Mercredi 12 Octobre 2011
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Cette définition, qu’Ibn Khaldoun a donnée du savant type, est applicable aussi à lui-même.
Pour beaucoup, ce n’est évidemment pas une révélation, mais il est bon de le redire à la génération d’aujourd’hui à travers le monde qui, mal instruite, désinformée et bornée à l’orgueil de l’Occident, doute encore de l’apport des Arabes aux sciences humaines, et spécialement à celle de notre pays, nos jeunes qui, hélas! trop souvent, «trouvent beau tout ce qui vient de loin!» – pour reprendre une objection pleine de faconde inscrite dans un vers extrait de la célèbre section terminale «Le Voyage» du très long poème «La Mort» de Baudelaire s’adressant «aux amateurs du progrès». Non que je haïsse le progrès – au reste, de quel progrès s’agirait-il, s’il n’est plutôt une ingérence calculée à la valeur du profit
recherché? Ne savons-nous pas que certains chercheurs étrangers jouissent du titre fort inattendu, et ils s’en réclament souvent, de «spécialiste de la Révolution algérienne»? Il faut bien le dire, le manque de confiance inexpliquée en nos chercheurs et, conséquemment, la carence dans la valorisation de ces chercheurs, ont largement favorisé, non la sympathie d’apprendre de l’étranger ce que nous sommes, mais notre exaspération et notre rejet de tout ce qui nous «vient de loin».
Et d’une façon très juste, à la suite de nombreux et beaux travaux, par exemple parmi les plus récents, ceux de Georges Labica (Politique et religion chez Ibn Khaldoun), Vincent Monteil (Ibn Khaldûn, Discours sur l’Histoire universelle, Al-Muqaddima), Smaïl Goumeziane (ancien ministre du Commerce, docteur ès Sciences économiques et spécialiste de la Méditerranée) s’investit totalement dans son ouvrage Ibn Khaldoun, un génie maghrébin (*). Il essaie de montrer combien la pensée d’Ibn Khaldoun (Tunis, 1332 – Le Caire, 1406) est éminemment moderne, non seulement par rapport à son époque, mais certainement par rapport à aujourd’hui même. À ce sujet, il écrit en effet longuement: «Pour lui, comme pour les auteurs des Lumières, la rationalité scientifique permet à l’homme de saisir l’évolution du monde réel, contrairement à la connaissance du monde religieux qui nécessite le recours à la foi. Dans ce sens, la philosophie des Lumières hérita aussi, et implicitement, pour n’avoir jamais eu connaissance des travaux d’Ibn Khaldoun, de ses idées et de ses concepts. [...] Comme lui, les auteurs les plus en vue du siècle des Lumières dénoncèrent le manque de curiosité de leurs prédécesseurs, les méthodes utilisées et l’absence d’une critique objective de leurs travaux, trop marqués par leurs liens avec le surnaturel ou par la confusion avec les vérités révélées. Montesquieu, l’un des plus brillants représentants des Lumières, formula ainsi sa philosophie de l’Histoire: «Il y a des causes générales, soit morales soit physiques, qui réagissent dans chaque monarchie, l’élèvent, la maintiennent ou la précipitent, tous ces accidents sont soumis à des causes.» Quelques années, plus tard, dans L’Esprit des lois (1748), le philosophe français confirmait la «relativité du régime monarchique». Ce qu’avait écrit Ibn Khaldoun lorsqu’il définissait l’Histoire comme cette philosophie qui «consiste à méditer, à s’efforcer d’accéder à la vérité, à expliquer avec finesse les causes et les origines des faits, à connaître à fond le pourquoi et le comment des événements». En d’autres termes, pour Montesquieu, comme pour Ibn Khaldoun, le monde devait être expliqué, pour cela il devait être étudié et connu par la raison humaine en se méfiant des idées reçues et des premières perceptions sensorielles. Appliquée à l’étude de la monarchie, la méthode d’Ibn Khaldoun lui permettait, dès le xive siècle, de conclure qu’elle était minée par des contradictions qui la conduiraient au déclin puis à la mort.»
À raison, Smaïl Goumeziane observe encore: «L’Encyclopédie de Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert réalisée entre 1751 et 1772, met particulièrement en évidence l’héritage implicite d’ibn Khaldoun. Son véritable titre, Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, rappelle à bien des égards la place centrale qu’Ibn Khaldoun accordait à ces thèmes dans Al Muqaddima, tout comme l’idée de regrouper, dans un seul document, l’ensemble des connaissances scientifiques du moment. En ce sens, on peut dire qu’Al Muqaddima fut l’ancêtre de L’Encyclopédie. Lors de la parution de cette dernière, on nota d’abord et fort justement l’influence explicite et décisive de Descartes, Bacon, Newton et Locke sur les rédacteurs de L’Encyclopédie. Si, à cette époque, on ne connaissait pas les travaux d’Ibn Khaldoun, on remarque aujourd’hui la correspondance implicite sur bien des points.» Le jugement nuancé de Smaïl Goumeziane, accompagné de nombreuses notes, trouve son originalité et sa pleine solidité quand, se référant à L’Encyclopédie et à Diderot, il affirme: «Le philosophe doit être capable de «démasquer les erreurs». Il s’agit en somme d’un savant type comme le définit Ibn Khaldoun, c’est-à-dire d’une personne dont «l’esprit clair et un bon sens bien droit doivent distinguer naturellement entre le possible et l’impossible». Par ailleurs, les auteurs de L’Encyclopédie, s’appuyant sur les travaux de Newton, affirmaient que seul le sensible pouvait conduire à l’abstraction, et que l’observation et l’expérimentation constituaient des étapes essentielles de la connaissance scientifique. Là encore, Ibn Khaldoun les avait devancés, lui qui définissait les trois niveaux de la pensée et prônait l’observation et le recours à la logique spéculative pour étudier la réalité. [...] Dans la société des hommes, les auteurs du xviiie siècle constataient tout comme Ibn Khaldoun, la nécessité des lois humaines pour réguler la société dans le sens d’une plus grande justice et du respect des droits des personnes.»
Dans son Ibn Khaldoun, un génie maghrébin, Smaïl Goumeziane étudie, analyse et présente de nombreuses facettes de la pensée khaldounienne dont L’homme politique et le savant, L’historien, L’économiste, Le Maghreb au coeur des conflits, Ibn Khaldoun et le siècle des Lumières. En somme, dans son livre, Goumeziane nous remet en mémoire l’illustre personnalité d’Ibn Khaldoun tout en mettant en lumière, à la fois, sa pensée riche en hautes valeurs, son art délicat et sa place dans l’actualité universelle. À cet effet, il se consacre à une analyse fine, méthodique et convaincante de l’oeuvre monumentale de ce maghrébin génial du xive siècle qui réunit en lui science et action, et dans laquelle les plus grands chercheurs modernes libres continuent de puiser des références pour étayer les conclusions de leurs travaux nouveaux dans tous les domaines: Histoire, Politique, Sociologie, Économie politique, Psychologie sociale. Enfin, la plus belle vanité de l’Algérien est, sans conteste, de vouloir commencer à lire Ibn Khaldoun pour apprendre ce qu’est la liberté du jugement et comment la porter à son plus haut point.
(*) Ibn Khaldoun, un génie maghrébin de Smaïl Goumeziane, EDIF 2000, Alger, 2001, 190 pages.
12 octobre 2011
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