«Allahou Akbar ! » (ALLAH est Le Plus Grand) Une voix métallique, indéfinissable, retentit, déchirant le silence de la nuit. L’homme qui dormait profondément sursauta sur son lit, resta un moment figé à l’écoute et soudain, la voix se tut.
« Allahou Akbar ! Encore cette illusion ! » murmura-t-il, en sortant prestement de son lit. Il se mit debout, devant sa fenêtre laissée légèrement entrouverte. La brise aurorale de l’automne faisait frissonner le rideau fleurissant de pétales, verts aux franges. Un paysage merveilleux s’offrit à lui, par-dessus le toit des maisons ; l’aube naissante illuminait le ciel d’or et de sang et donnait aux cimes des peupliers dressés, comme un rempart, des camaïeux de jaune et de rouge. Une brume épaisse étouffait les terres gorgées d’eau. Ce moment de plénitude fut interrompu par la sonnerie du réveille-matin, annonçant pour lui l’heure de la prière de l’aube. Il avala une bonne goulée d’air et partit faire ses ablutions, précédées de balbutiements rythmés, dans la salle de bain, contigüe à la chambre. Avec l’instinct que lui donne l’habitude de prier sur le plain-pied, il descendit l’escalier, huma des odeurs indistinctes, qui imprégnaient subtilement l’espace à vivre, de la maison équipée de meubles anciens dérisoires : une cuisine, une salle de douche avec toilettes, une grande chambre faisant office de salon où une imposante cheminée, de marbre noir, dont le foyer, fermé par un rideau métallique, empestait encore l’odeur de cendres et de bois brûlé. De l’enchevêtrement de ses effets personnels, déposés pêle-mêle, à même le sol, il n’en eut cure. Là, il fit sa prière, en génuflexions et en litanies silencieuses. Il venait de passer sa première nuit dans cette vieille maison de pierres qu’il avait louée dans ce petit village de Scarcelles-Les-Deux-Eglises.
Dehors, un vent soufflait quand il quitta la maison, son cartable à la main. D’un pas leste et déterminé, il s’engouffra dans la rue Jean Moulin, silencieuse, bordée de bouleaux et de laquelle montait une odeur délicieuse. Les jardins, d’agréments identiques, clos de murets de part et d’autre de cette rue, embaumaient, de mille odeurs, l’atmosphère. Les habitants semblaient se jalouser en cultivant les mêmes tulipes, giroflées et chèvrefeuilles…
Sous le vent, les réflecteurs brinquebalants des lampadaires allongeaient démesurément son ombre sur le pavé qui, tantôt fuyait, tantôt venait se confondre avec lui. Il arriva à la place du Marché, éclairée comme de jour, déserte, à cette heure-ci de la journée. Il contempla longuement la façade de la chapelle du village, belle et imposante, dont le clocher montait au ciel et autour de laquelle s’agglutinaient ces vieilles maisons de pierres ; comme pour chercher une mystérieuse protection. Le soleil montait à l’horizon et commençait par illuminer le clocher de ses premiers rayons. Le bruit des persiennes, claquant contre les murs, annonçait le réveil des habitants matineux. L’homme s’empressa, pour aller rejoindre la gare ferroviaire, non loin de là.
Dix minutes plus tard, il arriva dans cette mégapole multiraciale, grouillante, dont le charme et la beauté des paysages, suburbains et urbains, faisaient d’elle une des plus belles cités du monde. Le soleil de septembre miroitait, sur la façade des immeubles, d’un éclat éblouissant. Arrivé à la Faculté des Sciences, le voici donc, poussant la porte de l’amphithéâtre, habillé de sa blouse blanche, qu’il avait enfilée à la hâte, tout en marchant. Le tumulte de la cohue d’étudiants, qui l’attendaient derrière leur pupitre, lui était familier. Il ne fit aucun signe pour rétablir l’ordre et le silence. D’ailleurs, son apparence juvénile et décontractée lui donnait l’air d’un étudiant. Il commença son cours d’écophysiologie végétale avant même qu’il n’atteignît son bureau : «La lutte biologique et intégrée se caractérise par la défense des cultures, sans utiliser les produits chimiques… » Des étudiants, connaissant si bien ses manières, prenaient leurs notes si précipitamment qu’ils semblaient recueillir toutes ses paroles. D’autres continuaient à papoter, tout à leur aise, assis dans l’embrasure des fenêtres, violant ainsi la charte d’éthique initiée par lui, au tout début de l’année. Peu à peu, le brouhaha se dissipa et laissa place à un silence. Seule, la voix du professeur continuait à déverser un déluge de paroles. Dans les dix dernières minutes du cours, qui étaient réservées aux questions de tout ordre, les étudiants se ruèrent vers son bureau. Une étudiante, à la chevelure blonde et soyeuse, s’accoudant au bureau, fixa de près ses yeux, à la transparence enfantine, et lui dit dans une amicale familiarité à laquelle il était déjà habitué: « Professeur ! Votre haleine est toute huile d’olive ! » Avec une aisance déconcertante, il répondit : « Aussi loin que je m’en souvienne, j’en prends tous les jours au petit déjeuner ! » Des éclats de rire fusèrent de partout. « Vous ne retournez plus enseigner en Amérique, au Texas ? » reprit l’étudiante. « D’où sors-tu cela ?» répondit-il, simulant un étonnement. « Vos publications ! Professeur ! » répondit-elle. « Je crains que plus jamais ! Mais je me sens aussi bien ici, avec vous ! D’ailleurs, Je viens juste d’emménager à Scarcelles-Les-Deux-Eglises » Il détourna son regard sur un autre étudiant qui lui tendait la main, par-dessus les têtes de ses collègues, en lui disant : « Je m’appelle Julien…, Julien Broussard ; moi aussi, j’habite Scarcelles-Les-Deux-Eglises ! » « Et où exactement ? » dit le professeur, en lui serrant la main. « Rue du 8 Mai 1945 ! » s’empressa de répondre Julien. « Je n’y mettrai vraiment les pieds que sous une grande contrainte !» rétorqua-t-il, d’un air amusé. Devant cette étrange réponse, les regards se tournèrent vers Julien qui resta pantois. Une autre étudiante, pour contrarier le professeur, lui tendit la main. Un rire s’en suivit. Ils savaient tous qu’il refusait de serrer la main aux jeunes filles. Tout en écoutant une autre question, relative au cours, il jeta un regard discret sur Julien, l’air encore stupéfait, incrédule et vit une étudiante, en aparté, lui chuchoter à l’oreille…Julien revint à la charge, en imitant un illustre homme politique, et lui lança : « Je vous ai compris ! » d’un geste solennel, ils se tapèrent la main en se souriant, affectueusement. Le professeur quitta ses étudiants en leur rappelant, comme à l’accoutumée, sa formule : « Je suis au laboratoire, si vous avez besoin de moi ! ».
Il était dix-sept heures passées quand le professeur enjamba la marche du train, pour rentrer chez lui. Voyant des enfants rire et se bousculer dans le compartiment, il choisit de se mettre sur la banquette du fond. Il entendit des adultes proférer aux garnements insouciants d’incessantes litanies : « Restez tranquilles ! », « Arrêtez ce boucan ! ». Il fouinait dans son sac plein d’emplettes, son cartable entre ses jambes, quand une voix à peine perceptible, comme un chuchotement, parvint à lui : «C’est lui, papa ! » Il leva ses yeux et reconnut Julien Broussard, son étudiant, accompagné de son père, les yeux bleus, les cheveux d’un gris argenté, qui n’arrêtait pas de tripoter sa grosse moustache. «Prenez place ! » s’empressa-t-il de les inviter à se mettre à côté de lui. « Je m’appelle René Broussard, mon fils m’a parlé de vous. Je suis instituteur de mon état et maire de Scarcelles-les-Deux-Eglises !» et il entama, dans une humeur joviale, la conversation : « Les étudiants te mettent sur un inaccessible piédestal ! ». « J’en suis flatté, je les admire moi aussi ! » répondit le professeur, en jetant un regard complice à Julien, souriant. « Julien m’a montré l’extrait polycopié sur l’Islam Contemporain de je ne sais plus quel auteur, que vous avez distribué aux étudiants ! ». « Pour ceux qui le désiraient ! » l’interrompit le professeur. « Ne seriez-vous pas aussi un missionnaire ? » dit René, d’un air amusé. La réflexion le fit rire à grands éclats, et enlaça René tendrement de son bras. « Votre nom est difficile à retenir, dit René, je vous baptise Sarrazin ! Le sarrasin des temps modernes ! » Devant l’incongruité d’imaginer une telle métaphore et, loin de s’en fâcher, Sarazin pouffa de rire. C’était la première fois que Julien voyait Sarrazin rire de toutes ses dents, de belles dents blanches. Il était admiratif de voir son père nourrir, en si peu de temps, une grande familiarité avec son professeur, plein d’enjouement, lui aussi. Les deux hommes échangèrent leurs manières de voir, se communiquèrent leurs impressions sur le monde et sur l’humanité. Il connaissait si bien son père, au goût de palabres sans fin. Il regarda, par échappées, le paysage d’une luxuriante végétation qui défilait. Le train s’arrêta en silence. Des grappes humaines s’en détachèrent, par saccades, et déferlèrent en silence dans le hall de la petite gare. « Je vous invite à un café chez moi… de ce pas !» dit René à Sarrazin, en insistant. Il lui coupa net la tentative d’un refus, en relançant : « Ma sympathie pour vous est très vive.» Devant tant de sollicitations, Sarrazin acquiesça d’un hochement de tête, sous le regard émerveillé de Julien. Poussé par le pressentiment de tarder, il lâcha d’une voix assurée : « Juste une tasse ! J’ai une denrée périssable dans mon sac !» et, se tournant vers Julien qui marchait à ses côtés, il lui insinua: «Je vais dans votre rue, non pas par contrainte, cette fois-ci, mais de gaieté de cœur ! » Julien murmura : « Merci, professeur ! »
A sa sortie de chez les Broussard, Sarrazin salua, sur le perron, René, Rosalie sa femme, institutrice elle aussi et Julien. En les quittant, il crut entendre, comme un soupir, Rosalie dire : «Si jeune et si beau.. » Il se rappela Julien, poussant violemment la porte d’entrée en criant : « Maman, nous avons un invité ! » « C’est un collègue à toi ? » questionna sa mère qui sortait de la cuisine en s’essuyant les mains sur son tablier. « Non ! répliqua Julien, c’est mon professeur, à la fac. » Rosalie fit une moue dubitative, en toisant le visiteur, et poussa légèrement Julien à se mettre à la salle de séjour. Presque toute la discussion était focalisée sur l’histoire de Scarcelles-Les-Deux-Eglises et sur les mœurs de ses habitants. Il se rappela aussi cette aimable proposition de René de l’accompagner le lendemain, jour de repos, chez Denis, à la bergerie, pour ne plus se soucier de sa viande hallal…
Les nuages, aux contours cotonneux, commençaient à rougir sous le soleil du crépuscule. Des promeneurs attardés continuaient de flâner, de l’autre côté de La Vilaine, la rivière qui traversait le village, aux eaux limpides et profondes, bordée d’arbres, de part et d’autre, surmontée de vieilles passerelles de roches grises, bardées de garde-fous métalliques luisants. Le vent du soir arrachait aux trembles leurs feuilles jaunes ; les aulnes et les saules restaient verts, impassibles. Sarrazin longea le bord de la rivière, sur un étroit chemin caillouteux qui le mena jusqu’au balcon de sa maison, orné de feuilles en fer forgé. Il y resta, un moment, à contempler cette rivière aux reflets d’argent, capricieuse, allant au loin jusqu’aux versants des collines verdoyantes. Il contourna la maison et rentra chez lui, dans cette pâle atmosphère du soleil couchant.
Le lendemain matin, Sarrazin, en déballant ses caisses dans le salon, fut envahi d’une procession de pensées, à la vue d’une robe et d’un châle, bigarrés de couleurs criardes, soigneusement enveloppés, comme on en conserverait des reliques. De la porte-fenêtre, largement ouverte, il vit René, simple et avenant, discuter avec la voisine d’en face, arc-boutée dans son jardin, à entretenir ses plantes. Sarrazin le rejoignit et, après des formules de politesse, les deux hommes prirent un sentier, en contrebas, et s’enfoncèrent d’un pied allègre dans la campagne. René lui parla de la vieille veuve, Claudette, sa voisine et de sa fille qui tenait l’unique boucherie du village. Sur leur chemin, ils traversèrent une voûte d’arbres où le soleil déversait ses rayons à travers des interstices irréguliers. La bruyère fleurie s’étalait devant eux, infinie, parsemée de fermes et baignant dans la vie rustique. « Ici, c’est la ferme de Denis Gérard ; là-bas, ce sont les Risso; plus loin, c’est le domaine de Jean-Marie Cosette… » dit René, en pointant du doigt les immenses terres fertiles. Des enfants gambadaient dans la nature. Denis sortit de la cour de sa grande ferme, encombrée de charrues, de fumier et de volailles. Il apparut à Sarrazin, d’un air singulier et farouche. Aux discussions auxquelles se joignit René, le marché fut conclu. Denis se chargerait de livrer à Sarrazin, périodiquement, un agneau sur pied, à son domicile. Sarrazin et René reprirent le chemin du retour. A les voir dans cet interminable conciliabule qui les conduisit jusqu’à la place du Marché, on aurait dit d’eux, de vieux amis. Des gens croisés à leur passage, lançaient d’indolents : « Bonjour, monsieur le maire ! » auxquels René n’omettait jamais de répondre, à la bonne franquette. Le maire semblait jouir, parmi les villageois, d’une assez grande considération. Les deux hommes s’attablèrent à la terrasse du Bar des Amis, bondée de gens, presque du même âge. A la table attenante, un homme au visage couperosé, gesticulant, parlait d’une voix haute et enrouée à ses compagnons avec l’intention de se faire entendre des tables avoisinantes. « C’est Raymond, chuchota René à Sarrazin, un marin en retraite qui n’arrête pas d’étaler ses exploits de sauvetage, en haute mer ! » « Il est sans témoin ! » lui répondit Sarrazin, avec un sourire. En face d’eux, la rue Montaigne alignait fièrement ses boutiques, peu fréquentées, tout au long de l’autre bord de la Vilaine. Tous les regards des occupants des tables se portèrent sur Sarrazin, qui s’en allait déjà, lorsque René, se séparant de lui, lui lança un sonore« Inchallah ! » (Si Allah le veut).
La vieille Claudette, assise dans son jardin, voyant venir Sarrazin, sursauta sur sa chaise et se leva. On eut dit qu’elle l’attendait. « Bonjour monsieur ! René, le maire, m’a parlé de vous.» lui dit-elle, précipitamment : « Vous êtes le nouveau locataire… » et poursuivit : « C’est la seule maison à étage dans les environs.» « Je suis très heureux de vous connaitre, madame ! » lui répondit Sarrazin, d’un air intéressé, en se baissant pour serrer sa main frêle et noueuse. « Attendez-moi ! Attendez-moi ! » répéta-t-elle, en rentrant chez elle, à tout petits pas. Soudain, une séduisante jeune femme, affichant une mine atrabilaire, presque menaçante, fit irruption dans l’embrasure de la porte que Claudette venait d’ouvrir, toisa longuement Sarrazin, les bras ballants, à attendre la vieille. Son abondante chevelure blonde, remontée sur sa nuque en chignon, ses grands yeux bleus perçants, sa robe courte à fleurs, contenant à peine le renflement de ses seins, lui donnaient l’air d’une créature sortie d’un rêve. Sarrazin détourna rapidement son regard, feignant de consulter sa montre. « Me voila ! » se dépêcha Claudette. « Tenez ! Je vous ai apporté ce confit de framboises, je les ai cueillies de mes mains. » « Elle, c’est Nathalie, ma fille unique…» et, se tournant vers sa fille, la main encore sur sa hanche, qui continuait de fixer dédaigneusement Sarrazin, « Viens ! » lui dit-elle, « je te présente au monsieur ! » La jeune femme leur tourna le dos, avec condescendance, et claqua la porte derrière eux. « Madame Claudette, vous êtes très généreuse, Dieu vous le rendra ! » répliqua Sarrazin, d’un air compatissant, à la vieille dame visiblement embarrassée. Il revint quelques minutes plus tard retrouver Claudette, affairée dans son jardin. « C’est une passionnée de plantes ! » pensa-t-il. « Madame, permettez-moi de vous offrir ces lectures ! ». Il lui tendit, en premier lieu, Le Conte des Mille et une Nuits ; un volumineux livre, à reliure dorée, plein d’images d’Orient, et Préceptes du Bon Musulman ; un fascicule à gros caractères. Claudette prit les livres dans ses bras frêles et fripés, en murmurant : « Merci ! Merci ! ».
Après des heures de mouvement et d’agitation dans la maison, Sarrazin se laissa enfin choir dans le grand fauteuil de crin, par épuisement mêlé de satisfaction. Il venait de terminer d’ordonner son salon. Un minuscule métier à tisser vertical, avec ses barres d’encroix et ses fils de trame, ornait la cheminée au manteau élevé. A côté, une amphore de terre cuite et un cadre luisant, renfermant des médailles modelées dans le bronze, le cuivre, le nickel et, au milieu, une photographie de ses parents, debout côte à côte, inondée de lumière, où le regard de sa maman semblait faiblir. L’attention de Sarrazin se focalisa sur cette cheminée, au pied de laquelle il venait d’installer un mannequin en bois, sans tête, dressé d’une robe aux couleurs écarlates ; jaune, rouge, bleu, et d’un châle, rayé de blanc et de brun, sur les épaules. Un cordon de laine lui ceinturait les hanches. Devant ce corps inanimé, Sarrazin se recroquevilla sur lui-même et éclata en sanglots. Il ne pouvait contenir ses larmes, mêlées à une humeur qui s’écoulait de ses narines, en répétant : « Le monde entier n’est qu’une ombre fugitive, Allahou Akbar ! »
11 novembre 2011
Belfedhal BENYAAGOUB