Le philosophe qui interrogeait les évidences et les concepts en installant de la complexité et en semant le doute était au centre d’une rencontre avec Benoît Peeters, auteur d’une biographie de référence sur Jacques Derrida. Si l’ouvrage de Peeters ne révèle pas la vérité de l’œuvre de Derrida, il apporte un éclairage sur la pensée “derridienne”.
L’Agence algérienne pour le rayonnement culturel (Aarc), en partenariat avec le Festival international de la bande dessinée d’Alger (Fibda), a organisé, avant-hier après-midi à la villa Abdeltif, une rencontre avec Benoît Peeters (invité du Fibda, en sa qualité de scénariste de BD), auteur de Derrida et de Trois ans avec Derrida, les Carnets d’une biographie (éditions Flammarion, 2010).
Après plusieurs biographies, notamment sur Hergé, Paul Valéry et Alfred Hitchcock, Benoît Peeters a entamé ses recherches sur Jacques Derrida, en 2007, pour qu’en 2010 soit publiée sa biographie, Derrida, qu’il a accompagnée de Carnets, dans lesquels il rend compte du travail colossal qu’il a accompli entre une lecture approfondie de l’œuvre de Derrida et des recherches minutieuses. Une aventure périlleuse qui a donné naissance à une biographie dense et fouillée, qui reprend les différentes étapes de la vie de Jacques Derrida et le milieu social et intellectuel dans lequel il avait évolué : ses relations avec les philosophes et autres intellectuels de l’époque (comme Heidegger, Sartre, Foucault, Bourdieu). Cette biographie “n’est pas la vérité d’une œuvre mais simplement un éclairage. Un éclairage oblique qui montre que sa trajectoire n’est pas sortie de nulle part”, appuie Benoît Peeters, dont la biographie se subdivise en trois parties. La première, intitulée Jackie, relate l’enfance et les débuts dans la vie de Jacques Derrida, né à El-Biar (Alger) en 1930, dans une famille juive appartenant à la petite bourgeoisie. D’origine modeste, Jackie ne quittera jamais l’Algérie, jusqu’à ses 19 ans où il part poursuivre ses études à Paris et y obtenir une agrégation.À son arrivée en métropole en 1949, un choc se produit (après le premier choc occasionné par son exclusion de l’école en 1942). Jackie plonge dans le désarroi, rate deux fois l’entrée à Normale Sup, mais il est très vite soutenu par Althusser qui lui demande d’apprendre “à faire le singe”. Jackie obtient son agrégation et passe une année aux USA avant de rentrer en Algérie, à l’âge de 26 ans, pour passer son service militaire à Koléa. Il prend conscience de la réalité de la guerre, et même s’il n’a pas montré son soutien à la cause algérienne, Benoît Peeters pense que le soutien de Derrida à l’Afrique du Sud et à la Palestine est, quelque part, une manière d’accomplir “ce qu’il n’a pas pu faire avec l’Algérie”, d’afficher clairement son engagement. Lui qui s’interrogeait sur “comment avoir une position de gauche forte sans être inféodé au stalinisme”, explique l’auteur, avant de souligner que Derrida était un “antitotalitaire fondamental”. Jacques Derrida, dont “la pensée n’a jamais été détachée de la politique”, était également à l’origine de la création, en novembre 1993, à la suite de l’assassinat de l’écrivain algérien Tahar Djaout, du Parlement international des écrivains.
Déconstruction ? Plutôt “désédimentation” !
En outre, le biographe a également évoqué le reproche qu’on avait formulé à l’encontre de Derrida, concernant sa non-signature du “Manifeste des 121”. Benoît Peeters a signalé qu’à ce moment-là, Derrida, qui avait “un rapport étrange à l’institution”, n’était pas encore le penseur auquel les chercheurs américains vouent un culte aujourd’hui.
En effet, sa théorie sur la déconstruction est très prisée. Mais d’après Benoît Peeters, la déconstruction est un concept d’Heidegger, à la base, traduit de l’allemand, à partir de Zerstörung, qui signifie destruction. Car “Heidegger est une clé de la pensée de Derrida”. Donc pour Peeters, lorsqu’on dit déconstruction, il faut entendre plutôt “désédimentation”. Toute l’œuvre de Jacques Derrida, disparu en 2004, qui a pour point crucial l’appartenance et qui refuse le communautarisme, tend à “revisiter les concepts en les inquiétant et en introduisant de la complexité”. Non pas déconstruire pour reconstruire, mais semer le trouble et le doute et même la fragilité dans ce qui nous semble évident, achevé, terminé. En tout cas, les trois années de recherche et de travail ont suffi à Benoît Peeters pour assimiler l’œuvre de Jacques Derrida, dont la réflexion a dépassé les frontières de la philosophie.
Sara Kharfi
10 octobre 2011
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