Par Mustapha CHÉRIF
Ibn Sina ou l’âge d’or de la civilisation musulmane
La force d’une société c’est avant tout ses ressources humaines.
En ce jeudi de l’après-Ramadhan, continuons plus que jamais à nous interroger sur l’essentiel: l’éducation, la formation d’un citoyen équilibré, responsable et utile à son pays. La civilisation musulmane a progressé sur la base de travaux de plusieurs catégories de savants: comme les scientifiques, les théologiens, les philosophes, les mystiques et les fuqaha.
Parfois, le savant en question pouvait réunir en sa personne plusieurs de ses spécialités, comme Ibn Rochd, Ibn Sina ou Al Biruni. Les sociétés musulmanes ont connu l’âge d’or lorsqu’elles réussirent à forger un type d’homme équilibré, instruit et au comportement noble. La civilisation musulmane a été universelle, du fait qu’elle n’a rien négligé, ni la condition humaine terrestre, ni l’éducation du caractère et de l’âme, pour humaniser, élever et guider.
L’ignorance et la mauvaise intention font dire des contrevérités aux islamophobes anciens ou néo-orientalistes: que l’esprit scientifique et les progrès modernes sont étrangers à la religion musulmane.
Des chercheurs de culture musulmane, influencés par l’esprit positiviste, historiciste et antireligieux, et prétextant du fait que toute société est capable de produire de la science par-delà la religion et l’ethnie, considèrent que les découvertes et avancées des scientifiques musulmans classiques n’ont rien à voir avec la religion. Certes, nul n’a le monopole de la vérité et le champ scientifique est spécifique, indépendant, pourtant il n’y a pas de hasard.
Nul ne peut faire abstraction du contexte et des normes qui structuraient l’esprit à l’époque, tout comme nul ne peut réfuter le fait que la culture coranique, la voie prophétique et l’esprit spirituel musulman bien compris favorisent de manière profonde et singulière la réflexion, l’amour du savoir et l’exercice libre de la raison.
Il faut nous garder des faux débats et garder le cap sur la singularité. Car ce que la civilisation musulmane a singulièrement apporté, comme acquis pour toute l’humanité, ce n’est pas seulement des découvertes techniques et scientifiques décisives, c’est surtout un type d’humain équilibré et total: un être à la fois religieux, raisonnable et naturel, sans confusion, ni opposition, sur la base de l’exemple du Prophète (Qsssl).
La force d’une société c’est avant tout ses ressources humaines, le modèle de citoyen produit. C’est cela qui est perdu de vue, par les uns et les autres.
Abu-Hamed al-Ghazali (XIe-XIIe siècles)
Un des plus grands penseurs musulmans (XIe-XIIe siècles), qui représente la ligne médiane est Abu-Hamed al-Ghazali. Il a insisté sur la nécessité de réaliser l’homo-islamicus, celui de la civilité, de la juste mesure, de la modération, de la communauté médiane.
Sa vie et son oeuvre ont oscillé entre les exigences du monde, de la pédagogie, de la vie sociale liée à l’engagement et celles de la relation verticale, intérieure, mystique, qu’illumine une des idées maîtresses du Coran, à savoir que la vie de l’au-delà est meilleure que celle d’ici-bas.
Ghazali est connu pour son célèbre traité de «Réfutation de la spéculation philosophique», auquel, plus tard, Averroès a répondu. Pour Al-Ghazali, le problème ce n’est pas en soi la philosophie, mais le fait qu’elle peut nier des dimensions essentielles de l’homme. On peut accéder librement et scientifiquement à l’universalité de la vérité par le raisonnement, à condition de ne pas nier les finalités, l’éclairage et les repères du Révélé.
C’est dans ce sens qu’Al-Ghazali a réfléchi à la question du rapport entre foi et raison. À la fin de sa vie, dans son ouvrage «La Délivrance de l’erreur», il reconnaît que «chacune des facultés de la perception humaine a été créée pour que l’homme puisse connaître le monde des choses existantes».
Cela signifie que s’ouvrir au monde est inscrit dans la nature positive de l’être humain, même si cela nécessite une grande attention à l’égard de ce monde, de l’étrangeté de l’autre, de tout ce qui est. «Je désire, ajoute Al-Ghazali, m’améliorer et améliorer les autres; je demande à Dieu de m’améliorer, puis d’améliorer les autres à travers moi.»
Al-Ghazali a passé sa vie tiraillé entre le besoin de partager avec les autres, de débattre rationnellement, et le souci de s’intérioriser en privilégiant la recherche de la communication avec l’invisible qui est en nous, saveur de la vérité de l’âme. Entre ce besoin de sociabilité et ce souci de purification intérieure, il y a réciprocité, variation, simultanéité, et non pas parallélisme, opposition, divergence.
L’oeuvre monumentale d’Al-Ghazali a, en fin de compte, pour désir de se conformer au Révélé sans nier le travail de la raison. Une de ses maximes essentielles a trait à la question de la validité de la vérité, qui ne doit pas être définie en fonction de celui qui parle: «Les gens reconnaissent la vérité en prenant pour critères les hommes et ne reconnaissent pas les hommes en prenant pour critère la vérité; c’est là le comble de l’égarement.» C’est l’expression d’une logique universelle. Al-Ghazali pose ainsi comme principe la reconnaissance de l’universalité possible en chacun.
Ibn Bajja (Avempace), Saragosse, XIIe siècle
Ibn Bajja, autre penseur, initialement médecin, traita de la question-clé: celle de l’éducation du musulman. La force d’un pays c’est d’abord, le civisme de ses citoyens. Après plusieurs commentaires de traités scientifiques et métaphysiques d’Aristote, il écrit un texte de philosophie politique et morale, La Lettre d’adieu adressée à l’un de ses amis. Il s’agit d’une épître qui traite de la formation du musulman, du but de l’existence en société et de la connaissance. Elle est citée dans la version latine des oeuvres d’Averroès. Dans ce texte marqué par un humanisme religieux, Avempace affirme que la connaissance des réalités peut et doit être facilitée par la raison et la sociabilité de l’individu. Par la suite, dans une oeuvre majeure, il aborde de front la question de l’éducation de l’âme et de l’individu pris comme un être singulier. Ce texte exceptionnel s’intitule Le Régime du solitaire (Tadbir al moutawahid).
Selon l’auteur, sachant que l’Islam est venu surtout pour éduquer, le comportement vertueux, le civisme, la pureté morale et le bel agir conduisent à la civilisation, à la félicité. Les progrès matériels et scientifiques sont vitaux, mais pour produire une société équilibrée cela doit s’articuler avec l’éthique et un mode d’être ouvert sur les finalités et non point fermé.
Ce chemin passe par l’épanouissement de la capacité de l’intelligence humaine à s’ouvrir sur les dimensions fondamentales de l’humain: son âme et sa raison, sa patrie et le monde. La préoccupation d’Ibn Bajja est de savoir comment accéder à la compréhension autonome de la vérité et participer à la production de connaissances bénéfiques.
Compte tenu des contraintes historiques de l’époque, Ibn Bajja tenta de répondre à cette question en réfléchissant à des thèmes tout à la fois métaphysiques, physiques, et éthiques. De ce fait, il s’engagea dans une vaste polémique contre les conceptions de Ptolémée et les théories sur l’astronomie en cours à l’époque.
Le Régime du solitaire, qui montre l’être humain à la recherche du bonheur sur terre et du salut dans l’au-delà, laissa une empreinte réelle sur les autres penseurs arabes. Il imprima à la philosophie politique une doctrine qui fonde sa validité, du fait que l’effort de raisonnement et d’ouverture en direction des autres cultures universelles, peut conduire à la connaissance de soi et à l’approche du Tout Autre.
C’est une sorte d’esquisse de la société équilibrée, fière de ses racines et ouverte sur le monde, où chaque individu peut réaliser la plénitude de l’existence humaine. Comme le dit Ibn Bajja: «Ce sont les solitaires qui font d’authentiques personnes solidaires.»
Respecter le travail scientifique et l’autre dans sa différence signifie, pour lui, reconnaître que chacun de nous est singulier et solitaire et, en même temps capable de progresser.
Ibn Bajja précise que tant que les membres de la société et de la communauté humaine n’auront pas adopté les moeurs de ces solitaires bien éduqués, ils resteront des étrangers dans leurs familles et dans leurs milieux. Pour ce philosophe, le «solitaire» ne confond pas le soi et l’autre; il n’abolit pas cette frontière, tout en gardant le cap sur l’ouverture foncière à la différence, en vue de permettre à l’intellect humain de comprendre, en quelque sorte, l’essence de l’homme.
À lire Ibn Bajja nous voyons que l’objectif de l’ouverture, c’est que l’homme se garde de tout excès, de tout extrémisme et de tout déséquilibre. Pour cela il doit se connaître, se saisir d’abord lui-même comme être apte à comprendre la réalité concrète du monde: «Lorsque l’intellect, précise-t-il, est en acte (…) il ne pense pas d’autre être que lui-même, mais il se pense lui-même sans abstraction.»
Sur ce point, il s’agit d’une phénoménologie de l’esprit, mais aussi d’une théorie de la connaissance, d’une porte ouverte sur la question de savoir, comment penser la complexité de la vie, la diversité du monde, l’altérité et l’étrangeté de la différence, l’individu et la société. Comment assumer le monde moderne: en réalisant l’équilibre entre des dimensions plurielles et unitaires. Etre, éduquer, civiliser et vivre son temps, c’est apprendre à bien se conduire, avec soi-même et les autres, et articuler des valeurs spécifiques avec des valeurs universelles.
Forger un type d’homme équilibré, instruit et au comportement noble, qui s’attache au bien commun, but de la spiritualité musulmane, relève de la responsabilité de tous, à commencer par l’école.
17 janvier 2012
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