Ici, les points saillants de l’entretien que nous a accordé Boualem Sansal sur son nouveau roman « Rue Darwin ». La relation qu’entretient ce roman avec « L’Etranger » d’Albert Camus s’établit par le questionnement sur la Vérité et sur une esthétique de « l’illégitimité »
Pour la première fois, Boualem Sansal s’exprime sur le lynchage médiatique fait par la presse algérienne à son roman « Le village de l’Allemand, ou le journal des frères Schiller« . Il explique cette levée de bouclier par une attitude schizophrénique d’un Algérien angoissé, qui vit sur les nerfs au quotidien, pris dans un système fermé, archaïque et en position de repli. Mais cela n’explique pas tout.
La conspiration
Les invectives dont il a victime sont le fait aussi de l’illettrisme (la perte progressive de la lecture, une régression intellectuelle) puisque les attaques ne reposent pas sur la lecture du roman qui a été purement et simplement ignoré comme l’a été d’ailleurs son opuscule essai Poste Restante. La sécheresse du champ éditorial algérien et l’absence d’une attitude intellectuelle apaisée et d’une critique littéraire qui se fonde dur le texte, génèrent ces comportements grégaires. Les insultes proférées à son encontre dépassent même le cadre de la polémique ( qui est en soi positive) et s’expliquent aussi par l’absence de démocratie, de la pensée critique et de la liberté d’expression et de création: « Les Algériens ont vécu des moments difficiles, ils sont en colère, ils sont angoissés, ils ont les nerfs à fleur de peau, ils sont pris dans un système sclérosé qui a sclérosé les pensées de beaucoup de gens. Dans une société apaisée et ouverte, le Village de l’Allemand serait passé inaperçu, en tout cas il n’aurait pas soulevé la tempête qu’il a soulevée en Algérie. Regardez, ce roman qui met les Allemands devant leur terrible passé nazi a été très bien reçu en Allemagne, Il a été lu, discuté, critiqué éventuellement, tout ça calmement. Il a été reçu de la même manière en France alors que le livre contient une critique forte du gouvernement français que j’accuse d’avoir abandonné ses banlieues et leurs habitants au pourrissement. En Algérie, ce fut un torrent d’insultes et de menaces alors que le livre n’a le plus souvent pas été lu pour ceux qui le critiquaient avec rage. Mais avant le Village de l’Allemand, il ya eu de grandes polémiques autour de Poste restante Alger et avant cela, autour de mon premier roman « le serment des barbares ». Cela dit, l’esprit de polémique a touché d’autres auteurs, notamment, Anouar Benmalek, Salim Bachi, Yasmina Khadra, Malika Mokaddem, etc. Mais bon, avec le temps et la démocratie, ces comportements sont appelés à disparaître. «
L’Algérie, née « sous X » ?
L’Algérie que porte Yazid est une inconnue. Comme lui, elle est comme née sous « X », spoliée de tout, de ses racines, de ses Histoires, vacante, bien vacant et son indépendance a été transformée par ses gouvernants (maquereaux) successifs à cette « grande maison » et ses enfants, des pupilles, des orphelins, qui checrhent désespérément où s’accrocher, où « renaître » avec un nom, sortir de la « bâtardise » comme Yazid. Pour Boualem Sansal le 1er Novembre n’est pas encore déclenché et la Libération est à venir: « Elle ( l’Algérie) vit sous une dictature qui a tout fermé, tout brouillé, pour que personne ne voit rien de ce que le magicien fait là-haut dans sa tour. Il faut la sortir de cette prison, voilà ce qui importe. Après on verra à quoi elle ressemble, qui elle est et d’où elle vient. La seule chose que nous connaissons est le passé et encore plutôt mal. Nous ne pouvons rien savoir du futur (qui au demeurant peut être très court), et du présent (qui est très fugitif) nous ne voyons que les contraintes. Le passé occupe en fait tout le temps, il existe depuis l’origine du monde, il conditionne tout. A notre échelle, une petite vie humaine, le passé, le présent et le futur ne font qu’un. Ils sont indissociables. Dans tous mes livres, on va de l’un à l’autre comme on passe d’une pièce à la suivante dans un appartement. Quand nous parlons de l’indépendance de l’Algérie par exemple, c’était hier, nous étions là, et à présent nous en parlons comme si c’était aujourd’hui, alors que, si on regarde bien notre situation, nous sommes toujours colonisés, toujours spoliés de nos biens et de notre histoire ; l’indépendance est à venir, la vraie guerre de libération n’a pas commencée, le Front de libération nationale n’est pas encore créé. Peut-être que cela viendra en 2012, à la faveur du printemps arabe.«
La peur de personnages pleutres ou équivoques
Pour quelles raisons obscures les lecteurs en général conspuent les personnages hors normes, à la marge, impurs par rapport aux héros que fabrique, invente l’Histoire officielle ? Pourquoi l’histoire singulière de cet Allemand, ancien nazi et néanmoins héros de la guerre de libération choque, répugne ? Ne fait-il pas partie de l’Histoire ? Pour Boualem Sansal, la société algérienne victime de l’héroïsme, du « zaïmisme » n’est pas du tout prête à les entendre comme elle est réfractaire à entendre Yazid, Faïza et Djeda. Elle est prête à envoyer des bulldozers détruire la rue Darwin et tout le quartier de Belcourt pour expulser la misère hors de la citadelle du dictateur. « on se demande pourquoi l’Algérie est si malade depuis le premier jour de l’indépendance. Comment et pourquoi serions-nous passés, du jour au lendemain, de l’héroïsme et l’abnégation les plus purs, à ces sentiments abominables qui nourrissent la dictature, le régionalisme, le népotisme, l’incivisme, l’inculture, et j’en passe. Moi j’ai découvert l’histoire de cet allemand mais si on cherche, et on le fera un jour, lorsque la démocratie sera installée, on découvrira de drôles de choses. Il y a la grande histoire, bien sûr, un peuple qui a combattu pour sa liberté, histoire qu’il faut laisser aux soins des historiens, mais il y a aussi les histoires des hommes, pas toujours héroïques et propres, qui elles intéressent plutôt les écrivains. Aujourd’hui, la société algérienne n’est pas prête à les entendre, les propagandes ont creusé des sillons profonds dans nos cerveaux, il faut du temps et des soins pour qu’ils se résorbent. A leur petite échelle, nos livres y contribuent. »
Yazid et Meursault en quête de Vérité
Le rapport qu’entretient « Rue Darwin » et « L’Etranger » d’Albert Camus se signale dès l’incipit du texte sur la mort de la mère de Yazid et de Meursault. Au-delà d’un voisinage géographique de proximité, ils partagent un autre voisinage psycho-affectif : ils ont vécu les pires souffrances de n’avoir pu connaître et échanger avec leur mère. La mère de Camus était « aphasique » ; celles de Yazid – l’adoptive et la naturelle – se neutralisent en lui qui n’a connu ni l’amour de la première ni de la seconde le secret de sa venue au monde. Yazid et Meursault portent une blessure existentielle car leur quête est absurde dans leur désir de comprendre les nœuds défaits avec la famille ou ce qu’ils croient l’être et, partant, avec un pays qui leur est à tous les deux étrangers, d’autant plus étranger qu’il ne suffit pas d’en être « natif ». Qu’est-ce qu’un pays natal qui devient une fatalité, une tragédie, un mensonge… »Il y a des rapports avec tout et des résonances partout. Camus habitait Belcourt, au 93 rue de Lyon, à deux pas de la rue Darwin. Sa mère était aphasique. Eux aussi étaient de deux mondes. Toute sa vie Camus était dans la souffrance de ne pas pouvoir échanger avec sa mère. Que se seraient-ils dit, Camus lui-même ne le savait pas. Il était dans le même rapport complexe avec le pays (comment le nommer d’ailleurs : Algérie, France, Algérie française, Algérie algérienne ?). Il l’aimait tant, mais pourtant il le quitte et n’y revient jamais, sauf un court moment en janvier 56 pour lancer son appel à la trêve civile. Le rapport est évident une fois qu’on le dit. Yazid et Camus sont deux étrangers, non pas seulement à leur famille et leur pays mais à eux-mêmes. Pour être soi-même il faut être dans sa vérité, en paix avec elle. Ce n’était le cas ni pour l’un ni pour l’autre.«
L’honneur de la mère maquerelle
Les femmes entrent plus facilement dans la peau de personnages romanesques que les hommes. Elles inspirent. Mais qu’en est-il pour ce peuple féminin qui confère au roman à la fois son énergie fictionnelle et son audace thématique. Faïza, qui a vécu enfant à la lisière de la « grande maison » aurait été conspuée aujourd’hui par la rue algérienne comme Djedda, la mère maquerelle. Pourtant Faïza a permis à Yazid la traversée entre le monde de « l’illégitimité » à l’univers du questionnement et a contribué à le sauver du suicide: « Faïza est un personnage exceptionnel. Je ne sais pas si dans la réalité elle était comme ça ou si je l’ai inventée ainsi, mais, comme Djeda, elle est au-dessus de l’histoire, de l’identité et du reste. Elle est totalement maîtresse de son destin. L’Histoire aime bien de temps en temps inventer des personnages hors normes. Elle nous les donne pour nous inspirer, nous guider, nous faire traverser des périodes dangereuses. Faïza a sauvé toute une tribu, elle l’a faite passer d’une rive à l’autre, elle l’a sortie de son statut de tribu proxénète pour l’amener dans le monde des gens normaux. C’est miraculeux. »
La figure de l’aïeule n’est pas le symbole de la transmission, de la sagesse, de l’identité, de l’hérédité et des héritages. Boualem Sansal déconstruit cette image traditionnelle de l’aïeule telle que représentée dans le roman « identitaire » ou historique. Elle ne rassure pas. Mère maquerelle, elle aurait pu être la mère symbolique de l’Algérie, ou plutôt des « Algéries » violées et jetées sur les routes de l’infamie, recueillies par une Djedda qui ne moralise pas. Des gouvernants étaient à ses pieds, y compris les « héros » de la guerre d’indépendance et ceux de l’Indépendance qui l’ont courtisée après l’avoir salie et expropriée. Elle les tient par le secret de leurs frasques, leur hypocrisie et leur ignominie: « Djéda n’est pas une aïeule comme une autre. Elle est super exceptionnelle. Elle est la chef d’une grande tribu, une mère maquerelle qui gouverne un monde bizarre, une tribu qui pour échapper à la misère dans laquelle l’avait plongée la colonisation, a voué sa vie à la prostitution, une sorte de colonisation d’un peuple de femmes désarmées. Une femme pareille mérite à elle seule un grand roman, qui dirait la chronique de cette tribu, et toutes les histoires extraordinaires que cette femme d’exception a vécues au cours de sa longue vie. Dans ce roman, elle est observée par un enfant, il ne la voit pas comme la verrait et l’entendrait un adulte. Il la voit comme une grand-mère un peu gentille, un peu ridicule, un peu méchante, que tout le monde respecte et craint. Avec l’âge, Yazid a nourri des sentiments ambigus à son égard où se mêlaient admiration, affection, curiosité, mépris, haine.«
Synthèse R.M
12 janvier 2012
1.LECTURE