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«Il faut démystifier et démythifier l’acte de s’immoler»

21 janvier 2012

Contributions

Soirmagazine : ENTRETIEN
Mme FATIMA-ZOHRA DELLADJ-SEBAÂ, PSYCHOLOGUE, EXPERT AU COMITÉ AFRICAIN DES DROITS ET DU BIEN-ÊTRE DE L’ENFANT À SOIRMAGAZINE
«Il faut démystifier et démythifier l’acte de s’immoler»

Entretien réalisé par Amel Bentolba
Nouveau phénomène en Algérie, le suicide par immolation par le feu ne cesse de faire des victimes. L’année dernière, une soixantaine de personnes ont été admises à hôpital d’Oran après s’être immolées par le feu. La majorité d’entre elles sont mortes. Ce geste est souvent précédé d’une colère motivée par l’injustice sociale. Mme Fatima-Zohra Delladj- Sebaâ, psychologue, nous apporte son éclairage sur la question.
*Soirmagazine : Depuis quelques années, on assiste à un nouveau mode de protestation : celui de s’immoler par le feu. On parle d’un moyen «comme un autre» de se suicider, qu’en pensez-vous ?
-Mme Fatma-Zohra Delladj-Sebaâ :
 Tout acte commis par une personne revêt un sens qu’il s’agit de décoder. Les suicides et les tentatives de suicide sont des passages à l’acte de personnes ne trouvant pas d’autres solutions pour faire entendre leur parole à autrui, à la famille, à l’Etat ou à la société tout entière. L’immolation s’inscrit plutôt dans cette dernière catégorie : c’est un message public lancé à toute la société. Contrairement à une idée trop largement partagée, l’immolation ne se fait pas exclusivement par le feu. On peut s’immoler par le feu, l’eau, le bois ou d’autres moyens connus dans les pratiques sacrificatoires de plusieurs civilisations. Mais pour le cas de l’immolation par le feu et l’immolation par l’eau en Algérie, il existe une identité linguistique : dans les deux cas il s’agit de brûlure, le mot harga en arabe signifie «brûler » et harrag «brûleur». Et l’immolation par l’eau, la harga, a précédé de longtemps l’immolation par le feu en Algérie. A côté de ces deux conduites, que se partagent les pays du Maghreb, on peut ajouter, pour le cas de l’Algérie, l’apparition récente des pratiques scarificatoires. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’en interchangeant les lettres a et c scarificatoires devient sacrificatoires. Toutes ces conduites, en l’occurrence l’immolation, la harga ou la scarification, constituent une forme de ritualisation du sacrifice. Un sacrifice de soi pour interpeller autrui, un sacrifice individuel pour alerter le groupe, un sacrifice d’une personne pour interpeller la société. L’immolé tunisien qui a reçu une gifle d’un agent de police et l’immolé algérien qui réclame un logement, le harrag marocain qui rêve d’un château en Espagne et le harrag libyen qui fuit des bombardements ou le chaos social, ne sont pas à mettre dans le même sac : ils sont inégalement imprégnés de valeurs culturelles, morales, politiques ou sociales, même si elles sont considérées d’emblée comme communes ou supposées partagées par les jeunes générations des sociétés maghrébines. Elles sont surtout le produit ou la quintessence d’un contexte social et politique qui génère ses propres pathologies sociales. Il suffit de se remémorer la devise des harraga algériens «yakoulni el hout oua mayakoulnich eddoud» qui signifie «Je préfère être plutôt dévoré par les poissons que par les vers». Ces jeunes tenant les murs (les hiatta), dans des quartiers maussades et aux horizons qui leur semblent bouchés, ne rêvent que de partir. C’est pour cela que le départ est d’abord la recherche du vivre. Toute conduite dite pathologique ou à risque a son histoire propre et engage des significations multiples parfois difficiles à démêler. La culture, les trajectoires familiales et individuelles, les ressentis, le contexte sociopolitique, jouent bien évidemment un rôle décisif dans ces conduites et dans leur forme d’expression.
*Peut-on qualifier ce geste d’acte courageux ?
La notion de courage est relative, et il ne faut surtout pas la charger de moralité ou de positivité. Le contenu sémantique admis de la notion de courage est une fermeté ou une force de caractère qu’on exprime, par différents moyens, devant le danger, la souffrance ou toute situation difficile à affronter. Pris dans le sens étymologique du terme, on peut parler, pour le cas de l’immolation, de geste ou d’acte «courageux». Surtout quand on sait que le mot courage est une dérivation ancienne de cœur, ce qui signifie que nous nous trouvons dans un état de subjectivité.
*Y a-t-il une part de conscience de la part de ceux qui passent à l’acte de s’immoler ?
Dans quel état d’esprit sont-ils ? Il faut d’abord admettre que l’acte de s’immoler, ou de se suicider en général, n’est pas un acte uniforme. Il est aussi divers et aussi varié que les raisons ou «les états d’esprit» qui y mènent. Et bien évidemment les niveaux de conscience sont à la fois différents et inégaux. Ils peuvent aller de l’acte délibéré et volontaire à un état d’inconscience de nature pathologique. Il existe bien des cas de désespérance extrême ou encore des malades mentaux, des psychotiques qui attentent à leur vie. Dans ce dernier cas de figure, cet acte se trouve banalisé à l’extrême.
*La majorité des personnes ayant eu recours à l’immolation avaient agi pour, semble-t-il, «attirer l’attention des autorités sur leur situation socioprofessionnelle», mais pourquoi un moyen aussi extrême ?
Il s’agit de rites de fabrication du sens qui ne trouvent souvent leur réelle signifiance qu’après le passage à l’acte ou son aboutissement : le harrag qui arrive sur l’autre rive de la Méditerranée considère qu’il a bien fait de risquer sa vie. L’immolé par le feu qui obtient un logement ou un emploi après le passage à l’acte ne considère pas avoir agi pour rien et beaucoup de personnes de son entourage considèrent que l’issue de son acte désespéré n’est pas totalement négative. Il est arrivé à ses fins au lieu d’arriver à sa fin. Toute personne qui met son existence en danger frappe les esprits car elle témoigne de transgressions non admises par la société algérienne voire par les sociétés maghrébines : la double sacralité de la vie et de l’enveloppe corporelle. Mais ces conduites permettent d’éprouver le sentiment de sa nécessité personnelle, de la valeur et du sens de sa vie. Nécessité qui s’exprime de plus en plus fréquemment dans l’ensemble des pays du Maghreb et qui commence même à bénéficier d’une certaine visibilité médiatique. Quotidiennement, la presse algérienne rapporte des cas de harga, d’immolation mais les autres formes de tentatives de suicide par les procédés «habituels» ne sont plus autant médiatisées, ce qui est une manière de les banaliser.
*L’immolation est-elle un geste de fragilité psychologique ou effet de contagion ?
L’immolation comme toutes les conduites dites pathologiques, parfois appelées également, de façon atténuée, conduites à risque, ont pour particularité de concerner les jeunes générations en Algérie. Ces comportements désignent un ensemble de conduites hétéroclites qui ont pour point de partage l’exposition de soi à une possibilité de se blesser ou de mourir. «Une mise en jeu de soi, non pour mourir, bien au contraire, mais qui soulève la possibilité non négligeable d’y perdre la vie ou d’altérer les capacités symboliques de l’individu.» selon le mot de David le Breton dans La part du feu : anthropologie des entames corporelles. Parmi ces conduites dites pathologiques, on admet volontiers, la toxicomanie, l’alcoolisme, les tentatives de suicide, l’excès de vitesse, les troubles alimentaires, la prostitution, voire les fugues de mineurs existant dans différentes sociétés, mais l’immolation par le feu, la harga et les scarifications restent les conduites les plus récentes en Algérie où elles sont diversement lues et interprétées, notamment pour la première, l’immolation par le feu, qui est considérée comme une atteinte à la vie, religieusement interdite car elle entame la sacralité réservée au domaine du divin, puisque seul Dieu est censé donner ou ôter la vie. Dans le cadre de cette grille de lecture, on admet volontiers la thèse de la fragilité psychologique.
*S’il s’agit tout simplement d’un nouveau moyen de suicide, l’escalade est-elle à craindre ?
C’est le côté public et spectaculaire qui est recherché dans l’acte d’immolation, car quelqu’un peut attenter à sa vie dans la solitude et l’anonymat complet. Y compris en s’immolant par le feu dans un endroit désert et isolé. Mais c’est rarement le cas. Il s’agit donc d’un «nouveau» ancien moyen de «tentative» de suicide qui offre une plus grande visibilité et une plus grande lisibilité puisqu’on en parle davantage. Dans la volonté de frapper les esprits «plus et plus vite», le recours à l’immolation par le feu peut connaître, en effet, une certaine généralisation, puisque les groupes sociaux sont connus pour intégrer et partager, consciemment ou non, plusieurs formes de mimétisme.
*Les spécialistes (psychologues, sociologues) se sont-ils penchés sur ce phénomène de l’immolation ?
Il existe de nombreux travaux et depuis fort longtemps sur les pratiques sacrificielles dans les civilisations anciennes. Chez les Mayas et les Incas par exemple, l’immolation était chose courante et a attiré l’attention des spécialistes de ces périodes. Des travaux plus récents ont été menés par des anthropologues occidentaux sur des tribus africaines ou d’Amérique latine. Le phénomène et son étude ne sont donc pas nouveaux. Ce qui est relativement nouveau c’est sa fréquence par la multiplication des cas. Dans l’histoire récente de l’Algérie, on peut sérier nombre de cas déjà à l’époque coloniale et certaines chroniques les font remonter même plus loin. Seulement, les moyens d’information et surtout les modes de réception sociale ont évolué. Les moyens de communication modernes donnent plus de visibilité à certains phénomènes sociaux et parfois se substituent même à ceux qui sont censés les réfléchir, en l’occurrence les sciences sociales et humaines. Et c’est, entre autres, la raison pour laquelle les travaux de ces disciplines sur l’immolation en Algérie, dans ces nouvelles formes de manifestation, restent parcellaires. Il existe des réflexions ou des études localisées sous forme de projets de recherche ou de thèses universitaires, mais une véritable prise en charge méthodologique et théorique à l’échelle sociétale fait, malheureusement, encore défaut pour toute une constellation de raisons que nous ne pourrons pas développer ici.
*Y a-t-il des caractéristiques spécifiques aux suicidés par immolation ?
Les conséquences physiques dans le cas de l’immolation par le feu sont beaucoup plus importantes. Même quand il survit, un brûlé du troisième degré traînera des séquelles irréversibles. Ce qui ne va pas sans compliquer beaucoup plus les traumatismes consécutifs à toute tentative de suicide. Un suicidant qui ne conserve aucune trace physique ne survit pas à son acte de la même manière que celui qui se trouve complètement défiguré et parfois même handicapé. Les mécanismes de vulnérabilisation s’en trouveront plus aggravés et à la fragilité psychologique qui caractérise les prédispositions au suicide se surajoutent les complexifications afférentes aux déformations de l’enveloppe corporelle et à l’altération de l’image de soi.
*Ceux qui y survivent s’en sortent-ils sur le plan psychologique?
On ne survit pas impunément à une tentative de suicide, quelle que soit sa forme. Mais comme je viens de le préciser, le cas de l’immolation par le feu complique la prise en charge tant sur le plan physique que psychologique. Non seulement parce qu’il exige des moyens matériels et médicaux qui font souvent défaut dans nos hôpitaux mais aussi parce qu’il alourdit le quotient pathologique et accroît les exigences de cette prise en charge, notamment quand on sait qu’un personnel de soutien et d’accompagnement spécialisé dans ce type de prise en charge fait drastiquement défaut dans notre système de santé.
*La réaction des proches de celui qui s’immole est-elle la même que celle ressentie lors du suicide d’un proche utilisant les moyens connus (médicament, pendaison…) ?
Dans tous les cas de figure, la tourmente des proches est présente. Ce qui spécifie, cependant, l’acte de s’immoler c’est la symbolique liée au feu et qui fait référence au châtiment suprême qu’est l’enfer. Se brûler vif c’est d’une certaine manière se vouer aux géhennes. C’est aussi, comme je l’ai précisé plus haut, s’exposer à des dégâts irréparables laissés sur le corps. Des dégâts indélébiles qui seront toujours présents et surtout toujours visibles, rappelant, ainsi, à tout moment et à tous la violence et la dureté de l’acte.
*Pensez-vous qu’il est nécessaire de comprendre le recours à l’immolation pour mieux agir ?
Toute action, tout comportement a besoin de réflexion et de compréhension. Quand les signes précurseurs ou annonciateurs d’un recours éventuel à une tentative de suicide, quelle que soit sa forme, apparaissent, il y a tout un travail de prévention et de «désamorçage» qui doit commencer. Un travail de communication et de «collaboration» avec le suicidant potentiel peut s’engager sur la longue durée sans qu’à ce moment le moyen auquel il va recourir ne soit déjà pressenti ou présagé. Le recours à l’immolation au lieu d’une autre forme ne peut être interprété et dans une certaine mesure «compris» qu’après coup. Et c’est précisément pour cela que tout le travail d’anticipation doit prévenir afin de contenir le passage à l’acte.
*Y a-t-il une nécessité à former une équipe soignante pour une meilleure prise en charge des suicidant par immolation ?
Des équipes spécialisées de soutien et d’accompagnement sont un maillon décisif dans la chaîne de la prise en charge. Pour le cas de l’immolation, comme pour d’autres pathologies, des équipes pluridisciplinaires et des équipements spéciaux sont nécessaires. Les immolés sont acheminés vers les services des grands brûlés et traités avec le même personnel et dans le même environnement que des accidentés du travail. Les soins médicaux sont bien évidemment nécessaires et font souvent appel aux mêmes procédés pour les uns et pour les autres, mais il est tout aussi évident de souligner que l’approche clinique doit être tout à fait différente. Et c’est précisément pour cela qu’un cas d’immolation ne saurait se réduire à un acte médical strictu sensu.
*Un dernier mot ?
Il s’agit de démystifier et de démythifier l’acte de s’immoler. Il n’est ni plus ni moins chargé psychologiquement, socialement ou politiquement que n’importe quel autre forme de tentative de mettre fin à ses jours face aux difficultés vécues. Nous nous trouvons face à un mal-être tant individuel que sociétal qui s’exprime souvent avec brutalité sous forme de demandes et d’appels. Dans ces conditions, il est à la fois important et urgent de réfléchir judicieusement et à plusieurs niveaux aux réponses appropriées à apporter à toutes ces demandes, à tous ces appels et à toutes ces détresses.

Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/01/21/article.php?sid=129018&cid=52

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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