L’écrivain algérien Boualem Sansal, 61 ans, publie son sixième roman « Rue Darwin », aux éditions Gallimard. Dans un entretien accordé à l’hebdomadaire L’Express, Sansal règle quelques comptes avec l’Islam, religion d’Etat en Algérie, avec le pouvoir, avec la presse algérienne, avec les censeurs qui empêchent ses livres de paraitre dans ce pays qu’il n’a jamais voulu quitter malgré les menaces. Extraits de l’entretien paru dans l’Express.
La Djéda, l’extraordinaire grand-mère, maquerelle de haut vol à la tête d’un empire, a-t-elle réellement existé ?
Oui, mon père était son fils, ou plutôt le fils de sa sœur ou d’une cousine… Lalla Sadia était la chef du clan des Kadri, une femme très puissante, qui avait des biens partout – dont de nombreuses maisons de tolérance – en Tunisie, au Maroc, en France. Elle était très possessive, personne ne lui résistait, elle gouvernait son monde comme Saddam Hussein gouvernait l’Irak. Habile, elle a su naviguer à travers tous les régimes : l’administration française, puis le FLN et, à l’indépendance, elle est devenue une héroïne. Alors que l’Algérie est en faillite, Ben Bella lance une grande opération de solidarité nationale. Tout le monde y va de son écot, la Djéda, elle, donne des quintaux d’or. Du coup, elle a l’honneur de recevoir à déjeuner le président Ben Bella et Nasser, alors en visite en Algérie. Tout cela est passé au journal télévisé. Même sa mort fut homérique : elle a fini assassinée dans des conditions obscures…
Vous fustigez l’islam et ses imams. Cette phobie vient de loin ?
Mon premier contact avec la religion date de la mort de mon père, tué dans un accident de voiture alors que je n’ai que 5 ans. Les mystiques errants qui sont venus veiller son corps m’ont effrayé. Cela m’est resté. La religion me paraît très dangereuse par son côté brutal, totalitaire. L’islam est devenu une loi terrifiante, qui n’édicte que des interdits, bannit le doute, et dont les zélateurs sont de plus en plus violents. Il faudrait qu’il retrouve sa spiritualité, sa force première. Il faut libérer, décoloniser, socialiser l’islam.
Votre grand regret, dites-vous, est d’avoir trop longtemps fui devant l’islamisme, d’être resté silencieux…
La doctrine voulait que l’on se soit libéré du colonialisme par le sabre de l’islam. Pour cette raison et parce que c’était la religion de nos parents, on n’a jamais osé débattre de l’islam. C’était sacré, comme la révolution.
De nombreuses guerres nourrissent votre récit. On y entend notamment Boumediene, en 1973, lors d’un discours hallucinant, déclarer : « Plus il y a de morts, plus la victoire est belle. » Fiction ou réalité ?
C’est du mot à mot ! Et, quand j’ai entendu l’autre jour Kadhafi tenir à peu près le même discours, j’en ai eu la chair de poule, je me suis revu, dans cette caserne des environs d’Alger, devant Boumediene nous parlant de la « soif de sang de la terre arabe ». Finalement, j’ai l’impression d’avoir passé toute ma vie à parler de guerre. Cela ne s’arrête jamais.
Vous allez recevoir en octobre, lors de la Foire du livre de Francfort, le prestigieux prix de la Paix des libraires allemands. Cela vous ravit-il et vous protège-t-il ?
C’est un grand honneur, en effet ; les seuls francophones à l’avoir reçu sont Assia Djebar et Jorge Semprun… Un tel prix protège, bien sûr, comme la notoriété de manière générale. Tant que je serai sous les feux de la rampe, je serai épargné. Les journaux francophones le sont eux aussi, qui traitent Bouteflika de nabot, de nain, de voyou. En fait, cela me met mal à l’aise, car tout cela cautionne le discours du régime sur la démocratie. Cela arrange le pouvoir, qui ne craint vraiment que les émeutes populaires.
Justement, comment expliquez-vous l’ « apathie » algérienne ?
Il y a plusieurs raisons. D’abord, les Algériens ont tenté leur révolution en 1988 et l’ont ratée. On reste sur cet échec cuisant qui a causé 200 000 morts, une guerre civile, un pays détruit, dispersé, atomisé. Le régime algérien a écrabouillé les révoltés jusqu’au dernier et, en guise de démocratie, a donné le FIS, les islamistes. Par ailleurs, le régime, qui est immensément riche, avec plus de 150 milliards de réserves de change placés dans le monde, a ouvert les vannes de l’importation. Ainsi, on trouve de tout en abondance, et, dès que les syndicats haussent la voix, les salariés sont augmentés. Enfin, la répression est très forte. Les quelque 1 000 à 2 000 personnes qui manifestaient le samedi sur la place du 1er-Mai à Alger étaient encerclées par 35 000 policiers au centre de la ville, tandis qu’autant de forces armées bloquaient toutes les entrées d’Alger.
Vos ouvrages sont-ils censurés ?
Presque tous mes livres, oui, notamment Poste restante : Alger et Le Village de l’Allemand. Ce dernier a été très mal perçu par la presse, qui s’est indignée : comment oser dire qu’un nazi a participé à la révolution ? Qu’est-il allé se mêler de la Shoah alors que les Palestiniens subissent la même chose aujourd’hui ? Je ne m’attendais pas à cette offensive systématique, aux accusations les plus invraisemblables. Personne ne m’a soutenu. Ma femme, qui est professeur, a été quasi obligée de démissionner. Moi, c’est en 2003 que j’ai été limogé du ministère de l’Industrie en raison de mes déclarations contre Bouteflika et le régime. (…)
L’entretien de l’Express (24 au 30 août), réalisé Marianne Payot, est paru sous le titre : Boualem Sansal : « Il faut libérer l’islam ». Pour accéder à l’intégralité de l’entretien cliquez sur l’image ci-dessous.
Note de la rédaction : La rue Darwin est située dans le quartier populaire de Belcourt, Alger, à 100 mètres de la maison d’Albert Camus.
Le texte de quatrième de couverture :
« Je l’ai entendu comme un appel de l’au-delà : « Va, retourne à la rue Darwin. »
J’en ai eu la chair de poule.
Jamais, au grand jamais, je n’avais envisagé une seule seconde de retourner un jour dans cette pauvre ruelle où s’était déroulée mon enfance. »
Après la mort de sa mère, Yazid, le narrateur, décide de retourner rue Darwin dans le quartier Belcourt, à Alger. « Le temps de déterrer les morts et de les regarder en face » est venu.
Une figure domine cette histoire : celle de Lalla Sadia, dite Djéda, toute-puissante grand-mère installée dans son fief villageois, dont la fortune immense s’est bâtie à partir du florissant bordel jouxtant la maison familiale. C’est là que Yazid a été élevé, avant de partir pour Alger. L’histoire de cette famille hors norme traverse la grande histoire tourmentée de l’Algérie, des années cinquante à aujourd’hui.
Rue Darwin, éditions Gallimard, 256 pages. Sortie dans les librairies le 25 août 2011
Lire l’article original : Boualem Sansal, écrivain indigné : «Le pouvoir ne craint vraiment que les émeutes populaires» | DNA – Dernières nouvelles d’Algérie
9 janvier 2012
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