Par Mustapha CHÉRIF
Toute vérité, y compris la Vérité révélée, est compréhensible si l’on raisonne
La cohabitation entre citoyens est fondée sur bien plus qu’une simple tolérance.
Jeûner, c’est se mettre en état de paix. A celui qui peut nous importuner, nous devons paisiblement répondre: «Je jeûne». Le concept de Paix en Islam est central, en plus d’être un des beaux noms de Dieu, Salam, dont l’importance est au moins égale à celle de Rahman, le Miséricordieux. C’est une culture de la paix à laquelle appelle, en premier lieu, le Ramadhan. Ce concept est directement lié au vivre-ensemble. Dans ce sens, la paix exige une reconnaissance de l’autre. Tout en précisant qu’il n’y a pas de paix sans justice. L’acte qui traduit cette orientation est celui du partage, qui doit s’effectuer de manière raisonnable. Accueillir la différence, à titre personnel, dans la relation humaine, doit se faire dans la plus grande des ouvertures. L’hospitalité est une vertu.
La responsabilité du musulman
Le concept de paix en Islam dépasse tous les autres: il est religieux, humain et culturel et au-delà. Les qualités du croyant, généreux, hospitalier, bon, convergent toutes dans le sens d’instaurer la paix vis-à-vis de soi, de l’autre et du monde. La Constitution de Médine mise en place par le Prophète, reflète le concept de paix et celui de l’accueil de la différence.
Ce qui définit, en priorité, l’identité des êtres dans la Cité n’est pas la confession, le culte ou la religion, mais la citoyenneté. En effet, la sécularité et les droits humains y sont affirmés. En Islam, le ciel n’écrase pas la terre: l’homme n’est pas ligoté de mille liens. La révélation laisse ouverts des espaces où la responsabilité du musulman peut et doit s’affirmer. Chacun de nous doit faire son examen de conscience.
A l’heure de la crise du comportement et de l’affaiblissement du lien social, rechercher des formes de solidarité et de cohabitation est un souci incontournable. La cohabitation entre citoyens est fondée sur bien plus
qu’une simple tolérance. Parfois, les aléas de l’Histoire ont compromis ces intentions et dénaturé ces références. La responsabilité en incombe aux hommes et non pas au Texte ni à son Messager.
La conduite du musulman, notamment durant le Ramadhan, au lieu de tomber dans des travers, devrait être façonnée par le concept de justice. L’insistance du Coran sur ce thème, son orientation constante, qui est de mettre l’accent sur la justice, sur l’équité, sur l’égalité, rendent les musulmans extrêmement sensibles à ces dimensions qui apparaissent comme premières dans les relations sociales.
Le caractère, l’esprit, le comportement des musulmans ne peuvent être que profondément marqués par l’impératif de justice. Un musulman n’est pleinement croyant que s’il applique la justice et l’équité. Etre un homme juste, voilà une donnée coranique d’une importance majeure. En droit, le monde de l’Islam est censé être le monde de la justice: Islam et justice sont théoriquement synonymes. La justice, selon le Coran, est participative de la piété: «La justice est proche de la piété.» Le Coran précise encore: «Dis: mon Seigneur prescrit l’équité», et encore: «Vous qui croyez, témoignez de l’équité: que la rancune contre un autre peuple ne vous vaille pas de tomber dans l’injustice. Soyez justes.»
Reste à mesurer la distance qui sépare ce principe de l’exercice de la justice dans la pratique quotidienne, et à rechercher les causes réelles des dérives. Le Coran s’adresse à l’humanité; la dernière Sourate répète cinq fois le concept d’humanité, les gens, les êtres. La Révélation vise les gens dans leur ensemble. Ce qui peut poser problème en ces temps modernes, c’est la question de la justice. Nous n’avons jamais à nous opposer à la différence, mais à l’injustice. Pour le Coran, chacun est responsable de ses actes. Personne ne peut se targuer de l’irresponsabilité ou de l’inconscience, même s’il y a une part de mystère ou d’inconnu dans tout rapport et prise de décision qui nous engage avec l’autre.
Pour la plupart des thèmes et questions, le Coran facilite la prise en compte de la variété des situations et permet, exige de réfléchir, de discerner, de s’adapter et d’évoluer. Ses prescriptions favorisent les conditions du vivre-ensemble juste, du changement et des métamorphoses et soutiennent l’humain pour distinguer le juste de l’injuste, le licite de l’illicite et d’assumer le civisme.
L’ijtihâd
Depuis trois siècles environ, les sociétés musulmanes troublées, paralysées par la marginalisation de la pensée, et du savoir, perturbées par des problèmes internes de développement et par la trajectoire problématique de l’Occident qui agresse et se mondialise, ont des difficultés à interpréter. La question de l’ijtihad est au centre des enjeux. Si on veut progresser, se développer, il faut raisonner, s’instruire et éduquer.
Toute vérité, y compris la Vérité révélée, est compréhensible si l’on raisonne, dans une trame où se nouent et se tissent le clair et le moins clair, l’évident et l’ambigu, entre les lignes aussi. Vérité que l’on ne peut pas asséner d’un bloc, mais la signifier progressivement. L’ijtihad est au coeur de la pensée. Il s’agit de s’ouvrir et de vérifier que la culture peut favoriser l’aptitude à responsabiliser, humaniser et innover. Il est primordial d’adapter l’ijtihad aux circonstances liées à la vie moderne. Pour ce faire, nous devons préciser le sens de l’ijtihâd contemporain.
Non pas celui qui s’accommode de l’époque, ou qui se plie aux exigences du matérialisme, et en vient à reconsidérer sa tradition pour l’appliquer coûte que coûte à la réalité variable, mais surtout celui qui respecte l’esprit humain. Il faut discerner les aspects positifs des aspects négatifs de chaque temps et réinventer une culture vivante et humaine. Il ne fait aucun doute que les hommes ne doivent pas tourner le dos au monde.
Force est de souligner que l’ijtihâd auquel tout être raisonnable aspire, n’est pas celui qui cherche à tourner le dos à son époque, ou au contraire à tout prix vouloir se conformer à son époque. Il y a du clair et de l’obscur dans toutes époques. Nous entendons plutôt par ijtihad, celui qui se veut créatif, fidèle et novateur en même temps.
Ni fermeture ni dilution. Un moujtahid est un rénovateur, un porte-parole savant des intérêts de son peuple et qui veille à la préservation scrupuleuse de ses racines, de ses intérêts et aspirations, et qui répond aux besoins culturels des gens, en leur balisant la voie vers l’avenir, une vie ouverte, équilibrée, responsable et digne. Pour l’Islam, contrairement aux discours des extrémistes, c’est non seulement possible, mais vital.
L’exégèse admise est fondée sur une connaissance suffisante des règles scientifiques, linguistiques, éthiques et fondamentales du savoir et des valeurs propres. Toute interprétation doit faciliter et non compliquer. Elle ne contredit pas une raison saine, ni bafoue une science certaine fermement établie.
Tout en faisant les efforts possibles de recherche et de réflexion, poussant à la déconstruction, la recherche de la vérité et de l’opinion juste, le détachement de soi, des passions et des préférences non étayées par des arguments.
Le savant, l’intellectuel, doit défendre l’intérêt général, s’appuyer sur la raison pour chercher le bien commun et ce, pour que nous puissions cerner notre époque, comprendre les problèmes, les questions qui y font jour et prendre conscience de ses risques et exigences. Cette démarche permet de nous pencher sur les nouveaux contextes pour les soumettre à l’analyse avec un esprit ouvert et perspicace.
La réflexion représente une version vigilante de l’humain qui a fait ses preuves. Reste à sortir des instrumentalisations et superficialités. L’ijtihâd, mot générique, désigne donc le principe de réflexion libre et responsable exigé aux intellectuels compétents afin qu’ils participent au travail de rénovation et d’invention de nouveaux concepts et de nouvelles pratiques, et d’interprétation du noble discours coranique et de la Sunna prophétique éclairante. Cet aspect fait de l’ijtihâd une possibilité ouverte à toute évolution et adaptée aux intérêts des individus et des sociétés, s’accommodant de tous les temps et de tous les lieux.
L’ijtihâd, ou tajdid, est cet acte du renouveau qui distingue entre les opportunités et les incertitudes, entre ce qui fait obstacle et ce qui permet le progrès. Il faut non seulement assumer les changements mais les susciter pour maîtriser l’époque, dans l’intérêt général de la société, afin de préserver son équilibre et sa stabilité et renforcer son attachement au sens de l’ouvert et de la civilisation.
L’ijtihad est efficace, utile et agissant sur la vie de la société islamique, s’il est pratiqué dans la transparence, le respect des valeurs communes, qu’il prenne en compte la mémoire commune et le respect de la dignité humaine. C’est cela ce qui est valable en tout temps et en tout lieu. Car l’Islam est venu édifier la communauté médiane, du juste milieu, équilibrer, en vue d’humaniser, de libérer et non point asservir l’humain, ou le déshumaniser. L’Algérie a, depuis des siècles, été une Terre de l’ijtihad. En éduquant et cultivant, nous préparons l’avenir. Jeûner c’est assumer avec vigilance et sagesse le vivre-ensemble juste face aux défis de l’heure.
17 janvier 2012
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