu’on les avait vendus en catimini ou pris alors qu’ils n’avait même pas dix années d’âge et qu’on aurait pu les transformer aisément en bateaux de marchandises dans le cas où il n’y aurait plus eu de pétrole à transporter, on aurait vraiment souhaité entendre la voix de certains à ce moment-là. Quant à la dette laissée par Boumediene en 1978, elle était de 12,9 milliards de dollars (somme qui avait servi à acheter des biens d’équipement pour les usines et donner du travail aux gens) alors que toujours d’après le rapport de la Banque d’Algérie, celle laissée par Chadli atteignait 27,7 milliards de dollars, ce qui en clair signifiait qu’on avait doublé la dette laissée par Boumediene en dépit de revenus pétroliers importants 145 milliards de dollars, dont avait bénéficié le régime Chadli, alors que celui de Boumediene n’avait eu que 28 milliards. Le ratio service de la dette-exportation atteignait à la mort de Boumediene 20% seulement, alors qu’en 1988, il atteignait 76,9%, sachant que ce ratio exprime le degré de solvabilité de l’économie nationale et que le seuil critique commence quand il atteint 30%. Mais le peuple algérien avait pu acheter grâce au programme «antipénurie » toutes les saletés dont différents pays étrangers voulaient s’en débarrasser. L’auteur de ces élucubrations a dû avoir été victime des «mirages sahariens» quand il prétend qu’à l’époque de Boumediene on importait «des voitures Tchilougui russes, des Polski, des Zastava yougoslaves et des Dacia roumaines «il n’y eu jamais à l’époque de Boumediene que des R16, des quatre L, des 403, des Wolswagen, des Fiat. Les Algériens pouvaient également s’enorgueillir de fabriquer des camions Berliet à un prix abordable (1 dinar égalait un franc et vingt centimes) en effet le taux d’intégration était de 70 à 80%, ce qui signifiait que les pièces étaient fabriquées dans cette proportion en Algérie (voir à ce sujet l’article de Daniel Jinqua dans le Monde du 3 janvier 1979). Mais restons-en là, car nous l’avons dit, nous n’entendons guère entrer en polémique avec des personnes qui connaissent aussi peu l’histoire de l’Algérie, les ragots, chacun peut en faire autant qu’il lui en plaira sans jamais avoir une once de crédibilité. Ceux qui parlent ne savent rien et ceux qui savent se taisent. L’historien Albert Paul Lentin qui voyait en Boumediene «un colonel adoré de ses hommes» portait sur lui ce jugement. «Boumediene, écrivait-il, est sans doute le plus mûr, le plus réfléchi, le moins rhéteur-acteur des dirigeants du FLN. ( Historia Magazine n°311, p. 2377).Il semble néanmoins que le fantôme de Boumediene fasse encore bien peur, vu la hargne d’une petite poignée de détracteurs, mais n’en déplaise à des esprits chagrins, Boumediene demeure pour la majorité des Algériens – ainsi que l’écrivit Jean Lacouture, auteur de biographies célèbres sur de Gaulle ou Mitterrand – «l’un des chefs d’Etat des plus originaux et des plus compétents du tiers-monde».
A. B.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/01/21/article.php?sid=129040&cid=41
21 janvier 2012
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