ContributionsSamedi, 24 Décembre 2011
J’ai failli recevoir
un sac d’ordures, paresseusement balancé de l’autre côté de la chaussée. Un brave citoyen aux chaussettes blanches n’avait pas jugé opportun de traverser les quelques mètres qui le séparaient de la benne. Cet honnête commerçant en tenue de sport n’en demeurait pas moins un mauvais tireur. Son projectile finit sa trajectoire contre une bordure, à quelques centimètres de mes chaussures trop claires.
J’ai regardé le colis soigneusement noué, jeté un regard plein de mépris au lanceur et déposé mon propre paquet. J’ai marmonné dans ma barbe de trois jours et réfléchi sur la route qui me menait au kiosque. J’ai repensé à la confession d’un vieux chauffeur de taxi. Il m’avait raconté la croissance de sa petite ville du temps jadis, si proche du littoral qu’on pouvait encore voir la mer se fondre dans l’horizon. Une époque révolue où toutes les familles se connaissaient, sans immeubles immondes dans lesquels on repeint la misère par des couleurs criardes.
On pouvait même laisser ouvertes les portes de sa voiture, souvent abîmée il est vrai et beaucoup moins envahissante que de nos jours. J’ai connu la fin de cette époque. C’était avant le drame. Je me demande aujourd’hui s’il s’agissait d’une simple coïncidence. J’entends encore les chiens errants hurler en pleine nuit et se réapproprier les terrains vagues abandonnés par les jeunes sportifs. Aucun de ces espaces de jeux improvisés n’a survécu.
Ils ont tous été achetés et construits, le plus souvent pour des villas à trois niveaux avec, au rez-de-chaussée, un magasin qui vend au détail de l’importation en gros. Les bâtiments de six étages sont venus ensuite, compacts, de couleur jaune et charriant avec eux une nouvelle population pour qui l’on a élevé des établissements scolaires dans un désert culturel. Loin d’un centre-ville colonial, typique de la région mais saturé depuis longtemps. Loin des administrations et autres guichets, sous-dotés en personnel qualifié. Quant aux nouveaux immeubles, ils ont été érigés à une vitesse follement électorale et s’élèvent encore plus haut vers un ciel bleu qui tranche avec l’orange ou le violet des murs. C’est étrange mais j’imagine difficilement les puissants y placer leurs proches. Une clientèle tout au plus… Tandis que dans l’Occident décadent, on démantèle les grands ensembles anachroniques, chez nous, on consolide des ghettos, certes sans barbelés mais avec des barreaux aux fenêtres.
Je m’étais fait une raison. Cela faisait longtemps que je n’espérais plus croiser le regard d’une charmante qui brosserait ses cheveux en chantant Elissa. La rue était d’ailleurs trop bruyante et strictement masculine, sauf à certains moments de la journée.
C’était en général à l’heure de fermeture du lycée. Les jeunes femmes, voilées ou dévoilées, captaient les regards, sifflets et fantasmes d’hommes plus âgés. Elles n’en marchaient que plus rapidement, sur ces chemins sans trottoirs parce que grignotés par des propriétaires voraces. Ceux qui n’avaient pas profité du délitement généralisé pour agrandir leurs habitations récupéraient le jour une surface commerciale gratuite où ils étalaient leur marchandise payante. à cette énième violation du bien commun en répondait une autre par la malfaçon et le manque d’entretien d’équipements supposés publics. Les promesses des autorités s’empilaient comme un mille-feuilles à vingt dinars, et les citoyens résignés poursuivaient leurs slaloms entre flaques d’eau géantes et bitume craquelé…
Jusqu’à la prochaine émeute dont l’écho se limitera à un entrefilet dans la presse privée et un silence honteux dans les médias étatiques. En attendant que les jeunes occupent pour leurs loisirs un espace construit dans et pour la violence, le vent transporte selon son humeur des particules souillées qui se logent au coin de l’œil. Il s’agit peut-être des résidus de matériaux de construction qui s’entassent sans être couverts, ou alors de la décomposition d’ordures abandonnées près des commerces. Tant que le quartier demeurera un chantier à ciel ouvert, il m’apparaît difficilement concevable de percevoir un changement significatif.
Il est vrai que les tags “Visa Palestine” ont cédé la place aux clubs de football espagnols plutôt qu’italiens. C’est que la mode change vite chez les jeunes en quête d’ailleurs. D’après le volume sonore, ils étaient nombreux à s’être rassemblés chez mes voisins pour visionner le “clasico” malgré l’heure tardive.
On ne retrouvera pas ces bruyants supporters à mouiller le maillot dans un stade aussi inexistant qu’un espace vert dans cet enfer bétonné. Les plus misérables vendront du pain “fait maison” à une intersection, et les moins malheureux se divertiront dans un cyber à la connexion aléatoire. Je savais pourtant que la vérité, si elle devait exister, se trouverait ici plutôt qu’ailleurs.
N. S-M.
Mazafran, 19 décembre 2011 (*) Doctorant en sciences politiques
10 janvier 2012
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