« Faites attention: ce peuple est ignorant et violent. On ne peut pas faire une révolution avec lui». C’est ce qu’on se croit obligé, souvent, de dire au chroniqueur, pour répondre à ses positions. On peut rétorquer par le plus simple : si ce peuple est devenu ignorant et violent, c’est la faute à qui ?
A un système qu’il faut changer, maintenant, avant que cela ne soit pire. L’essentiel n’est cependant pas dans la conversation, mais dans ces images : les Algériens ont peur d’eux-mêmes. Ils ont peur de se manger, se tuer, se voler et se marcher dessus. C’est un crime qu’on leur a déjà fait faire. Un jour, on les a montés les uns contre les autres. On le sait. Tous le savent. Surtout les morts. Depuis, l’Algérien ne s’aime pas et, pire encore, se déteste comme aucun peuple n’a détesté un voisin. L’image de l’Algérien sur l’Algérien est la pire qui soit, la plus raciste, la plus dégradante, la plus abimée. Dans une sorte de tour de force par l’hypnose et la propagande, ce peuple a endossé le statut que lui imposent ceux qui le gouvernent. Il faut peut-être relire Frantz Fanon comme un manifeste moderne en remplaçant, encore une fois, l’équation colon/colonisé, par décolonisateur/décolonisé. Le colonisé se sent «nègre», «arabe», méprisable, reprend les tics qu’on lui suppose, la paresse de «l’Arabe», la musculature du Noir, la ruse du tiers-mondiste. Il finit par y croire et s’en revendiquer car c’est le seul moyen de faire baisser la pression qui s’exerce sur lui par l’Autre, le dominant. Il y a une explication de la perception de l’Algérien par l’Algérien dans «Les damnés de la terre».
Nous en sommes arrivés à croire que ce n’est pas le Pouvoir qui est le Mal, mais nous. Que le pouvoir est le seul garant du cessez-le-feu entre nous et nous-mêmes. Que sans le Pouvoir, on va se manger. Sur l’échelle des effets spéciaux, c’est une immense prouesse du colonisateur moderne. Faire croire à sa nécessité et à sa mission civilisatrice en terre barbare ou tentée par des cycles de barbarie. Par la suite, les Algériens ont donc mis le costume: ils sont ce qu’on a voulu qu’ils soient: un peuple qui fait peur au peuple. Ils frappent, cassent, brûlent ou volent. Tous ? Non, justement, mais le cinéma néocolonial ressemble au traitement de la crise des banlieues par France: on fait peur aux classes moyennes par les classes en déshérence. On joue sur la délinquance et ses images, sur la peur de l’Autre, sur le portrait. Ailleurs, on le fait avec des télés, ici avec certains journaux, des réseaux informels et le discours ambiant.
«Nous ne sommes pas aptes à la démocratie. Nous ne pouvons pas faire de révolution douce et non violente. Nous sommes incapables. Nous ne sommes pas des gens intelligents. Nous ne pouvons pas discuter sans nous manger. Nous ne sommes pas un seul peuple mais des millions d’avis. Nous sommes des barbares. Nous sommes inférieurs. Nous sommes déjà morts. Nous ne méritons pas qu’on nous consulte. Nous sommes à surveiller. Nous sommes des sauvages». C’est ce qu’on a réussi à faire croire aux Algériens au point où les Algériens le croient profondément. Difficile de libérer un homme qui revendique ses chaînes comme des bijoux, dit un proverbe imaginaire. Et c’est la tristesse : ce que deux mille ans de colons de toutes nationalités n’ont pas réussi à faire, le Pouvoir a réussi à nous le faire croire par nous-mêmes : que nous ne méritons pas la liberté !
10 octobre 2011
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