Entretien réalisé par Mohamed Chafik Mesbah
Spécialiste des mouvements islamistes dans le monde arabe, le docteur Mokhtar Benabdallaoui est professeur d’histoire et de sociologie politique à l’Université Hassan II de Casablanca où il dirige l’unité d’études doctorale «politique et religion». Il est, également, le directeur du centre MADA (Center for Humanities Studies and Research) implanté à Casablanca. Il est l’auteur de nombreuses publications, notamment le chapitre intitulé Le rôle des partis politiques dans l’instauration de la démocratie au Maroc (in. Political Parties and Democracy : volume 5 : The Arab World , 2010). Il est, enfin, directeur de la revue trimestrielle Rihanat.
Le Soir d’Algérie : Le peuple marocain vient d’approuver une nouvelle Constitution supposée devoir garantir un meilleur équilibre entre les pouvoirs avec un renforcement des prérogatives du Parlement. Pensez-vous que cette nouvelle Constitution peut contribuer à consacrer le caractère démocratique du système politique marocain ?
Mokhtar Benabdellaoui : En principe, oui. La nouvelle Constitution a renforcé le pouvoir du Premier ministre élu. Dorénavant, il ne dépend plus, exclusivement, du roi. Il peut mener sa propre politique car il est habilité à appliquer son propre programme. Il a, cependant, une double responsabilité, à l’égard du roi, d’abord, et du Parlement, ensuite. Cela donne un sens à la vie politique et peut redonner aux gens le goût de la participation à la vie publique. Le discours du roi, à l’ouverture de la session parlementaire, n’a plus son aspect directif et contraignant, comme dans l’ancienne Constitution. Le Premier ministre forme sa propre coalition, selon ses affinités politiques ou d’après la conjoncture. Il propose, alors, au roi la composition du gouvernement et lui présente les personnes destinées à occuper les fonctions ministérielles, notamment. Je pense qu’il s’agit là d’une refonte du système politique marocain où les rapports entre les institutions et les acteurs politiques sont moins déséquilibrés qu’auparavant. La considération témoignée à la volonté populaire est plus concrète. Cette Constitution nous place dans une zone médiane entre un système de monarchie exécutive et un système de monarchie parlementaire. En général, il apparaît qu’un grand pas a été franchi dans la bonne direction. Les élections se sont déroulées dans des conditions encourageantes. La balkanisation politique est moins pressante que par le passé. Reste à vérifier l’application. Les questions essentielles qui appellent l’attention dans l’immédiat sont les suivantes : est-ce que le Premier ministre aura, effectivement, les mains libres dans la proposition et la répartition des postes ministériels ainsi que les hautes fonctions publiques ? Est-ce qu’il pourra appliquer son propre programme, sans aucune ingérence extérieure ? Est-ce que la démarche qui a consisté à laisser les électeurs s’exprimer librement visait à faire adhérer les islamistes au système démocratique ou à les piéger pour s’en débarrasser une fois pour toutes ?
A la suite de l’adoption de la nouvelle Constitution, des élections législatives anticipées ont été organisées et ont vu le Parti de la justice et du développement triompher en se positionnant à la première place sur la scène politique marocaine. Jusqu’à quel point ce résultat était prévisible ?
Ma réponse ne peut être que mitigée. Dès le départ, le PJD paraissait bien comme étant le parti politique qui avait le plus de chances de remporter l’élection. Il est le principal bénéficiaire de la vague de sympathie avec l’islamisme qui est apparu dans le monde arabe. Il était le mieux organisé sur le terrain. Il n’a jamais été compromis dans l’exercice de responsabilités gouvernementales. Par opposition, les autres partis politiques qui souffraient de dysfonctionnements chroniques manquaient de crédibilité aux yeux de la population. Notons, également, que l’Etat qui affichait jusque-là une grande réserve à l’égard des islamistes n’a pas contrarié le scrutin, de même les décideurs et élites occidentalisées qui nourrissaient de l’animosité pour ce courant. Il n’était pas évident que l’Etat et ces microcosmes allaient se contenter d’observer en laissant le hasard décider. Je suis, personnellement, assez surpris.
Le mouvement du 20 Février ainsi que celui dénommé El Adl oua el Ihssan qui ont contesté les réformes politiques entreprises ne vont pas tenter d’agir sur la scène politique ?
Le mouvement du 20 Février ne s’était pas opposé aux réformes. Il les avait, simplement, considérées insuffisantes. Il en a tiré la conclusion que la lutte était payante et qu’il fallait maintenir la pression sociale. Ce mouvement plaide pour une monarchie parlementaire où le roi est souverain mais ne gouverne pas. Pour ce mouvement qui est fédérateur de plusieurs tendances civiques et politiques, les amendements constitutionnels introduits n’ont pas été à la hauteur de ses attentes. Peut-être, faut-il le relever, également, que la lutte contre la corruption était aussi une priorité nationale pour lui. Dans le cas d’Al Adl ou Al Ihssan, le vœu suprême consiste à voir le califat instauré au Maroc. Ce mouvement s’est retiré de celui du 20 Février parce que les divergences prenaient un tour antagonique. N’oublions pas qu’Al Adl ou Al Ihssan est face à un grave dilemme. Il s’agit de ne pas être responsable devant l’opinion publique nationale et internationale de l’échec de la première expérience islamiste au Maroc. Il s’agit, aussi, d’éviter qu’une réussite trop marquée du PJD ne marginalise Al Adl ou Al Ihssan.
Les réformes entreprises au Maroc sont-elles suffisantes pour prévenir un éventuel soulèvement populaire ?
Cela dépend de plusieurs variantes, il s’agit d’abord de la capacité du nouveau gouvernement, et surtout son noyau dur islamiste à transformer son capital populaire à un projet capable d’intégrer de larges couches de la société. Je ne pense pas que la population s’attende à un miracle, mais il n’y a pas de doute qu’elle s’attend à un résultat significatif. Les classes moyennes et surtout les classes moyennes inférieures n’accepteront jamais «un marché de dupes». Elles exigeront, en contrepartie de leur modération, un gouvernement actif et responsable sans quoi les amendements constitutionnels votés seraient sans objet par rapport aux objectifs sociaux et politiques visés. Si l’Etat marocain n’avait d’autre souci, en proposant les réformes, que de contenir les réclamations sociales, je puis vous affirmer que la partie aurait été perdue d’avance. Il me semble que les réformes ont été élaborées et appliquées parce que le besoin en a été perçu chez le peuple marocain. La monarchie marocaine sait très bien, désormais, que la stabilité du pays a besoin de nouveaux partenaires et d’un nouvel équilibre. Je pense que tous ceux qui suivent les développements politiques dans le monde arabe savent que la contestation n’est que l’expression d’un mal profond. Rien ne changera si le mal, enfoui au tréfonds de la société, n’est pas extirpé.
Les évolutions en cours dans les pays maghrébins — avec, en particulier, l’émergence du courant islamiste — sont-elles de nature à insuffler de nouveau le processus de l’unité maghrébine ?
Rien n’empêche les régimes maghrébins, actuellement en place, s’ils bâtissent leur politique étrangère sur des normes d’objectivité et de pragmatisme, d’aller très loin dans l’intégration économique du Maghreb. Aujourd’hui, il n’existe plus de blocage idéologique. Appelons les choses par leurs noms. Les dissonances moroco-algériennes sont le résultat d’une mémoire altérée, due, parfois, au caractère des décideurs eux-mêmes. Avant de quitter les lieux, les Français ont jeté des «peaux de banane» et – non sans obstination — beaucoup de nos dirigeants ont glissé dessus. Ceux qui ont écrit notre histoire récente l’ont très mal écrite. Ils ont voulu peut-être satisfaire leurs maîtres du moment en rajoutant sur la dose, des ingrédients nécessaires pour légitimer les Etats-nations d’après l’indépendance. Ils ont accompli leur tâche avec beaucoup de zèle. C’est pourquoi nous sommes en train de payer un prix social, économique et politique exorbitant. Je suis, fondamentalement, séculaire. J’aimerais bien que l’intégration maghrébine se fasse sur des bases modernes. Néanmoins, si les islamistes sont la seule force politique capable de faire progresser cette intégration maghrébine, alors que vive les islamistes !
M. C. M.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2011/12/31/article.php?sid=128057&cid=2
31 décembre 2011
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