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Voxpopuli : Le planteur de queues de chèvres

18 janvier 2012

Contributions


Le silence, cet abîme imprenable envahit le petit hameau et l’esprit du derviche du douar. Le silence est brisé par la cohue engendrée par le souk à chaque fin de semaine, les cris des quelques marchands, les bêlements et les braillements des ânes se mêlent pour remplir l’espace. 
Le Derviche s’abreuve de cette animation, il traverse la placette d’un pas lent, il passe d’étalage en étalage, il regarde les gens, admire les rares ustensiles que proposent ces commerçants venus des villes voisines. Il prend soin de ne bousculer personne, de ne contrarier ni les voyageurs ni les gens de la cité. La discrétion dont il fait montre oblige tous les habitants du hameau à le respecter. Derviche n’ayant aucune notion du temps sauf peut-être une abstraction du présent, du passé et du futur qui se confondent dans un mouvement continu sans début, sans fin. Un mouvement où les unités, les dizaines et l’incalculable ne font que donner au vague une vague forme dans cette incommensurable partie où les aiguilles calendaires s’entrechoquent afin de situer une partie de l’éternité qui englobe et l’espace et l’esprit. Le derviche n’a plus son esprit, son espace ne dépasse pas les contours du petit hameau où il passe le clair de son temps. C’est dans ce hameau qu’il vit, c’est dans cette bourgade de quelques maisonnées qu’il évolue parmi les siens. Il s’arrête un moment pour regarder, palper les objets exposés : les marchands ne disent rien ; il sait leur sourire, il sait être affable. Toujours placide, il traverse la placette tout en marquant une pause devant chaque éventaire. Il est innocent, enfantin dans sa sérénité, dans sa manière d’aborder la vie, dans son comportement avec les autres. Il continue sans mot dire son chemin ; il se rend chez l’unique boucher : il prend ce que lui remet depuis des mois ce brave qui ne prend pas ombrage et ne s’émeut point. Le derviche est content, il est heureux, il rentre chez lui en sautillant suivi du regard par les notables, le chef du douar et tous les riches de cette partie des confins du désert. Ils ont remarqué ses allées et venues le jour du souk : il est constant, il ne dévie jamais du chemin qu’il emprunte. Les mois passent, le derviche ne faillit aucunement au rituel hebdomadaire, il est à l’heure, il parcourt le même tracé sans la moindre faute. Le derviche sort de chez lui un sac à moitié plein sur le dos, une bêche, un râteau et un seau rempli d’eau. Le derviche se rend au centre de la placette suivi de notables spectateurs, taquins comme souvent, ils lui posent la question à laquelle il ne répond pas, pas dans l’immédiat. Ils le voient creuser, bêcher, passer le râteau, s’échiner, ramasser un à un les petits cailloux. La terre est meuble, elle est béante, attentive à tous les gestes de cet homme dont le front en sueur l’abreuve. La terre s’ouvre généreuse, elle se donne en offrande à la fécondation ; elle est toute chaude, humide et houri pour cet homme qu’elle sent. L’insémination se fait attendre, elle est impatiente et le prouve en lançant ses vapeurs langoureuses à la face du derviche. Elle l’entoure de lancinantes flèches odorantes, envoûteuses et pleines de promesses. La terre, cette terre des confins du Sahara est fin prête, elle attend de recevoir onction et le noble infère qu’elle allaitera de son sein. Déception, le derviche vide le sac, les notables éclatent de rire : ils le traitent de fou. Notre ami ne réagit point aux acerbes taquineries. Le derviche plonge plus profondément dans son silence, dans l’univers de calme et de sérénité conçu par son propre vouloir : il n’entend rien car sourd autant qu’il le veut à cela rien n’est impossible. Les railleries ne le touchent aucunement, il est dans cet espace sur une orbite dont les lois échappent au commun des mortels. Il vogue, il est dans son élément, dans l’abîme des strates, dans les limbes profondes et les écumes. Il est l’aigle vertueux, la gazelle fragile et fine annonciatrice de l’aurore absolue. Le derviche est aux limites de son œuvre, accomplie malgré la vente des zéphyrs et des aquilons. Les notables soufflent sur la braise, ils désignent le fou à qui veut bien le voir, la foule grossit et la réprobation prend de l’ampleur. Parmi la foule, les plus zélés veulent attenter à l’ouvrage si l’intervention du sage du village n’a reconnu dans cette œuvre un certain message. Le carré bêché, aplani, amorti, affiné, nettoyé de toutes impuretés reçoit enfin l’onction suprême : il est couvert de queues, de belles queues de chèvres. Il se retire enfin, prend du tabac, se roule une cigarette, il l’allume, tire un bon coup, rejette la fumée et se tournant vers cette foule hétéroclite, il dit : «Que croyez-vous que j’ai planté ?» Le plus bravache répond : «Tu es fou, que crois-tu avoir planté ? Tu ne le vois pas ? Ce sont des queues, fou, et des queues de chèvres» Le fou aspire une autre bouffée de cette cigarette de thym, regarde ce grand dadais, aussi borné que les autres mais qui a reçu en prime un manque de discernement flagrant, l’intelligence lui fait défaut quand l’arrogance vénéneuse lui paralyse les sens empruntés à une linotte. Le derviche clame haut et fort que ce qu’il a planté n’est autre qu’un paquet de queues de chèvres. Il questionne l’assemblée qui l’entoure : «J’ai planté des queues qui germeront, qui monteront haut, qui grandiront par la volonté d’une passade du temps. Elles couvriront le ciel et toucheront les nuages de leurs cimes, elles feront de l’ombre aux futures générations, du fruit je ne peux m’avancer : je ne sais s’il y en aura.» Le derviche part comme il est venu dans le silence, le même silence qui l’a toujours poussé vers l’impalpable. L’immatériel est son monde, l’abstrait sa réalité et la prémonition un fait prophétique.
Miloud Chorfa

(Le monde ! tu le vois du bas ou du haut du palmier ?)

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À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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