L’écrivain journaliste Arezki Metref s’entretient ici avec Boualem Sansal. Quand deux écrivains algériens se rencontrent, forcément ça ne peut donner qu’un bon entretien sur la littérature, l’Algérie… Le verbe sans concession et acide de Boualem Sansal est à lire absolument.
Le Soir d’Algérie : Avec Rue Darwin, votre dernier roman en date, êtes-vous totalement sorti de la fiction ou au contraire y entrez-vous plus que jamais ? Faut-il du courage pour se raconter ainsi ?
Boualem Sansal : Se raconter est toujours difficile, périlleux. On s’expose, on expose ceux dont on raconte la vie, on peut se mettre en difficulté avec eux. Mais Rue Darwin n’est pas une autobiographie, c’est une fiction, une vraie fiction. Il y a bien des ressemblances entre Yazid et moi mais c’est tout, nous sommes des personnes distinctes. Il serait trop compliqué pour moi de dire comment a été construit ce personnage, qui prend un peu de moi, un peu d’une autre personne, réelle elle, dont je n’ai pas voulu parler dans le roman. La famille de Yazid, celle de la rue Darwin, n’est pas ma famille. J’ai vécu à la rue Darwin moi aussi mais je n’ai pas de sœurs, et mes frères (au nombre de trois) ne ressemblent en rien aux frères de Yazid (Nazim, Karim, Hédi, eux aussi des personnages de fiction, empruntant à des personnes réelles). Yazid est un personnage qui gardera son mystère puisque j’ai choisi de ne pas parler de la personne qui l’a inspiré. Ceci étant précisé, le reste est bien réel. Djéda, sa tribu et son étrange empire sont une réalité que je crois avoir décrite avec justesse. Ce monde a disparu, il a été démantelé au moment de l’indépendance et transféré sous d’autres cieux, voilà pourquoi j’en parle avec une certaine liberté. J’ai à peine changé quelques noms, au cas où certains seraient en vie et pourraient être choqués par mes propos. Les hasards de la vie ont fait que la trajectoire de ma famille a croisé la trajectoire de la galaxie Djéda. Trois années durant, après la mort de mon père et la séparation d’avec ma mère, j’ai vécu dans cette galaxie, c’était un monde étrange peuplé de gens étranges. Daoud, Faïza et d’autres encore dont je n’ai pas parlé dans le roman ont eu des destins exceptionnels. Chacun mérite un roman à lui seul. Comment raconter cette histoire a été un challenge pour moi. Racontée de mon point de vue, l’histoire aurait été sans intérêt, elle ne m’aurait pas permis d’aborder les questions qui m’agitaient et dont je voulais traiter dans ce roman : la question de l’illégitimité, la question de la norme sociale qui, en s’imposant, détruit toute construction et toute hypothèse qui lui seraient contraires, la question du devenir des tribus arabes et berbères lorsque la colonisation a commencé à modifier de fond en comble leur environnement symbolique, économique, social, juridique, la question de la « nouvelle colonisation »que le régime nous a fait subir au lendemain de l’indépendance et son impact sur l’imaginaire du peuple qui depuis vit dans la frustration et la honte de s’être laissé déposséder de son bien le plus précieux, la liberté, etc. Il me fallait un personnage plus riche, mieux imbriqué dans ces questions. Yazid répond bien, de mon point de vue, au cahier des charges : il est, ou serait l’héritier d’une vieille et puissante tribu, il est ou serait illégitime, il est largué par l’histoire post-indépendance comme il a été largué durant la période coloniale, il est culturellement fait de bric et de broc, il emprunte à l’un et l’autre univers.
L’histoire de Djéda résume métaphoriquement un peu celle de l’Algérie. Quelle est-elle ?
On découvre qu’écrire l’Histoire est une chose infiniment compliquée. C’est comme raconter une opération magique, on peut décrire ce que nous voyons avec nos yeux, mais nous ne pouvons pas, et sans doute le magicien aussi, dire comment la magie opère. Connaître les faits historiques et les agencer dans une chronologie ne suffit pas, il faut encore ce quelque chose de mystérieux qui les agglomère et en fait l’Histoire, une chose vivante qui nous nourrit comme individu et comme collectif et implante en nous le sentiment d’appartenance à la communauté. Sans l’Histoire, il n’y a pas de lien, pas de patriotisme, pas de sacrifice pour son pays, il n’y a que l’intérêt personnel et la jouissance immédiate. L’Histoire de l’Algérie a toujours été, depuis l’Antiquité, écrite par les autres, les Romains, les Byzantins, les Vandales, les Arabes, les Turcs, les Espagnols, les Français, et tous nous ont traités dans leur Histoire comme si nous n’existions pas, comme si nous étions une race disparue ou vouée à la disparition, ou au mieux comme si nous étions une partie congrue d’eux, des bâtards. Et lorsque, enfin, nous sommes maîtres de notre destin, donc en mesure d’entrer dans notre Histoire et de la poursuivre, des gens, nos chefs autoproclamés, incultes et complexés, ont décidé de nous inscrire dans une Histoire qui n’est pas la nôtre, ils font comme s’ils avaient honte de notre identité, de notre histoire, comme si nous étions réellement des bâtards. Le besoin d’être vus comme appartenant à une race soi-disant supérieure, une race élue, quitte à renier sa propre identité, a causé bien des drames au cours du temps. Dans Rue Darwin, ces questions sont sous-jacentes au questionnement de Yazid qui s’interroge sur sa propre origine, son devenir ? Il finit par savoir mais le mal est si profond qu’il décide de quitter le pays. Il est trop tard pour lui, il est célibataire, n’a pas d’enfants, il n’a donc rien à construire, rien à reconstruire, rien à léguer. Il est difficile, impossible même de rattraper son Histoire si toute sa vie on a vécu dans l’ignorance de cette Histoire. Vivre dans le pays qui vous nie dans votre identité est intolérable, même et surtout si c’est votre pays et celui de vos ancêtres. Autant vivre ailleurs et endosser l’Histoire de cet ailleurs… s’il veut bien de vous.
Vous êtes connu et apprécié en tant qu’écrivain en Europe et décrié, péjoré, boycotté en Algérie. La collision de votre œuvre avec les gardiens du dogme nationaliste rappelle, d’une certaine façon, l’accueil fait en 1952 à La Colline oubliée de Mouloud Mammeri, accusé par les intellectuels nationalistes de ne pas être un canal de propagande du militantisme nationaliste. Comment analysez-vous cette hostilité ?
C’est une réaction normale. Le premier réflexe de toute communauté est de rejeter celui qui vient lui dire des choses qui la dérangent dans ses certitudes ou dans son sommeil. Lorsque, en plus, le « dérangeur » s’exprime à l’étranger, devant des étrangers, la communauté se sent mal. « On lave son linge sale en famille », me dit-on. Les gens sont naïfs ou font semblant de l’être. Depuis quand peut-on s’exprimer librement à Alger ? Ceux qui disent qu’il faut que les choses restent entre nous, ou qui vous disent qu’on peut s’exprimer librement dans le pays, sont les premiers à vous refuser la parole le jour où, les prenant au mot, vous venez leur parler de ce qui ne va pas dans leurs affaires. C’est un mystère, les gens adorent jouer les gardiens du temple, les G.A.T comme je les appelle dans Poste restante Alger. Ça leur donne bonne conscience. Pour certains, l’affaire est simple, elle est sordide, c’est une façon pour eux d’envoyer un message à Qui-de-droit pour lui dire : Regardez, maître bien-aimé, nous vous sommes fidèles, nous défendons votre enseignement, nous avons crucifié le mécréant, le contre-révolutionnaire, ou l’antinational (selon la période et l’idéologie de Qui-de-droit). D’autres relèvent de la psychiatrie, ils font une fixation morbide, qui se veut parfois polie et intelligente, sur ce Boualem Sansal qui dit tout haut ce qu’ils pensent tout bas. D’autres sont tout bonnement des gens qui s’ennuient, ils ont besoin de parler, d’écrire, de papoter avec leurs amis, il leur faut une tête de Turc pour se donner l’illusion qu’ils sont forts. Il y a aussi des gens qui font de vraies critiques mais ils n’y croient pas eux-mêmes, ils aiment seulement porter la contradiction. C’est compliqué, ces choses. Mais c’est intéressant, il est bon de savoir dans quelle société on vit. Ce n’est pas la joie de faire le rabat-joie dans un pays de certitudes et de faux-semblants. Chez nous, en Algérie, il vaut mieux être maquignon qu’écrivain, c’est sûr.
On sait votre attachement à l’Algérie mais pas à celle façonnée par l’unanimisme niveleur du parti unique. J’ai envie de vous demander de me décrire l’Algérie que vous aimez.
Pour paraphraser un écrivain illustre, lui aussi très dénigré en Algérie, un certain Camus, un compatriote de Belcourt, je vous dirai que j’aime l’Algérie comme on aime sa mère. Qui se demande pourquoi et comment il aime sa mère ? Il l’aime, c’est tout. C’est tout le mystère de l’amour, il dépasse les mots et les contingences. Mais nous sommes pluriels, on est l’enfant de sa mère, on est aussi le fils de son pays et comme tel je voudrais que mon pays soit grand et fort, respectueux et respecté, intelligent et modeste, doux et têtu quand il faut l’être. Je me pose souvent la question : quelle belle part notre pays a-t-il apportée au monde ? Pas grand-chose, hélas. Un petit pays tout montagneux comme la Suisse a infiniment plus donné à l’humanité que nous, dans tous les domaines, la science et la technologie, la philosophie et les arts, le commerce et l’industrie, et dans tant d’autres domaines. A part les discours creux et les rodomontades de kasmas, qu’avons-nous produit depuis l’indépendance ? Rien, nous avons gaspillé du temps, dilapidé de l’argent et noyé le poisson. Les GAT dont nous parlions tout à l’heure ont fait fuir à l’étranger tous ceux qui parmi nous pouvaient faire briller le nom de notre pays dans le monde. Nos savants et nos artistes se sont tirés en vitesse, ils sont en Europe et aux Etats-Unis, ils contribuent à la réussite de leurs nouveaux pays, on ne voulait pas d’eux ici, ils dérangeaient les analphabètes, les minables, les parvenus qui nous gouvernent. Maintenant, on nous dit que l’Algérie est en paix, qu’elle est bien gouvernée et qu’elle a plein d’argent. C’est bien, mais que faisons-nous pour le monde et pour nous-mêmes avec cette paix retrouvée, ces montagnes d’argent facilement gagné et cette si magnifique gouvernance ? Voyez-vous quelque succès à me citer ? Une découverte quelconque, une petite invention, un prix Nobel de la paix, une nouvelle théorie de la matière, une avancée politique à la Mandela, à la Gorbatchev… ?
Vous portez un regard acide sur l’histoire de ce pays. Aucun tabou ne semble vous inhiber ?
Soyons sincère, notre histoire est l’histoire d’un peuple soumis, qui subit et se tait, elle est l’inventaire de nos échecs et de nos lâchetés. Où sont les pages qui disent nos succès et nos avancées ? Je ne les vois pas. Je ne comprends pas qu’un peuple qui a fait une si longue et si meurtrière guerre pour se libérer du colonialisme accepte la situation indigne dans laquelle il a été jeté depuis l’indépendance. Nous sommes en 2012, c’est toute une vie passée dans le silence et la peur. Les gens regardent leur pays se faire piller du matin au soir et ne disent rien, ne font rien. Ils regardent leurs enfants se jeter dans la harga et mourir en mer et ne disent rien, ne font rien. Ils se font humilier chaque minute de chaque jour par une administration arrogante et une police qui se croit la conscience du pays et ne disent rien, ne font rien. Comment voulez-vous avoir un regard épanoui sur l’histoire de ce pays. Le monde entier nous regarde avec mépris, il se demande si les Algériens d’aujourd’hui sont bien ceux de 1954. Les Tunisiens, les Marocains, les Égyptiens, dont nous nous moquions volontiers, ont entamé leur marche vers la liberté et la dignité et que faisons-nous de brillant ou d’utile ? Rien, nous courbons un peu plus le dos et nous nous en prenons à ceux qui viennent nous dire que notre situation n’est pas saine. Comment est-ce possible que les gens osent encore se regarder alors que le monde entier se révolte contre l’ordre ancien, contre les injustices, contre la dictature qu’elle soit policière, financière ou religieuse. Pour ce qui est du tabou, je n’en ai pas et donc je n’ai pas d’inhibition. C’est aussi que je me suis donné quelques bons maîtres, Voltaire, Kateb Yacine. Ceux-là en particulier n’avaient pas la langue dans leur poche. Ils disaient ce qu’ils pensaient. La seule chose qu’ils s’interdisaient, c’était de dire ces choses sans art.
Entretien réalisé par Arezki Metref
Poil à gratter
Ce qui déroute la bien-pensance chez Boualem Sansal, c’est qu’il ne désigne pas un fauteur de régression caricaturé, un bouc émissaire qui porterait toutes nos forfaitures : le Pouvoir, l’Etranger, etc. Même si la conspiration est de l’ordre du possible, la régression vient d’abord de nous, être collectif national au parcours cahoteux, bon et mauvais à la fois, diable et bon Dieu enchevêtrés, soumis et rebelle selon le temps qu’il fait. C’est nous, voilà ce qu’il nous dit. Ce n’est pas l’autre. Evidemment, avec cette obstination à aller droit au but, à ne pas dribbler au profit de telle ou telle force, avec cette aisance à se débarrasser des tabous, il ne peut plaire à une classe politique et intellectuelle pétrifiée dans la grégarité et le pavlovisme. On le lui fait savoir à qui mieux mieux. Tout cela fait de Boualem Sansal l’un des écrivains algériens le plus talentueux de tous les temps mais aussi, et surtout, un digne continuateur de Kateb Yacine dans l’art de s’exposer en exposant ce qu’il y a de plus profondément perturbé dans notre identité collective, si tant est qu’elle existe. Rarement écrivain aura été aussi fustigé et rarement aussi il aura autant récidivé, convaincu de la nécessité de dire quoi qu’il en coûte. Son dernier roman, Rue Darwin (Gallimard), pose dans le style onctueux qui est le sien, la question de l’illégitimité. Au-delà du destin des personnages emblématiques d’une Algérie chavirée dans son histoire, c’est justement de ce qui fait l’identité d’un peuple et d’un individu dont il s’agit. Boualem Sansal confirme avec ce roman son rôle de poil à gratter mais authentique, prenant des risques, touchant au saint du saint.
A. M.
21 janvier 2012
Histoire