Un coup de téléphone est-il un acte de gestion? Et le juge peut-il le prendre en considération et le sanctionner? La question mérite d´être posée au vu du nombre grandissant d´affaires judiciaires dans lesquelles les accusés, pour la plupart des gestionnaires du secteur public ou privé, déclarent: «Je n´ai fait qu´obéir à un coup de téléphone d´un responsable ou d´un personnage haut placé.»
C´est plus qu´un cas d´école. C´est un cas de conscience. Et pour les magistrats, c´est un vrai casse-tête chinois.
Un gestionnaire connaît très bien, généralement, la loi et les règlements. Il a reçu une formation pour cela. Et lorsqu´il est nommé à ce poste, on tient compte de ses diplômes et de son expérience. En général, les gestionnaires sont très pointilleux sur les détails: les circulaires, les instructions écrites, les décrets d´exécution, les notes de service motivées ou non, les modifications apportées par une simple note…Lorsqu´un administré ou un subalterne se présente devant eux, ils lui appliquent la loi dans toute sa rigueur; ils exigent des pièces administratives à la tonne. Ils les connaissent par coeur. Et très souvent, dans leur excès de zèle, ils en exigent d´autres et font trimballer l´administré de bureau en bureau. Chacun de nous a vécu ces moments de pure exaltation bureaucratique dans lesquels certains «gestionnaires» jouissent de faire aller et venir et poireauter dans les couloirs le pauvre administré.
Et le voilà, le tout-puissant bureaucrate, qui se met au garde-à-vous lorsqu´il reçoit un coup de téléphone d´un supérieur ou d´un personnage important du régime. «Ah! vous souhaitez que je vous donne 500ha, à mettre au nom de votre épouse. Mais, Monsieur, ce terrain de 500ha ne vaut rien. Il est mal situé. J´en ai un autre de 1500 hectares, qui est beaucoup mieux situé et qui vaut de l´or. Vous ne préférez pas ce dernier?» Et cet autre de dire: «Vous voulez un deux-pièces dans la cité Flen? Mais c´est trop peu un F2 dans cette misérable cité. J´ai des F5 dans une cité standing que nous venons juste de finir. Je vous le mets à votre nom? Ah! au nom de votre fils? Très bien, très bien. Je suis à votre service.» Et cet autre: «Vous voulez deux millions de dinars dans un sac poubelle? Mais j´en ai quatre millions sous la main, en petites coupures. Je vous les fais parvenir à domicile? Bien sûr. Bien sûr!»
Le juge est vraiment devant un dilemme. Qui doit-il sanctionner? Le gestionnaire indélicat ou l´auteur anonyme du coup de téléphone, même si l´accusé livre son nom au juge.
Un coup de téléphone est-il une pièce à conviction. Peut-on l´ajouter au dossier? Est-ce une preuve suffisante? Dans le cas de Khalifa, le coup de téléphone a été jugé comme étant une preuve suffisante, même s´il n´y a aucune trace sonore; dans les autres cas, on n´en tient pas compte. La manière dont le procès Khalifa a été mené, avec Moumen dans la peau du coupable désigné d´avance, la chose était simple. Mais comment faire avec tous ces auteurs anonymes mais tout-puissants, de coups de téléphone?
Le juge ne fait qu´appliquer la loi. Et la loi n´a pas prévu ces cas de coups de téléphone qui peuvent débloquer des situations et dénouer des affaires restées en suspens pendant longtemps. C´est au législateur qu´il appartient de légiférer pour adopter des lois adaptées à ces situations. Lorsque les experts étrangers, de passage à Alger, dénoncent le fort taux de corruption de notre administration, ils savent bien de quoi ils parlent. L´informel, l´évasion fiscale, la fraude, l´abus de biens sociaux sont autant de fléaux sociaux qui gangrènent le fonctionnement de nos institutions, qu´elles soient publiques ou privées et sont sources de sous-développement économique, de sous-développement mental, et de sous-développement tout court.
17 janvier 2012
Chroniques