le 05.11.11 | 01h00
Romancière et essayiste, elle est l’une des figures féminines les plus en vue de la littérature africaine.
-Etes-vous venue à l’écriture par le biais de vos études de lettres ou par vocation ? Etait-ce quelque chose qui était en vous depuis votre enfance ?
Certainement quelque chose en moi depuis mon enfance, inoculé par la magie des sons et des couleurs autour de moi, par la poésie des choses simples de la vie… Les récits des griots, les contes… et mon fleuve, le fleuve Sénégal, déroulant son tapis sublime, ses murmures et ses mythes tout autour de mon île, Saint-Louis du Sénégal. Raconter des histoires n’était pas programmé dans ma vie. Ce n’est venu que plus tard. En 1963, j’étudiais à Paris. Quand je n’étais pas aux cours, je passais de longues heures à la bibliothèque de la Sorbonne. Un jour, j’ai ouvert un cahier pour écrire… C’est venu comme çà.
Ecrire sans aucune prétention, était alors un moyen de changer d’air. Mais c’est dix ans plus tard que l’envie de m’exprimer par la fiction s’est imposée. Ainsi, j’ai décidé d’écrire un roman pour réfléchir à une question : la valeur d’un être humain doit-elle être appréciée en fonction de ses richesses matérielles ou à la lumière de ses qualités morales, de son sens de l’humain au sens le plus noble du terme ? Ce premier roman, Le Revenant, remis à l’éditeur en 1973, n’a finalement été publié qu’en 1976.
-En dehors de votre œuvre littéraire, vous êtes également l’auteure d’essais et d’ouvrages pédagogiques…
Effectivement, je suis co-auteur de quatre manuels de grammaire et de littérature française dans le cadre des fonctions que j’ai assurées dans mon pays à la Commission de réforme de l’enseignement du français, entre 1974 et 1979. Mais, globalement, mon écriture se partage entre des romans, des nouvelles publiées dans des recueils collectifs, des essais et de nombreux articles et contributions dans diverses revues à travers le monde.
-En se référant à votre roman, La Grève des battus, qui est une œuvre magnifique et engagée, peut-on dire que vous écrivez à partir de convictions politiques ?
Quand j’écris, mon objectif n’est pas d’exprimer des convictions politiques. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est le respect de la dignité humaine, la reconnaissance des droits inaliénables de l’être humain, son intégrité et ses libertés dans une société fondée sur des valeurs telles que la justice, le respect et la tolérance. Naturellement, vous me direz que la politique peut s’inviter dans le débat dès que l’on aborde ces sujets, mais ce n’est pas mon intention d’écrivaine.
-Vous utilisez beaucoup l’ironie dans vos écrits. Est-ce pour pouvoir dire des choses difficiles ou considérez-vous que la littérature est aussi un moyen de divertissement ?
Dans l’écriture littéraire, l’ironie permet de dédramatiser certaines situations ardues et d’éviter ainsi la violence langagière. A mon sens, en faisant rire ou sourire, l’ironie contribue à débloquer les mécanismes de la réflexion chez le lecteur. Cela dit, la littérature peut être aussi un moyen de divertissement.
-Quand le début d’une histoire germe en vous, vous coupez-vous du reste du monde ? Si c’est le cas, cela doit être difficile dans une ville aussi animée que Dakar ?
Quand un projet littéraire commence à naître en moi, je le laisse d’abord mûrir longtemps dans ma tête. Puis, j’élabore un plan de l’œuvre avec ses personnages, ses situations, etc. Enfin, je m’attèle à l’écriture. Naturellement, j’ai besoin de calme et d’un peu de solitude aux moments où je travaille. Mais, à Dakar, comme ailleurs – je travaille sur mes textes partout où je me trouve – il ne m’est pas difficile de protéger mon territoire.
-En tant qu’écrivaine, la relation homme-femme est au cœur de votre écriture. Pour autant, êtes-vous féministe ou cela n’a-t-il pas de sens aujourd’hui pour vous?
Cela dépend de ce que l’on entend par féminisme. Je n’ai jamais évolué dans les mouvements de militantisme féministe, bien que je salue les progrès considérables que ces mouvements ont réalisés pour l’émancipation de millions et de millions de femmes à travers le monde. Grâce à ces mouvements, les femmes ont pris conscience qu’elles ont le droit d’exister en tant qu’êtres humains à part entière. Cette conscience, je rends grâce à Dieu de me l’avoir donnée très tôt par le fait que j’ai toujours eu la conviction que la femme est dotée d’une force intérieure puissante et d’une capacité de résistance extraordinaire. Bien sûr, depuis des millénaires, sous tous les cieux et dans toutes les cultures, la femme a été formatée pour être, de l’intérieur, la gardienne du foyer et de la stabilité sociale. Je suis convaincue que tout ce que l’homme peut faire, la femme peut le faire. Mais je ne souhaite pas cependant que les femmes perdent leur identité et cette force intérieure qui les prédispose à entendre les souffles mystérieux de notre terre.
-Vous appartenez à un territoire de l’entre-deux, entre votre langue africaine et la langue française. Même si le français est langue officielle au Sénégal, comment conciliez-vous les deux langues en une production postcoloniale originale?
Ma langue maternelle est le wolof. C’est à travers elle que j’ai acquis, très tôt, l’ensemble de mon patrimoine culturel et, cela, avant de rencontrer la langue française. Quand j’ai commencé à écrire, ma langue maternelle était encore une langue orale. Mais je n’ai jamais senti aucune sorte de déchirement. Le français s’est affirmé comme un autre outil de communication et d’ouverture sur d’autres cultures. Cette langue fait partie de mon histoire. Tout écrivain doit pouvoir créer sa langue d’écriture, même à partir de sa langue maternelle. C’est ce que j’essaie de faire. Quant à l’originalité, c’est aux autres d’en juger.
-La francophonie est un terme délicat pour des raisons, politiques, historiques, sociologiques. Que représente-t-elle pour vous ? Que peut-elle apporter à l’Afrique ?
La francophonie… C’est en fin de compte un terme pour nommer une réalité : nous partageons une langue avec diverses communautés. A mon sens, elle n’est pas là pour asservir mais pour enrichir. Pour partager, pour communiquer et aussi pour communier, dans le respect mutuel de nos identités diverses.
-Vous avez été directrice des lettres et de la propriété intellectuelle au ministère de la Culture sénégalais. Quel était votre rôle quand on sait la place des griots en Afrique dans le partage d’une culture passant d’une génération à l’autre ?
Mon rôle à la direction des lettres et de la propriété intellectuelle consistait à promouvoir la littérature en français. En même temps, je dirigeais le Centre d’études et de civilisations dont le but était de promouvoir les expressions traditionnelles sénégalaises sous toutes leurs formes, en transcrivant notamment la littérature orale en français et dans nos langues maternelles désormais codifiées, pour qu’elle ne se perde pas. C’est un patrimoine important et précieux.
-Il est généralement difficile de publier en Afrique. De ce point de vue, quelle est la situation au Sénégal aujourd’hui ?
Il est très difficile de publier en Afrique, et Dakar n’échappe pas à cette réalité. De gros efforts sont entrepris pour y remédier. Notre gouvernement a ainsi mis en place un fonds d’un montant de 700 millions de francs CFA pour soutenir l’édition. Mais cette aide positive ne suffit pas à régler tous les problèmes rencontrés car, une fois un livre édité, il doit affronter plusieurs obstacles comme, entre autres, le réseau de distribution, l’étroitesse du marché, la gestion professionnelle de l’édition…
-Selon vous, les littératures africaines peuvent-elles jouer un rôle dans le changement des mentalités en Afrique ?
Je crois que, comme ailleurs, la littérature peut jouer un rôle sur ce plan, ne serait-ce que celui de participer à l’éveil des consciences.
-Depuis Dakar, quelle est votre perception de l’Algérie ?
Ma perception de l’Algérie à partir de Dakar, c’est l’image merveilleuse que me renvoie une de vos collègues universitaires algériennes, Zohra Bouchentouf, que je qualifierai de douceur à odeur de fleurs d’oranger, générosité, lumière… J’ai connu peu d’Algériens, Zohra est devenue ma petite sœur.
Bio express :
Aminata Sow Fall est née à Saint-Louis en 1941. Après quelques années au lycée Faidherbe, elle finit le cycle secondaire au lycée Van Vo de Dakar. Elle se rend ensuite en France où elle prépare une licence de lettres modernes. Elle se marie en 1963 puis rentre au Sénégal où elle devient enseignante. Elle travaille ensuite dans le cadre de la Commission nationale de réforme de l’enseignement du français.
Elle fut de 1979 à 1988 directrice des lettres et de lapropriété intellectuelle au ministère de la Culture et directrice du Centre d’études et de civilisations. Elle a fondé la maison d’édition Khoudia, le Centre africain d’animation et d’échanges culturels, le Bureau africain pour la défense des libertés de l’écrivain à Dakar et le Centre international d’études, de recherches et de réactivation sur la littérature, les arts et la culture à Saint-Louis. Elle est docteur Honoris Causa du Mount Holyoke College (Massachusetts) ainsi que d’autres établissements universitaires.
Benaouda Lebdaï
© El Watan
13 janvier 2012
LITTERATURE