Contribution : RÉPONSES À ABDELALI MERDACI ET MOHAMED MAÂRFIA
Pourquoi accabler Houari Boumediène ? 1re partie
Par Ali Mabroukine, professeur d’université
«Les mauvaises intentions sont comme les billets de banque, il faut les posséder soi-même pour les prêter aux autres.»
(Jean de La Rochefoucauld)
Il est non seulement légitime mais indispensable que l’histoire passée et celle plus récente de notre pays soit portée à la connaissance aussi bien de nos compatriotes que des chercheurs des pays intéressés par l’Algérie. Cette histoire comporte des pages glorieuses, des épisodes tragiques et une part ineffable d’ombre qui ne sont pas l’apanage de la société algérienne.
Cet exercice, malheureusement, perd de plus en plus de son intérêt, voire de son impact, notamment sur les jeunes générations, victimes d’un enseignement de l’histoire qui confine à l’indigence et d’une culture de l’amnésie, que favorisent grandement, il est vrai, la généralisation de l’utilisation des NTIC et la dictature intellectuelle de l’instantané. Du coup, les jeunes, et les moins jeunes d’ailleurs, ne disposent plus de repères pour se situer dans le temps et ne sont plus en mesure d’interpréter les évènements qu’ils vivent aujourd’hui à l’aune des processus de maturation qui travaillent la société en profondeur et leur confèrent leur signification et leur portée. S’il convient de se réjouir du nombre de monographies, autobiographies et autres témoignages d’auteurs algériens et français parus ces dernières années, consacrés à la domination coloniale et la guerre de Libération nationale, force est malheureusement de constater que nos universitaires et chercheurs, non seulement ne les recommandent pas à leurs élèves, mais ne les utilisent même pas pour leurs travaux en les soumettant, au besoin, à leur propre critique. Par un des ces funestes paradoxes dont ne cesse de se nourrir l’histoire de l’Algérie, c’est au moment où la parole s’est enfin libérée, et que la censure —sans jamais avoir disparu — semble vouloir mettre un bémol à ses oukases stériles, que le nombre de lecteurs d’ouvrages d’histoire chute vertigineusement. Il est par exemple pathétique que les garçons et les filles, nés un certain 5 octobre 1988, soient, pour la plupart, dans l’incapacité d’attribuer une signification aux graves évènements qui se produisirent ce jour-là et les suivants sur l’ensemble du territoire national. Pourtant, le nombre d’ouvrages, d’articles et de témoignages parus sur cette période n’est pas négligeable, en dépit de la disponibilité très relative des sources, ainsi que des réserves que continuent d’exprimer certains acteurs politiques de ce moment-là, pour en relater la gestation et les mobiles complexes qui ont inspiré ce séisme social. Cette mise au point étant faite, il faut à présent évoquer le président Houari Boumediene. En dehors de tout évènement commémoratif (23 août 1932, 18 janvier 1960, 19 juin 1965, 27 décembre 1978), l’ancien président algérien est une nouvelle fois la cible favorite d’un certain nombre de critiques. A quelques jours d’intervalle, l’universitaire écrivain Abdelali Merdaci («La crise du livre et de la lecture en Algérie – L’indiscutable responsabilité de l’Ecole réformée», le Soir d’Algérie du 7 octobre 2011) et le moudjahid Mohamed Maârfia («Tahar Zbiri- Houari Boumediène. Les dessous d’un coup d’Etat manqué», le Soir d’Algérie des 10, 11, 12 et 13 octobre 2011) ont cherché à revisiter l’histoire de notre pays, en accablant le président Boumediene par le recours à des arguments, le plus souvent fallacieux, et une relation des évènements purement controuvée. C’est en vain qu’on chercherait à décoder le message subliminal qui se love dans ces deux réquisitoires. On ne peut, en tout cas, s’empêcher de penser que cette façon de revenir sur l’histoire de la période 1960/1970 relève d’une opération de révisionnisme extrêmement dangereuse pour la mémoire collective, et, en même temps, ne grandit guère ceux qui s’y livrent ainsi, au mépris de la vérité historique.
S’agissant de A. Merdaci (La crise du livre et de la lecture en Algérie. L’indiscutable responsabilité de l’école réformée, le Soir d’Algériedu 7 octobre 2011), il est permis de se demander si l’auteur ne confond pas tout simplement les périodes, les acteurs et les enjeux politiques qui font la trame de l’âge d’or du livre et de la lecture qu’il situe entre 1962 et 1976. Au chapitre des contre-vérités qui risquent de laisser perplexe l’observateur qui conserve quelque souvenir de cette période, la réforme de l’enseignement voulue par Houari Boumediène et dont Mostefa Lacheraf n’aura été que l’éphémère exécutant n’a en aucune manière dégradé la qualité de l’enseignement ; à tout le moins tel n’était pas son objectif. On ne voit pas du reste quel intérêt le président Boumediène aurait eu à remettre en cause les «acquis de l’école algérienne de 1962 à 1976», puisqu’aussi bien c’est sous sa houlette et avec sa bénédiction qu’ont été engagées toutes les réformes de l’enseignement entre 1965 et 1978. A. Merdaci fait grief aux responsables algériens d’avoir confondu langue française et colonialisme français. Ce faisant, il fait bon ménage des pesanteurs de l’histoire et des causes profondes de la révolte algérienne contre le colonialisme. L’arabité et l’islamité furent les deux principaux ressorts de la mobilisation par le FLN/ALN de millions d’Algériens écrasés par l’aliénation culturelle coloniale et quasiment résignés à leur destin d’éternels dominés. L’ensemble des textes fondateurs de la Révolution algérienne insistent sur la réhabilitation de la langue arabe au moment où l’Algérie accédera à l’indépendance. Quel qu’ait été le responsable algérien, à ce moment-là, et quels qu’eussent été ses successeurs, il leur aurait été impossible politiquement, moralement, idéologiquement, d’abjurer les prescriptions consacrées par les textes fondateurs de la révolution et de ne pas réhabiliter la langue arabe. Le président Boumediène ne pouvait, en aucune manière, violenter la symbolique identitaire algérienne, portée non exclusivement, certes, par la seule langue arabe, mais que celle-ci irriguait depuis des temps immémoriaux, quelque opinion qu’on ait de son aptitude à s’adapter aux évolutions scientifiques et techniques. Du reste, A. Merdaci admet que jusqu’en 1977, l’enseignement dispensé aux élèves algériens était de bonne qualité, comme le démontre l’équivalence des diplômes délivrés par les établissements scolaires algériens avec les diplômes européens (notamment français). On voit mal le président Boumediène tourner brusquement le dos à une politique d’enseignement qui avait fait la preuve de son efficacité, permis la formation d’ingénieurs et de techniciens d’un haut niveau et laisser espérer une rapide assimilation par les Algériens des technologies occidentales aux fins de les acclimater aux réalités nationales. Mais ce qu’ignore ou feint d’ignorer A. Merdaci est qu’un rapport accablant sur la situation de l’enseignement en Algérie est remis au président Boumediène dans le courant de l’année 1976. Ce rapport pointe du doigt les effets pervers d’une généralisation indiscriminée de la langue arabe, la formation très lacunaire des enseignants et la menace que fait peser sur toute l’école algérienne la massification de l’enseignement scolaire (exigence, pourtant, on ne peut plus démocratique inscrite au fronton des Tables de la loi de la Révolution algérienne) dès lors que 100% d’une classe d’âge devait obligatoirement être scolarisée. On se demande sur quelle planète vivait alors A. Merdaci. S’agissant du contenu des programmes scolaires remodelés à partir de 1977, le président Boumediene n’était pas en charge de leur confection. On ne peut à la fois reprocher à l’ancien président de la République d’avoir voulu s’occuper du détail de certaines réformes importantes (Révolution agraire, GSE, processus industriel, etc.), et inscrire dans la colonne «passif» de son bilan les prétendus failles de la réforme de l’enseignement à laquelle même le volontariste Mostefa Lacheraf n’avait guère été associé. A. Merdaci qui nourrit une profonde nostalgie pour la période où on faisait lire aux élèves algériens Lamartine, Alfred de Vigny, Rimbaud, au titre des auteurs français ; Assia Djebbar, Yacine Kateb, Mouloud Feraoun, au titre des auteurs algériens, se trompe de cible. Le départ des enseignants coopérants français, au milieu des années 1970, l’algérianisation de l’encadrement pédagogique (à laquelle le président Boumediène ne pouvait tout de même pas s’opposer), la généralisation de la scolarisation, la montée en puissance du courant islamo-conservateur (que d’autres que Houari Boumediène ont cherché à instrumentaliser pour faire pièce à la sécularisation progressive de l’espace public) ; tous ces facteurs se sont ligués, au travers d’un processus lent mais irrémédiable, pour marginaliser l’enseignement de la langue française au profit d’un enseignement de la langue arabe désuet, inepte, archaïque dont le contenu s’inscrivait à rebours de l’option modernisatrice de la société en faveur de laquelle œuvrait le président Boumediene. En même temps, le rapport remis au chef de l’Etat déplore la scolarisation interminable d’un grand nombre d’étudiants à l’université (12 à 14 ans pour achever une licence) ; ce qui conduit le président de la République à instruire Abdelatif Rahal, nommé en avril 1977, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, d’instaurer un numerus clausus, non pas à l’entrée de l’université, mais en cours de scolarité, afin d’épargner à l’université algérienne une clochardisation inéluctable (devenue aujourd’hui réalité). Est-ce d’ailleurs un hasard, si à l’occasion du 4e congrès du FLN qui désigne, en janvier 1979, en la personne de Chadli le successeur de H. Boumediène, Mostafa Lacheraf et Abdelatif Rahal furent voués aux gémonies avec une rare violence (ils furent tantôt traités de suppôts de l’impérialisme et tantôt de francophiles dégénérés) de la part de ceux qui n’auraient jamais osé lever le regard sur le président Boumediène ; tout cela avant que Chadli ne transmette le flambeau du secteur de l’éducation à M. Chérif Kharoubi et A. Brerhi qui prirent une part décisive, comme chacun le sait, à l’effondrement de tout le système éducatif, lequel sera d’ailleurs poursuivi avec un rare aveuglement par l’ensemble de leurs successeurs. Parce que le président Boumediène voulait que l’Algérie se dotât de tous les atouts pour se moderniser, lutter contre le sous-développement, acquérir les technologies les plus récentes, il a décidé avec le courage que les historiens objectifs lui ont reconnu depuis longtemps de mettre un terme à une arabisation anarchique, voire irresponsable, qui aurait fini par balayer l’ensemble des artifices de l’école algérienne, toute dédiée aux humanités, selon les vœux de Merdaci, mais qui ne s’adressait, en définitive, qu’à une minorité triée sur le volet. L’école algérienne, chère à notre professeur, n’était qu’un château de cartes que la première secousse a fait s’effondrer, dès lors que le 4e congrès du FLN avait décidé de remettre à l’honneur un processus pervers interrompu par le président Boumediene lui-même ; processus qui ne répondait pas seulement aux aspirations des élèves algériens et de leurs parents ; il compromettait, à terme, l’ouverture culturelle de l’Algérie sur le monde. En réalité, l’analyse de A. Merdaci manque de profondeur historique. La recherche de boucs émissaires, d’autant plus commodes qu’ils ne sont plus là pour répondre de leurs choix, ne fait guère progresser la compréhension de l’évolution de la société algérienne dont le système éducatif n’était sans doute que le plus emblématique des microcosmes. Aucune société n’est manipulable à discrétion. La détermination politique, dût-elle émaner d’un chef charismatique à la légitimité incontestable, ne saurait à elle seule commander aux hommes et aux choses. La construction de l’Etat algérien reste encore à ce jour une entreprise fragile et révocable. Au lendemain de l’indépendance, c’est une formation historique et sociale fragmentée, émiettée, segmentée, hétérogène, composite, dans laquelle les liens primordiaux tiennent lieu de ciment unificateur de la nation, dont vont hériter les responsables algériens, sans que malheureusement une majorité d’entre eux en aient eu une claire conscience. Il fallait concevoir de toutes pièces un système éducatif, cohérent, complet, articulé à une société dont les cadres traditionnels avaient volé en éclats durant la colonisation et capable de s’adresser à des citoyens dont les parents étaient majoritairement analphabètes. Il fallait à la fois restituer à la langue arabe la place que les pères fondateurs du mouvement national lui avaient d’emblée assigné et faire sortir le pays du sous-développement. Il fallait à la fois promouvoir un enseignement de qualité et démocratiser son accès aux catégories sociales qui avaient le plus souffert de la colonisation. Tel était, du reste, le message du 1er Novembre 1954 et telle était la feuille de route du Congrès de la Soummam d’août 1956. L’option qui a été faite à partir de 1962 jusqu’en 1977 répondait en apparence à cette double exigence, sauf que le ver était déjà dans le fruit depuis longtemps, l’Algérie ne disposant pas de ressources humaines et matérielles suffisantes pour instaurer un véritable bilinguisme à l’usage de tous les enfants algériens scolarisables. A la fin de l’année 1976, alors qu’il vient d’être élu président de la République au suffrage universel direct, Houari Boumediene, dans une solitude impressionnante, décide de mettre un terme à l’arabisation. A sa façon, avec une dose de volontarisme sans doute excessive, dans la mesure où elle prenait à revers la haute administration de l’éducation nationale, jusqu’alors instruite d’arabiser tous azimuts, passant outre les mises en garde du Dr Ahmed Taleb Ibrahimi alors ministre conseiller à la présidence de la République, mais aussi ancien ministre de l’Education (dont la responsabilité dans l’échec du processus d’arabisation est immense), il décrète la mise en concurrence de la langue arabe (langue nationale et officielle) et du français (langue étrangère assurément, mais langue de travail, de recherche et du progrès scientifique), concurrence dont l’issue ne pouvait faire de doute, dès l’instant que la langue arabe était pour l’essentiel cantonnée aux sciences humaines et sociales et qu’elle était caractérisée par un enseignement scolastique du niveau le plus indigent. Une fois la décision prise de restaurer la langue française dans l’enseignement restait à élaborer le mode opératoire de la réforme. C’est sur ce point qu’Abdelali Merdaci aurait gagné à éclairer le débat. D’abord n’était-il pas trop tard pour revenir sur l’arabisation en 1977 ? À cette époque, 70% des élèves de l’enseignement primaire, moyen et secondaire sont entièrement arabisés, tandis que l’enseignement du français est déjà réduit à la portion congrue. Comment refranciser ceux qui s’étaient désaccoutumés de la lecture de Rimbaud et comment franciser ceux qui entamaient leur scolarité ? Avec quels programmes ? Quels enseignants ? Quel type d’apprentissage de la langue ? Il aurait fallu battre le rappel des coopérants français installés dans leur pays sans esprit de retour en Algérie, créer une académie de la langue française, convaincre la France d’ouvrir des dizaines de centres culturels à travers l’ensemble du territoire national, mettre sur pied une gigantesque collaboration culturelle avec l’ancienne puissance coloniale, tout en la mettant à l’abri d’instrumentalisations politiciennes inévitables. Un pari redoutable, insensé, diront certains. C’est, pourtant, ce à quoi semble se résoudre le président Boumediène, fort de sa réputation de nationaliste ombrageux qui ne peut nourrir aucun complexe vis-à-vis des tenants d’une arabisation intégrale de l’enseignement et même de l‘administration. Mais le président Boumediène ne vivra encore que 17 mois après cet indicible début de mutation du système scolaire auquel le 4e congrès du FLN donnera un coup d’arrêt définitif, en janvier 1979.
En ce qui concerne Mohamed Maârfia («Tahar Zbiri-Houari Boumediène – Les dessous d’un coup d’Etat», le Soir d’Algérie des 10, 11, 12 et 13 octobre 2011), l’objectif de cet article est clair. Il est de présenter le colonel Boumediène comme un dictateur, obnubilé par le seul exercice solitaire du pouvoir, érigeant le principe de collégialité en loi d’airain, avant de le piétiner, n’accordant une oreille attentive qu’aux membres du club restreint d’Oujda, méprisant les moudjahidine de la première heure au profit des officiers déserteurs de l’armée française (ci-après les DAF) dont il a fait la promotion à tous les niveaux de l’Etat. A suivre M. Maârfia, Houari Boumediène n’avait pas de vision, sinon celle de la trace qu’il laisserait dans l’histoire. Il s’est joué de tous les protagonistes des luttes d’appareil, de factions et de clans qui ont jalonné l’histoire de l’Algérie depuis sa désignation à la tête de l’Etat-major général (EMG), en décembre 1959-janvier 1960. Et sans doute que lorsque le président Boumediène prit définitivement congé de ses contemporains, le 27 décembre 1978, l’Algérie, toutes catégories sociales et toutes classes d’âge confondues, put, enfin, recouvrer sa respiration. Comme l’article, extrêmement long, de Mohamed Maârfia virevolte sans cesse d’une question à une autre, d’une période à l’autre, d’une personnalité à une autre, sans qu’un fil d’Ariane vienne les enchaîner et que, par ailleurs, l’anecdote caustique et jubilatoire y tient une place prééminente, comme s’il est apparu insolite pour l’auteur que des chefs politico-militaires puissent avoir des états d’âme comme tous les autres humains, c’est arbitrairement que j’ai choisi quelques points pour répondre à notre moudjahid. Je commencerai par les déserteurs de l’armée française, l’itinéraire de H. Boumediène au sein de l’ALN, ce qu’il en a été de la collégialité au sein du Conseil de la Révolution, enfin du bilan que l’on peut dresser de l’action de Boumediène à la tête de l’Etat entre 1965 et 1978. Je mets naturellement au défi Mohamed Maârfia d’apporter la plus mince réfutation argumentée à mes assertions, toutes puisées aux meilleures sources. Le moudjahid Maârfia n’avait nul besoin d’accabler H. Boumediène pour faire le panégyrique du colonel Tahar Zbiri, homme estimable et respectable. Alors même que ce dernier ne cessait de vouloir se rapprocher d’A. Ben Bella qui l’avait nommé à la tête de l’état-major, aux fins d’isoler H. Boumediène, le futur chef de l’Etat algérien le maintiendra à ce poste, après le redressement du 19 juin 1965, jusqu’au fatidique 14 décembre 1967. Et lorsque Tahar Zbiri exprimera ses multiples désaccords avec H. Boumediène sur des questions politiques, militaires et personnelles, ce dernier lui ouvrira sa porte et écoutera ses doléances. Qu’il ne les ait pas pris en compte pour infléchir ses méthodes de gouvernement est une autre affaire. Les fins de non-recevoir que H. Boumediène opposera à son chef d’état-major ne diminuent en rien la pertinence des options de Houari Boumediène et, rétrospectivement, ne démontrent pas la lucidité dont aurait fait preuve, semble-t-il, Tahar Zbiri. La question n’est pas de savoir si Tahar Zbiri s’était, à un moment ou à un autre, distancié du style de Houari Boumediène ou du choix de ses collaborateurs, elle est d’abord de savoir en quoi ce style malmenait les principes de la Révolution dont Tahar Zbiri se voulait l’avocat inlassable, ensuite en quoi les propositions de ce dernier (mais lesquelles ?) étaient de nature à remettre les pendules à l’heure et permettre la réconciliation des frères ennemis. Mohamed Maârfia passe sous silence le fait que Tahar Zbiri respectait profondément le président Boumediène et qu’il avait une grande admiration pour lui. En revanche, la montée en puissance des DAF, la confiscation de la décision politique non pas seulement par les membres du groupe d’Oujda, mais aussi par le DGSN, le colonel Draïra, le commandant de la Gendarmerie nationale, le colonel Bencherif, la soustraction au débat des orientations économiques et industrielles par Belaïd Abdesslam et l’équipe des industrialistes, s’étaient conjurées pour donner au chef d’état-major le sentiment qu’il n’était guère partie prenante dans le processus de décision.
En ce qui concerne les DAF
L’auteur de ces lignes n’a, a priori, aucune aptitude à en parler en parfaite connaissance de cause. Mais il y a l’histoire que tout le monde doit connaître. Le premier personnage politique à s’inquiéter de l’audience des DAF auprès du colonel Boumediène est un des membres du fameux «groupe des 22» qui a déclenché l’insurrection du 1er Novembre 1954. Il s’agit de Zoubir Bouadjadj qui interpelle un jour, à l’Assemblée nationale, le colonel Houari Boumediène pour lui demander de s’expliquer sur le traitement de faveur qu’il est en train de réserver à des hommes ayant rejoint le maquis sur le tard, après avoir démissionné de l’armée française, mais non sans avoir obtenu l’assurance, semble-t-il, que l’indépendance de l’Algérie serait imminente. H. Boumediène eut cette réponse qui valait son pesant d’or : «De la même manière que ces hommes ont servi sous le drapeau français jusqu’à leur démission, ils serviront l’Algérie indépendante et formeront les futurs officiers de l’ANP.» H. Boumediène aurait voulu laisser entendre, pour rassurer un auditoire majoritairement composé de militaires historiques et de militants issus pour l’essentiel du PPA/MTLD, que ces DAF n’étaient que des mercenaires à la solde de leurs commanditaires successifs, qu’il n’aurait pas utilisé expression plus appropriée. Et l’on est fondé, aujourd’hui, à aller plus outre dans l’interprétation subséquente de cet aveu, en se demandant si les DAF qui l’avaient écouté, ce jour-là, n’avaient pas convenu de préparer quelque coup de Trafalgar contre lui, au besoin en s’appuyant sur des officines étrangères pour prix de sa condescendance et de son mépris à leur égard. Quelques années plus tard, ce sera au tour du commandant de la 1re Région militaire, le colonel Saïd Abid, dont la personnalité, l’autorité, le sens de l’organisation et le niveau intellectuel n’ont curieusement pas été mis en évidence par M. Maârfia, de s’alarmer des pouvoirs accrus dévolus au colonel Abdelkader Chabou en qualité de secrétaire général du ministère de la Défense nationale et de l’émergence, irrépressible, à ses yeux, des DAF aux postes de commandement de l’armée (Sélim Saâdi Slimane Hofmann, Mohamed Zerguini, Khaled Nezzar, Larbi Belkheir, Hamou Bouzada, etc.). H. Boumediène lui prodigue quelques apaisements en lui rappelant notamment qu’il l’a désigné à la tête de la plus importante région militaire, que pas un seul des autres chefs de région n’est issu de l’armée française, qu’il a besoin des DAF pour encadrer les officiers de l’ANP et assurer l’intendance, cependant que la connaissance que ces hommes ont des habitudes et des méthodes de travail de l’armée française constitue un atout pour l’Algérie, au regard de sa stratégie dans la région subsaharienne et même, au-delà. Il ajoute, enfin, caustique, comme il lui arrivait de l’être parfois, avec ses compagnons de route, que la plupart des colonels de l’ALN sont incapables de déchiffrer une carte d’état-major et qu’il leur faut donc consentir à passer la main, dans l’intérêt même de l’Algérie. Ces arguments n’emportent pas l’adhésion du colonel Saïd Abid qui fait notamment valoir au président Boumediène qu’il convient soit d’envoyer les élèves officiers se former et se perfectionner à l’étranger (Frounze, Odessa, Le Caire, Madrid, etc.) soit ramener des coopérants étrangers en les faisant encadrer par des officiers supérieurs algériens. Ceci posé, la seule question qui vaille est celle de savoir si les DAF avaient démissionné de leur propre chef, ayant acquis progressivement la conviction qu’il fallait d’ores et déjà se mettre au service d’une armée algérienne indépendante (c’est certainement le cas des A. Allahoum, M. Allahoum, H. Khellil, A. Latrèche, S. Aït Messaoudène, tous aujourd’hui disparus et quelques autres) ou si, au contraire, ils n’étaient pas une sorte de cheval de Troie des services secrets français dans l’appareil d’Etat algérien en gestation. Le débat a été ouvert par les historiens et certains hommes politiques au sujet du rôle clé qu’a pu jouer un homme dans les sommets de l’Etat, à savoir le général-major défunt, Larbi Belkheir, une première fois entre 1980 et 1992 et une deuxième fois entre 1999 et 2005 (année où il est expédié manu militari à Rabat, comme ambassadeur d’Algérie). Pour l’histoire, il est utile de rappeler que le président H. Boumediène l’avait volontairement marginalisé vers 1975 en le nommant à la tête de l’Enita, avant que le président Chadli ne le réintroduise dans les jeux de pouvoir, et ne lui remette, presqu’aussitôt, la gestion du traitement des dossiers les plus sensibles du pays, avec les résultats que les historiens scrupuleux ont déjà établis. Saïd Abid, moudjahid de la première heure, s’était battu pour une armée algérienne authentiquement nationale. La question n’est pas de savoir s’il avait tort ou raison. Il est seulement regrettable qu’il n’ait pas pu s’entendre avec le président Boumediène ; il ne cessa de lui envoyer le colonel Zbiri qui partageait avec lui les mêmes appréhensions à l’endroit de la montée en puissance des DAF. Le chef d’état-major ne voyait pas d’autre issue à cette crise que d’engager une épreuve de force avec le président Boumediène, alors que le patron de la 1re Région militaire était hostile à tout casus belli. Par un de ces cruels paradoxes dont l’histoire de notre pays n’est hélas pas avare, le premier est toujours de ce monde (que Dieu lui prête encore longue vie), alors que le second a disparu voilà bientôt 44 ans.
A. M. (À suivre)
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2011/10/23/article.php?sid=124800&cid=41
23 octobre 2011
Contributions