Par Pr Chems Eddine CHITOUR
Abdou B. aimait son métier et l’exerçait avec honnêteté
«Ni despotisme ni terrorisme, nous voulons les progrès en pente douce.» Hugo
Cette belle phrase introductive du dernier article de Abdou B. dans le Quotidien d’Oran résume à elle seule le sacerdoce fait d’intransigeance et de tolérance de ce géant, de ce moudjahed qui s’est battu pendant un demi-siècle avec les armes de l’esprit. Abdou B. est mort! Est-ce Abdou que je connais? mon condisciple du lycée? toujours fourré dans ses lectures et déjà à l’époque au lycée fasciné par le cinéma? Oui hélas! c’est bien lui! Comment la «faucheuse» nous a fait cette mauvaise blague un 31 décembre! le dernier jour du dernier mois de l’année! Comment témoigner du sacerdoce d’une vie vouée à son pays?
Abdou B. est né le 12 aôut 1944 dans cette Algérie profonde, une petite ville, Barika dont il a su garder quelques fondamentaux, tels que la parole donnée, le sens de l’amitié et surtout une certaine franchise qui ne s’embarrassait pas du «politiquement correct» qui lui a valu souvent de claquer la porte. Abdou avait fait ses «humanités» au sens où ce mot avait un sens, dans un des lycées les plus prestigieux de l’Algérie coloniale, en l’occurrence le lycée Eugène-Albertini devenu après l’Indépendance le lycée Mohamed Kerouani. Ce lycée compta parmi ses élèves Kateb Yacine, Taleb Ibrahimi, Mohamed Seddik Benyahia, Belaïd Abdesselam, Smaïl Hamdani et tant d’autres Algériens qui ont participé au rayonnement de l’Algérie.
Ce ne fut pas facile pour les indigènes que nous étions d’aspirer à des études; nous étions des «voleurs de feu» pour reprendre la belle expression de Jean El Mouhoub Amrouche. C’était pour nous autres «paysans» un défi que de nous imposer par les armes de l’esprit, en raflant les premières places aux petits Européens qui avaient pourtant toutes les commodités.
Abdou était de ceux-là, je me souviens de lui car c’était mon copain de classe, de permanence, de dortoir, de réfectoire… Il avait toujours avec lui un petit livre, ou des illustrés et il profitait de tous les interstices de repos pour «s’évader» dans son monde. Nous étions très jeunes et pourtant nous percevions au quotidien cette frontière invisible de la séparation de classe avec nos condisciples européens. Cependant, la plupart de nos enseignants étaient intègres et républicains. Nous leurs étions reconnaissants pour leur objectivité, ils nous ont fait aimer la langue française que Abdou maîtrisait déjà parfaitement. Cette langue, «ce butin de guerre» selon la belle boutade de Kateb Yacine, que nous avons gagné de haute lutte, nous a fait paraître suspects dans l’Algérie post-indépendance par ceux qui ne la maîtrisaient pas.
Justement, à la sortie du Lycée c’est tout naturellement que Abdou s’est dirigé vers sa passion, les lettres, le journalisme. Il est l’un des diplômés de la première promotion de l’Institut national de journalisme d’Alger dans les années soixante. Abdou Benziane qui a fait ses premiers pas de journaliste à la revue El Djeich, a dirigé dans les années 1980, en tant que Rédacteur en chef, la revue Les 2 écrans, un périodique consacré au cinéma et à la télévision. Il a par ailleurs travaillé à l ‘hebdomadaire Révolution africaine.
Abdou B. a été nommé à deux reprises directeur général de l ‘Entv (1990-1991) et (1993-1994). En 2003, Il a été chargé du dossier de l’audiovisuel, lors de la manifestation «Année de l’Algérie en France». Il a d’autre part occupé le poste de consultant auprès du Conseil national économique et social (Cnes) lors des Assises nationales sur le développement local.
Journaliste audacieux prônant la liberté, Benziane a collaboré dans de nombreux journaux nationaux, particulièrement La Tribune et Le Quotidien d’Oran où il était chroniqueur. Son bref passage à la tête de l’Entv fut une vraie bouffée d’oxygène pour cette chaîne unique décriée par les téléspectateurs algériens.
Un fin connaisseur du cinéma
Peut-on en quelques lignes faire le tour d’une carrière dédiée au cinéma? Assurément non! Cette petite réflexion de l’auteur nous donnera un échantillon de la détresse d’un cinéma en perdition. Nous lisons: «(… Sur tous les supports (film, vidéo), bien entendu, il y a et il y aura des films ´´volés´´ – réalisés dans des conditions difficiles, par l’amour et le talent conjugués des créateurs, des rares producteurs indépendants – de moins en moins financés par l’Etat. (…) Ayant toujours soupçonné le cinéma de tous les vices et péchés politiques, les gouvernements n’ont jamais aimé y aller. Et encore moins lui créer d’environnement législatif, réglementaire, culturel et financier. (…) Est-il trop tôt ou trop tard, sachant les rapides et brutales ruptures et mutations qui s’opèrent dans le monde depuis la chute du fameux mur? Le cinéma, inscrit au coeur de la problématique économique et culturelle dans les grandes nations, témoigne à Alger de l’inexistence d’un projet national et d’une volonté politique. Il en témoigne par le sort qui lui est fait, par l’exode ou l’exil des réalisateurs, sinon par l’exil intérieur et la solitude de ses créateurs, dans leur propre pays. Depuis l’écroulement du socialisme et la mise en question, pour ne pas dire la mise à mort, de nombreux secteurs publics, les structures étatiques qui géraient le cinéma, ont été dissoutes.(…) Les aides chichement consenties par l’Etat se raréfient. Pour que des films se fassent, il faut désormais compter avec les dynamiques et visionnaires producteurs et sur la ténacité des réalisateurs».
Revenant sur la tragédie nationale, Abdou B. nous met en garde contre la confusion facile voire complice faisant apparaître des oeuvres étrangères comme algériennes: «La tragédie que vit l’Algérie depuis une dizaine d’années fait opérer au cinéma une mue qui risque de lui être fatale car elle cumule ´´l’extraterritorialité´´, un nationalisme de sous-développés et de mesquines rentes qui maintiennent à flot des appareils culturels et des réseaux claniques. On ne compte plus le nombre de films réalisés par des binationaux, ou des Français à part entière, qui émergent ex nihilo dans les festivals et rencontres avec le label algérien, alors que la production est exclusivement française et/ou européenne. (…) Au-delà de la nostalgie, parfaitement vivace par l’existence de nombreuses oeuvres dont certaines de grande qualité, la question aujourd’hui se pose: y a-t-il encore de la place pour la production cinématographique à Alger? La décennie écoulée semble indiquer qu’Alger est moribond pour ce qui est du septième art. La capitale est aujourd’hui le témoin impuissant des errements d’une profession atomisée par l’infernal cercle de la violence qui a régné depuis des années. (..) Les réalisateurs établis en France, avant ou après ´´la grande terreur´´, tentent de faire survivre leur art à travers les aides du CNC (Centre national du cinéma), des réseaux de connivence et des chaînes TV européennes qui appliquent, à la limite du code de l’indigénat, une politique d’intégration. Avec l’obligation non écrite de la perte d’une partie de son âme restée dans le terroir originel. (…) Si la mondialisation a remporté la bataille du ciel, les spectateurs algériens attendent le retour des hirondelles car, film contre film, une création authentiquement algérienne trouvera toujours des ´´gloutons optiques´´.» (1)
Si on devait attacher un nom à cette période euphorique de la libération de la parole, un nom, un seul nous vient à l’esprit. Abdou B. Si on doit un jour expliquer comment le vent de liberté a soufflé, il faudra rendre hommage Abdou B. d’avoir libéré la parole pour permettre des débats qui à l’époque déjà nous étaient enviés par nos voisins qui faisaient tout pour capter l’Entv, je ne parle pas des potentats du Golfe qui étaient à des années lumière de ce que c’était la liberté de l’information de la presse. Il n’est pas étonnant de ce fait que toute cette pépinière qui a grandi dans l’ouverture médiatique algérienne fasse les beaux jours des télévisions du Golfe, s’intronisant malheureusement en donneurs de leçons pour le compte des potentats du Golfe, eux qui ont été formatés par la Télévision du temps d’Abdou B.
Lors d’une discussion que j’ai eue avec Abdou B. il n’y a pas si longtemps, il m’expliqua comment il réussit l’exploit de faire parler Boudiaf à distance en direct. Boudiaf connu pour son franc-parler a accepté d’intervenir à la télé en direct – au début il ne voulait pas y croire connaissant le système- des trésors d’imagination ont permis au réalisateur mandaté par Benziane DG de l’Entv, après beaucoup de discussions, de le convaincre. Il put ainsi être découvert par les Algériens et s’expliquer en direct sur le pourquoi de son retrait de la vie politique. Et ceci deux ans avant son retour au pouvoir.
Abdou B., le printemps algérien de la liberté des médias lourds
Je me souviens de quelques débats, féériques par rapport à l’opium actuel. Je me souviens que l’ancien président de la République fut malmené par des journalistes au point qu’il s’est difficilement contrôlé. De cette courte expérience, lui-même en parle: «J’en garde une grande nostalgie et beaucoup de tendresse pour les jeunes qui ont réussi (Chebine, Khadidja Bengana, Sekkar, Hamraoui Habib Chawki, A. Bekhouche, Benmessaoud, Nassereddine Laloui) et d’autres comme Smaïl Yefsah qui ont fait une bonne télévision sans moyens techniques et financiers, comparés à ceux d’aujourd’hui (…) C’était une période spéciale, riche, durant laquelle les initiatives étaient nombreuses, parfois maladroites mais toujours sincères. Le principe était simple: les émissions qui pouvaient contrarier le pouvoir politique, le DG lui-même demande à ce que l’envoi ou la diffusion soit un direct, les appareils existaient. Ce n’est pas cher, c’est spontané.»
A ce jour, aucune revue n’a égalé «les deux écrans». A ce jour aucun DG n’a plus insufflé de dynamique à l’Entv. Il n’était pas seulement une belle plume et une éminence grise des sciences de la COM. Il était aussi d’une grande probité. Cette euphorie collective fut de courte durée. Abdou B sera débarqué de son poste en juillet 1991 quelques jours après le départ de Mouloud Hamrouche. Il acceptera de revenir deux plus tard, avant de claquer lui-même la porte en 1994. S’insurgeant contre l’ingérence des médias étrangers, il pointe du doigt le pouvoir pour n’avoir pas fait son aggiornamento. Alger est devenue la capitale mondiale de toutes les rumeurs, tant la communication officielle du pouvoir brille par son incohérence, son archaïsme et sa fermeture à l’égard de la société, et de la classe tout entière. (…) Dans ce contexte, la rumeur prend le relais de l’information, sur fond de «complotite» permanente, et, ce qui est à mon avis très grave, c’est que les problèmes politiques, économiques, sécuritaires de l’Algérie sont pris en charge par les médias audiovisuels étrangers. Ma position est simple: les intellectuels français ont le droit et le devoir de s’exprimer en France, cela ne me choque pas. (…) Il y a en Algérie une tradition très complexe d’intolérance et de méfiance envers les intellectuels, qui date de la guerre de Libération. Selon les périodes, certains sont diabolisés puis réhabilités. (…) Ce phénomène d’internationalisation rampante ne date pas d’aujourd’hui. Il y a déjà eu des pressions économiques, politiques, celles de parlementaires européens, de l’ONU, des ONG, etc. Pour nous, Algériens, c’est de l’ingérence, et nous n’en voulons pas. Les problèmes algériens, il faudrait que nous les réglions entre nous, de la manière la plus transparente et la plus démocratique qui soit, ce dont nous sommes capables. (…)J’avoue que cela me gêne que l’armée de mon pays soit «jugée» à l’étranger car, s’il devait y avoir un déballage et un débat (le plus large possible), ce serait aux Algériens de les mener, y compris avec l’armée. (…)» (2)
Sa dernière contribution est un véritable cri du coeur devant l’anomie actuelle et l’agitation des partis à des années-lumière des préoccupations de l’Algérie profonde. Il écrit: «De nombreuses légitimes questions et inquiétudes animent les pages des journaux privés, à l’approche des prochaines législatives. Ces dernières vont se tenir à un moment particulier de l’histoire de l’ensemble des pays arabes et africains. L’appartenance souvent «forcée» à la seule sphère arabe, à la «oumma» inscrit donc, théoriquement, le pays dans la liste des pays qui, bon gré mal gré, appliquent une feuille de route, subissent des mutations, devenues inéluctables par la marche et les évolutions mondiales dominées par une série de crises, au cheminement incertain.»
«(…) Les crises économiques, financières qui travaillent en profondeur les USA et l’Europe, ont de fait, accéléré les mutations et imposé des réformes institutionnelles, politiques et économiques à des systèmes rentiers, archaïques, fortement centralisés, autoritaires, construits depuis des décennies sur les modèles du parti unique (même avec plusieurs formations politiques) et d’une économie administrée par un centre omniscient et infaillible, selon des dirigeants trop souvent illégitimes, des castes incompétentes ou des familles de prédateurs incultes, managés par les USA, l’Europe, comme des sous-préfets assis sur des mers de pétrole. (…) Aujourd’hui, face à ces mutations, la seule question qui mérite d’être posée aux cadres des partis algériens dits «nationalistes», gardiens non assermentés des «constantes» arabes est: «que pensez- vous des positions de ces gouvernements qui s’allient à l’Occident mécréant, pour attaquer et occuper des pays arabes et musulmans?» La question mérite aussi d’être posée à des politiques à 100% berbères, dont l’accent est audible depuis la lune et qui ont psalmodié leur «arabité», au mépris du réel et des origines lointaines et enracinées des peuples maghrébins, avant l’arrivée des armées venues d’Arabie, aujourd’hui, base avancée des «croisés». (….) «La valse hésitation au plan économique, l’absence de tout projet culturel au niveau des diversités enrichissantes et des capacités créatrices de la jeunesse, la chasse systématique aux libertés fondamentales, à celle de la presse, les compromissions et les cadeaux faits aux courants islamistes parmi les plus incultes et les moins patriotes de la «oumma» qui n’a existé que dans les rêves, l’exclusion féroce de l’opposition, le niveau de la corruption, la baisse terrifiante des systèmes éducatif et universitaire, mettent le pays en danger. (…) Dénoncer les agressions extérieures, c’est bien. Ne pas se taire devant les atteintes intérieures à la République, à la démocratie, aux droits de l’homme, devant la dictature de l’administration, la clochardisation des villes et villages, c’est mieux. L’année 2012 est pour demain. Les combats, les vrais ne se mènent pas contre les «intouchables» qui ont la puissance atomique, tous les potentiels scientifiques, industriels, technologiques, diplomatiques… Ils se mènent surtout à l’intérieur pour faire aboutir des réformes, des consensus patriotiques qui arrivent et une place honorable, sans fakhfakha ni roulements d’épaules, dans le vide. (…). Et 2012 sera une année charnière.» (3)
Abdou B. aimait son métier et l’exerçait avec honnêteté. Il ne se prévalait jamais de son savoir encyclopédique, sans arrogance, sans m’as-tu vu, sa rudesse apparente, cachait un être timide, profondément tourmenté par le sort du pays Il s’en alla comme il était venu, avec ses convictions qui n’ont pas varié. Celles de l’espoir qu’un jour, cette Algérie qui lui tenait tant à coeur retrouve le chemin de la tolérance sereine, de l’effort, loin de l’agitation stérile.
1. Abdou Benziane «Le cinéma algérien: de l’Etat tutélaire à l’état de moribond», La pensée de midi 1/2001 (N° 4), p. 84-89.
2. Entretien avec Abdou Benziane, par Florence Beaugé, Le Monde, 14 février 2001
3. Abdou B: Vrais enjeux ou fakhfakha? http://www.lequotidien-oran.com/?news= 5162046 29 décembre 2011
17 janvier 2012
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