A la connaissance approfondie des dogmes religieux il joignait celle des lois morales ; mais ce qui le distinguait des autres savants de son siècle, à un degré éminent, c’était la perspicacité merveilleuse avec laquelle il avait sondé les mystères de la vie spirituelle et certainement Dieu, en le créant principalement pour être le soutien de la doctrine contemplative, lui avait donné la mission d’appeler les hommes à le suivre dans cette voie !»
Abû Madyan est considéré avant tout comme un chef d’école. On sait qu’il est né près de Séville en 1126 puis vint se fixer à Fes et reçut les leçons du légiste Hosseïn Ben Ghaleb et celles du chaykh Abou el Hassan Ali Bensmaïl Ben Mohammed Ben Abdellah el Hirzihem (mort en 1173) ainsi que celles du grand maître Abou Yezza en-Nourben (Ennour) Mimoun Abdellah al-Azmiri (mort en 1176, à l’âge de 13O ans paraît-il !).
Après Fes, la première ville importante où il vécut fut Tlemcen. Il s’établit sur la montagne d’el Baâl qui domine le ribat – sanctuaire d’el Aubbad près du tombeau de Sidi Abdellah Bénali (mort vers 1O7O). Là il enseigna assez longtemps pour finir de se diriger vers La Mecque où il rencontra moulana Abdelkader Jilani. Il retourna à Séville, puis professa ensuite à Cordoue avant de s’établir à Bougie.. Sidi Abû Madyan forma, présice-t-on, plus de mille savants de haut rang.
La plus ancienne zaouïa née au Maghreb musulman date de la première moitié du XIII ème siècle : il s’agit de celle appartenant à la confrérie Chadhilya. Le fondateur de cette tariqâ est Abû El Hassan Ali Ben Abdallah Ben Abdeldjebbar Chadhily ; il est né le 24 Novembre 1196, – environ une année avant la mort de Sidi Boumédiène Choaïb – dans la tribu des Ghomara dont-il se réclame – près de Cueta (Sebta), pas loin de Tanger.
Dans sa jeunesse, nous dit-on, il « élabora le projet de se rendre en Irak afin de se mettre en quête d’un pôle spirituel ; finalement ce fut chez lui, au Maroc qu’il le trouva en la personne d’un ermite qui vivait au sommet d’une montagne appelée Djebel Âlem, au cœur du Rif : c’était Abdeslam Ibn Mashîch, disciple du Chaykh Abderrahmane El Kinaoui. Lequel, brillant élève de sidi Boumédiène Choaïb, saint protecteur de Tlemcen, mourut la même année que son auguste maître en 1197.
Ibn Mashîch, contemporain et sujet du sultan Abdelmoumen Benali fondateur de la dynastie des Almohades (mort en 1163), fut un soufi probe et rigoureux qui professa toute sa vie son attachement aux valeurs prônées par son maître spirituel Abû Madyan. Sa conduite était en tout point conforme à ses paroles, aussi fut-il un des premiers à dénoncer l’imposture d’un certain Abou Toudjin qui s’était mis à la tête d’une bande de rebelles assoiffée de pouvoir ; Ibn Mashîch paya de sa vie sa noble attitude vis-à-vis de cet énergumène qui le fit assassiner par ses partisans le 15 Décembre 1227.Le peuple rendu furieux par la mort odieuse de ce saint homme élimina ses assassins !
Quelque temps après la disparition d’Ibn Mashîch son disciple Abû El Hassane Chadhily s’empressa de quitter subrepticement son pays pour finir de prendre la route de l’Orient. Passant par Tlemcen il fut un auditeur attentif des grands chaykh de Djamaâ el Kebir ou de la mosquée d’Agadir alors même qu’il séjourna quelques mois dans l’ermitage d’El Aubbad ; il arriva ensuite à Béjaïa où sa réputation l’avait précédée ; puis continuant son chemin il parvint aux abords de Tunis, là il vécut une période de retraite dans les montagnes environnantes, à Chadhila (d’où le nom Chadhily !)
«Il s’adressa alors aux hommes et s’attira de nombreux disciples. Cependant la jalousie du tout puissant cadi de Tunis obligea le Chaykh à fuir le pays pour aller se réfugier en Egypte accompagné de quelques-uns de ses proches, parmi lesquels son fidèle élève Abû El Abbès El Mursi (soufi andalou originaire de Murcie, qu’Abû El Hassan Chadhily désignera plus tard comme son successeur !)»
Pour la plupart des Maghrébins arrivés en Egypte, la ville d’Alexandrie restait plus qu’un passage obligé, une étape importante ; ce fut ainsi que le nouvel arrivant et ses compagnons choisirent de s’y fixer. De la sorte, l’ordre des Chadhilya finira de prendre naissance dans la grande métropole du delta, ensuite ira essaimer à partir de là dans toute l’Egypte.
D’Alexandrie, Chaykh Abû El Hassan traversait chaque année le pays afin d’accomplir son pèlerinage rituel. Et sur cette route qu’il avait suivie plusieurs fois, dans un petit hameau en plein désert du sud égyptien à Hurmaythrâ, au bord de la mer Rouge, au retour de son dernier hadj qu’il mourut en l’année 1258 âgé de 62 ans.
Durant son séjour en Egypte, Abû El Hassan Chadhily avait comme serviteur Mâdi Ibn Soltane ; ce dernier, à la mort du maître rejoignit le Maghreb afin d’y répandre l’enseignement du cheikh !
«- Cependant, les historiens s’accordent à dire que parmi les disciples formés par Chadhily, tant en Tunisie qu’en Egypte, ce fut le faqîh Ibn Abbâd le premier Maghrébin que l’on pourrait qualifier de Chadhily !…Après avoir étudié les sciences ésotériques, il se tourna vers la vie spirituelle tout en assurant la fonction d’Imam khâtib dans la mosquée université El Qarawîyîn de Fes. Auteur d’un ouvrage «Les gloires révélées du mémorial de la chadhilya – el mafâkhîr el ûlyâ fî al masîra chadhilya», il meurt en 139O.
(*) -Aujourd’hui, à Tunis il existe un magnifique mausolée érigé à la mémoire du fondateur de la tariqa chadhiliya. Toutefois le tombeau d’Abû El Hassan Chadhily se trouve dans un endroit écarté de la haute Egypte ! «Au début du XX ème siècle c’était encore un modeste bâtiment carré, en pierres sèches, simple étape sur la route du hadj ; maintenant c’est une ville en développement avec des hospices pour les pèlerins, des mosquées, des hôtels ainsi que des parkings pour les nombreux visiteurs qui affluent annuellement sur la tombe du saint !»
Chadhily enseignait «à ses disciples le dépouillement intérieur ; il les exhortait à se rapprocher de Dieu par la vertu, au moyen du dikr ou oraison. Il leur demandait également de se fondre dans la société. Il insistait tout particulièrement auprès de ses élèves afin qu’ils recommandent aux adeptes que l’adhésion à la Loi – Chariâa – et à la sûnna était un préalable au cheminement initiatique.» A l’évidence, ni Abû El Hassan Chadhily, ni son successeur à la tête de la confrérie l’andalou Abû El Abbès El Mursî (*) n’avaient laissé d’ouvrages, mais des oraisons (Hizb pl. Ahzâb) lesquelles restaient fondamentales pour celui qui suit leur voie. (*)
(*) – Abû El Abbès El Mursî meurt à Alexandrie, en Egypte, en 1287 après s’être engagé à diffuser le message de la Chadhilya. La mosquée édifiée sur sa tombe est un haut lieu de la vie religieuse de cette prestigieuse ville.
(*) – Si le chaykh Abû El Hassan n’avait écrit aucun livre, il produisit, par contre, de nombreuses oraisons qui accompagnaient le Dikr – dont la plus célèbre était Hizb El Bahr – l’oraison de la mer- A ce propos le Chaykh affirmait «que si les habitants de Bagdad avaient connu cette oraison, leur ville n’aurait pas été pillée par les Mongols» (Rappelons que cette métropole, capitale des Abbassides et fleuron de la civilisation musulmane, fut quasiment détruite par les Mongols en 1258.)
Le troisième maître de la tariqa est l’Egyptien Ibn Atâ Allah El Iskandrani. Professeur à l’Université d’El Azhar, il transmettra et développera l’enseignement de ses prédécesseurs dans une œuvre qui se diffusera à travers tout le monde musulman. Au demeurant, il est l’auteur d’une étude intitulée «La vie d’Abû al Abbes el Mursi», d’un recueil de Hikam – paroles de sagesse – ainsi que d’un ouvrage fort connu Latâ’if al minan – Les touches subtiles de la Grâce – En vérité, ce dernier titre «représente le testament spirituel d’Ibn Atâ Allah et le texte doctrinal de référence de la Chadhilya»
Les écrits de cet immense savant sont, de nos jours encore, étudiés dans les Médersa et les instituts appelées Diar el Hadith – réservées aux sciences religieuses. Il meurt en 1309.
(*) – La vie et l’œuvre d’Abû El Hassan Chadhily constituent le thème d’un ouvrage célèbre de l’ancien recteur d’El Azhar, le regretté Chaykh Abdelhalim Mahmoud, sous le titre de El madrassa Chadhilya el haditha, le Caire 1968..
De l’expansion du Tasawwuf dans l’occident musulman.
Dans l’espace de la Méditerranée Occidentale – c’est-à-dire le Maghreb musulman et l’Andalousie – «l’influence du soufisme s’était heurtée, de tout temps, à l’hostilité des clercs zélés des sultans almoravides, puis ceux des rois almohades» A titre d’illustration rappelons que le célèbre ouvrage Ihyâ Ulûm ed Din – de l’Imam Ghazali, fut brûlé en place publique à Cordoue. (Nous reviendrons, le moment venu, sur cet épisode de notre histoire lorsque nous aborderons l’itinéraire des pères spirituels du Tasawwuf dans notre région, notamment Abû Madyan et Ibn Arabi entre autres).
Rien ne nous interdit d’affirmer, pour l’heure, que le soufisme maghrébin est issu de l’école d’Abû Madyan Choaïb et des centaines de disciples que ce grand Chaykh avait formés ou qui se réclamaient de son enseignement. A l’évidence, dès le XIV ème siècle de grandes Zaouia développèrent des activités considérables dans de nombreux domaines : religieux, culturels, sociales et politiques parfois !… Au XV ème siècle, face à la défaillance du pouvoir mérinide, des tribus entières, et le plus souvent des villages prêtèrent allégeance – au cours des Ziara ou des Waâda – aux chaykh menant le Djihad contre les troupes portugaises sur les côtes marocaines.
Alors même que le soufisme urbain finissait peu à peu d’étendre son implantation au Maghreb sous la forme des doctrines du tasawwuf, – pendant qu’une formidable quête mystique animait la société maghrébine – ce fut à partir de la fin du XIV ème siècle déjà que la tariqa chadhilya retourna au Maghreb où elle était née. Cependant, en Algérie comme du reste au Maroc, elle connut plusieurs innovations : au fil du temps des rénovateurs apparurent qui allaient insuffler à la confrérie d’autres vigueurs dans la diffusion de la doctrine soufie.
En effet, les lettrés maghrébins adoptèrent une nouvelle démarche : ils se firent, selon la formule d’un cadi, les chantres de la gloire des saints ! De la sorte, ils donnèrent à la voie chadhilya ses lettres de noblesse ; ainsi le tasawwuf allait faire désormais référence à la hiérarchie des Aoulyâ : du Ghût au Qôtb (pôle) en passant par les Awtâd (piliers) et les Abdal (substituts) Les établissements consacrés à la vie soufie fleurissaient et se multipliaient. Les ribât, autrefois tours de garde ou fortins servant à veiller sur l’intégrité des terres d’islam, finirent de perdre leurs fonctions militaires originelles – devenant des lieux de retraites pour les maîtres initiateurs et leurs étudiants néophytes ou mourid dans leur quête incessante vers la Voie ou tariqa !
Parallèlement, des zaouia connaissaient une grande extension dans l’occident musulman en général. En Algérie, par exemple, elles s’implantèrent en zones rurales ou bien au cœur des vastes espaces du nomadisme. Les disciples faisaient rayonner la personnalité de leur chaykh dans la société ; dans ces immenses étendues où l’on pratiquait la vie intérieure on donnait également un enseignement et une éducation islamiques qui contribuaient largement à la cohésion sociale !
Les tombeaux du saint fondateur ou de ses successeurs finirent de servir de lieux de rassemblement et drainèrent des foules de plus en plus nombreuses. Ainsi va naître à l’aube du XVII ème siècle la célèbre Voie des Ouled Sidi Chaykh, un rameau de la tariqa chadhilya. Nous y reviendrons par la suite.
Entre le XVIII ème et le XIX ème siècle le développement de l’activité soufie ainsi que son influence de plus en plus importante au sein de la société maghrébine, prirent une ampleur et un essor considérables ; on assista dès lors à un nouvel élan religieux face à l’affaiblissement du pouvoir Ottoman d’Alger!2.Aperçu succinct sur l’itinéraire historique des turûq et zaouia de nos régions
Il nous semble utile de donner un aperçu succinct sur l’itinéraire historique des grandes Voies (turûq). Lesquelles, – (selon la formule de feu Hadj Mohammed Belmimoun, un homme de réalisation spirituelle dans la tariqa Alaouia ) – continuent de nos jours encore, «de marquer de leur empreinte et de la force de leur conviction la lutte permanente du bien contre le mal, du savoir et de la science, de la liberté enfin, pour le triomphe de l’Islam dans nos régions comme à travers tout le Maghreb !»
Tariqa el Qadrya.
Elle fut fondée par le grand saint Sidi Mahieddin Abû Mohammed Abdelkader el Jilani ; né à Jilan située à mi-chemin entre Baghdad et l’Iran en 1078, il est décédé dans cette même ville le 11 Février 1166, âgé de 88 ans.
D’origine noble, il était cependant issu de parents fort humbles. Toute sa vie il garda une modestie et une douceur remarquables : «ce qui dominait chez lui c’était l’amour du prochain et une charité ardente de sorte qu’il fut le soutien des pauvres et des faibles».. Imploré, depuis des siècles, par les gens qui souffrent ou qui sont malheureux, on ne cesse d’invoquer son nom spontanément tant on est convaincu «que cela conforte, favorise et, à tout le moins, soulage !» De surcroît, comme toutes les âmes pures, Sidi Abdelkader avait horreur du mensonge et de l’hypocrisie..
Ne fut-il pas l’une des figures marquantes du Tasawwuf au XII ème siècle, ainsi que deux de ses fidèles compagnons, Abû Su’ûd al Shibî, et Mohammed Ben Qâ’d el Awânî ? Ce dernier, du reste, était présent lorsque Abdelkader Jilani prononça la fameuse sentence qui établissait sa qualité de Pôle de son temps : «Mon pied que voici est sur la nuque de tout saint d’Allah !» D’après Ibn Arabi, Abdelkader exerça ce pouvoir sur commandement Divin! (*)
(*) – Dans Kitab Nassab el Khîrqa, Ibn Arabi reçut en 2OO6 à la Mecque ce manteau (ou froc) initiatique des mains du Chaykh Djamal Eddin Yûnus al Abassi qui le tenait directement de Abdelkader Jilani. Cette investiture établissait entre Ibn Arabi et Abdelkader une relation particulière.
Parmi les disciples de Sidi Abdelkader citons également, Umar al Bazzâz (mort n 1211) et Abû Al Badr al Tamâshîki, que le chaykh al akbar rencontra à Baghdad.
Moulana Abdelkader fut également «un savant professeur et un propagateur actif et empressé du soufisme ; il nous a laissé un grand nombre d’ouvrages mystiques et théologiques La culture de son esprit était immense.»
L’enseignement du haut de la chaire ne suffisait plus à son âme pleine d’ardeur et de vivacité, aussi il décida de prendre son bâton de voyageur pour parcourir le monde. Ce ne fut qu’après 25 ans de retraite qu’il résolut de revenir parmi les hommes. On dit qu’il visita un nombre incalculable de pays, affectionnant plus particulièrement le Maghreb ! Il n’est pas de ville ou de bourg qui n’ait reçu le passage du saint homme. Au Maroc comme en Algérie on célèbre le Maître de Baghdad, le juriste et le muphti hanbélite, (affectueusement appelé chez nous Djelloul Ould Kheïra, en hommage à la maman de Sidi Abdelkader ; Djelloul comme Djilali – pour Jilani – sont des prénoms très répandus, presque autant que Ghouti, pour el Ghût, et Boumédien pour Abû Madyan à Tlemcen!).
Il est le sultan des Saints, le Qotb des Qotb, le Ghût, le plus Grand Arc (Qüs el Azam), le roi de la terre et de la mer, le Soutien de l’Islam, le Maître de l’Oriflamme (bou âlam ou Boualem) ; cependant le qualificatif le plus employé au Maghreb pour désigner Sidi Abdelkader – aux époques de confrontations avec les extrémistes chrétiens fut celui de Tayr el Mragueb ( Oiseau des vigies) qui veillait sur nos côtes du littoral Pacifique ou de Méditerranée !
L’ordre religieux des Qadrya se distingue par l’esprit de charité qui guide ses adeptes, puis vient la pratique du Dikr «La illah a illa Allah» dans ses formulations diverses.
A l’évidence, les préoccupations spirituelles des Qadrya reproduisent, d’une façon générale, le cheminement initiatique du tasawwuf : « la recherche, par l’exercice de la vie contemplative et les pratiques pieuses, d’un état de pureté morale et de spiritualisme parfait pour permettre à l’âme des rapports plus directs avec son Créateur et Maître». Pour le fondateur de la confrérie «la walâya est l’ombre de la fonction prophétique (zill al nubuwwa)» comme la fonction prophétique est l’ombre de la fonction divine.
L’ordre des Qadrya fait remonter la généalogie du saint fondateur jusqu’à Ali Ben Abî Taleb, puis continue par Seth, Cham, Noé et le prophète Adam, père de l’humanité. Ainsi «Adam fut créé avec de la boue, la boue vient de la terre, la terre de l’écume, l’écume des flots, les flots de l’eau, l’eau de l’Esprit de Dieu, l’Esprit de Dieu de Sa Puissance, Sa Puissance de Sa Volonté, Sa Volonté de Sa Science !»
Pour la tariqa Qadrya, la chariâ ( la Loi ) est le fondement indispensable, le socle sur lequel repose toute démarche spirituelle. Ainsi la célèbre medersa du hanbali Abdelkader el Jilani s’était évertuée à harmoniser la chariâ et la spiritualité. De leur côté les adeptes de la Qadrya précisent que «le grand saint s’était toujours refusé à évoquer toute dimension métaphysique dans son œuvre pour se consacrer exclusivement aux aspects pratiques de la Voie». D’ailleurs les écrits qu’il a laissés sont étudiés, jusqu’à nos jours, dans toutes les terres d’Islam comme dans plusieurs pays du monde (notamment un traité complet sur le soufisme Ghûniat li tâlibî tariq el hâq, ainsi que Fûtûhât el ghayb, Djalâ îl el khatir, al Fath errabânî (ces deux derniers ouvrages sont des recueils de sermons) ; à ces titres il faudrait ajouter des livres contenant des formules de prières ou des poésies mystiques.
Prenant son essor dès l’époque fatémide (de 909 à 1171) le culte des saints eut pour signe tangible la ziara à leurs sanctuaires. Il s’agirait, à en croire les khouans, d’une adhésion de l’esprit à l’hommage rendu à un chaykh ; à partir du XIII ème siècle cet acte prend une formidable ampleur au Maghreb «il oriente la piété populaire et se nourrit de l’enseignement savant des maîtres et de leur doctrine de sainteté». Lorsque l’audience d’une tariqa augmente jusqu’à mobiliser une grande foule de prosélytes, il arrive qu’un chaykh désigne son fils ou son neveu (à l’exemple d’Ibn Abî Khayr Rafa’î au XI ème siècle) pour lui succéder à la tête de la confrérie. Ce fut le cas de Abdelkader Jilani ; une véritable dynastie familiale apparut à Baghdad ; il est vrai que le maître avait vécu assez longtemps – de 1O78 à 1166 soit près de 88 ans – pour parvenir à engendrer 16 garçons et 3 filles ! Parmi ses enfants neuf furent d’éminents savants, citons entre autres :
- Chaykh Aïssa, mort à Karaf en 1178 ; auteur d’un traité sur le soufisme Latâ’if al-Anouar.
- Chaykh Brahim, dont la postérité existe encore à Fes et à Damas. Il est mort en 1195 à Ouarita en Irak.
- Chaykh Abdelaziz qui émigra à Fes.
- Lalla Setti, à laquelle nous consacrerons ci-après un chapitre particulier (morte et enterrée à Tlemcen durant le premier quart du XIII ème siècle)
Abdelkader Jilani, en prêchant les saines doctrines fonda cet ordre religieux des Qadrya «qui subsiste aujourd’hui plein de sève et de force expansive» grâce aux nombreux missionnaires qui parcoururent le monde et plus particulièrement sa descendance à laquelle Dieu avait accordé Sa Protection. (*)
(*) – Un de nos amis, éminent spécialiste du tasawwuf nous parlait avec enthousiasme du rang de Moqaddem occupé par l’Emir Abdelkader dans la tariqa Qadrya ; lequel s’affirma comme un véritable disciple (à travers les siècles) de Sidi Abdelkader et d’Ibn Arabi ; à ce propos, nous partageons l’opinion de ceux qui s’accordent à penser que toute l’œuvre de l’Emir Abdelkader El Djazaïri vise à restaurer l’Islam dans sa dimension universelle. Parmi les grandes figures de l’histoire contemporaine qui affichèrent leur fierté d’appartenir à la confrérie des Qadrya citons Mohammed Iqbal, le fondateur du Pakistan (mort en 1938) ainsi que Hadj Ahmed Messali, le père de l’Algérie libre.
A la mort du grand chaykh, le 11 février 1166, la direction spirituelle de l’ordre des Qadrya échut à son fils Abdelaziz et s’est perpétuée jusqu’à nos jours dans sa famille.
Cependant, s’il nous faut conclure cette brève rétrospective sur la tariqa qadrya, rappelons que l’un des moments les plus extraordinaires dans le cheminement de la spiritualité islamique fut la rencontre entre Sidi Abdelkader Jilani et Abû Madyan. Voici en quels termes cet événement est rapporté dans El Boustan (p. 118) :
«- Abû Madyan, dit Et-Tadhely, se rendit en Orient le front environné de l’auréole des saints. Arrivé à la Mecque il se fit un devoir de suivre les leçons des maîtres les plus habiles et fréquenter la société des hommes distingués par leur savoir et leur piété. C’est à Arafa qu’il fit la connaissance du chaykh Abdelkader el Jilani sous la direction duquel il étudia d’abord à la Mecque – ensuite à Baghdad où il le suivit – une grande partie des hadith. Sidi Abdelkader el Jilani le revêtit du froc des soufis, lui communiqua la plupart de ses secrets, et l’arma des splendeurs des lumières, en sorte que Abû Madyan se glorifiait de l’avoir eu pour maître et qu’il le considérait comme le plus éminent de tous ses éminents professeurs !…»
Tariqa Djazoulya.
Cet ordre apparut en 1464 sous la direction de l’imam Abû Abdellah Mohammed Sliman el Djazouli ; né à Souss dans la tribu berbère des Iguezoulen, du haut Atlas marocain, il étudia à Fes la philosophie chadhilya avant de se rendre à la Mecque où il demeura vingt ans pendant lesquels il fréquenta les grands professeurs du fiqh, du tawhîd et du droit, se mêlant de préférences aux cercles soufis il finit par entrer dans la voie! Enseignant durant quelques années à Fes, il eut parmi ses disciples les plus célèbres le fameux chaykh Ahmed Zerrouq. Auteur d’un ouvrage fort connu «Dalâîl el kheïrât – Les meilleurs arguments à la louanges du Prophète», il se fixa dans sa zaouia de Metoura non loin de Merrakech où, bientôt poursuivi par le sultan mérinide, il se réfugia au milieu de ses adeptes ; il sera empoisonné en 1465. Enterré d’abord dans un lieu dit Haha, il sera exhumé avant d’être mis terre au quartier appelé Haoumet Ben Sliman, à Merrakech. «Les fidèles viennent régulièrement en visite à la zaouia réciter l’œuvre du grand maître ; le tombeau du chaykh fait également l’objet de nombreux pèlerinages»
Tariqa Zerrouqya.
Représentant une branche importante de la chadhilyacet ordre religieux fut fondé en 1494 par l’imam Abû el Abbes Ahmed Zerrouq el Bernoussi, né en 1441 à Bernoussa, entre Fes et Taza, là où ses fidèles lui ont élevé une qûbba vénérée !
Parmi les maîtres de sidi Zerrouq citons le chaykh Hadrani, l’imam Sidi Ahmed ben Arous, Abdellah Sakhri, le savant docteur Ahmed Ben Zekri, imam de la Grande Mosquée de Tlemcen. (Nous aurons l’occasion de revenir sur l’itinéraire de cet immense homme de savoir, auteur d’un nombre important d’ouvrages). Cependant celui, parmi ses professeurs, qui eut une grande influence sur la formation spirituelle de l’imam Zerrouq fut incontestablement le maître soufi chaykh Medjaci. (*).
(*) – Abdellah ben Abdelouahab Ben Ibrahim El Medjaci est né à Tlemcen au début du XV ème siècle ; c’était un dévot, un ascète et un extatique qui se livrait, à chaque instant de sa vie, aux actes de piété ; il pleurait si fréquemment qu’on le surnomma el Bekkay ; on dit même qu’il ne levait jamais les yeux au ciel tant il craignait Dieu. Ses sentences devinrent célèbres et son enseignement portait essentiellement sur les sciences religieuses. Favorisé par la grâce de Dieu, il fit le pèlerinage à pied 24 fois – n’ayant pour monture qu’un âne qu’il enfourchait quand il était extrêmement fatigué. Il eut pour compagnon, au cours de l’un de ses pèlerinages, le poète et savant soufi Sidi Brahim Tazi, disciple puis successeur de Sidi el Houari à Oran. Les mérites du saint Sidi el Medjaci étaient innombrables ; strictement attachés aux pratiques du culte, ses disciples furent à leur tour des savants remarquables, entre autres, – en plus de Ahmed Zerrouq – Ibn Merzouk El Khatib, Mohammed ben Abderrahman el Qoraïchi Maqqari (oncle paternel d’Ahmed el Maqqari, auteur de Nafh et-Tib). Le tombeau du soufi sidi el Madjaci se situe à Aïn Wazouta, en dehors de Bab el Djiad.
Ahmed Zerrouq a laissé de nombreux ouvrages notamment un excellent commentaire de Latâ’if al Minan de Tadj Eddin Ben Abdelkrim Ben Atâ Allah Eskandrani, ainsi qu’un recueil intitulé Al Djounna Le bouclier qui préserve des innovations dans la Tradition). Après de fréquents séjours en Egypte il créera à Fes une branche de la chadhilya – l’ordre de la Zerrouqya qui déploie ses activités jusqu’à nos jours. Sur le chemin de l’Orient, il meurt à Mezrata, en Libye dans le Tripolitaine, âgé de 53 ans. «Chaykh Zerrouq s’était approché de la grandeur. Il était considéré par ses contemporains comme le Ghazali de son époque». Le savant libyen Ahmed al Hushaymi aurait récemment écrit une étude sur lui.
3.L’ordre des Derqaoua
Le fondateur de cet ordre, l’un des plus importants courants religieux de notre région, fut Moulay el Arbi Ben Ahmed Derqaoui. Il naquit chez les Beni Zeroual, en 1737, dans une bourgade appelée Derqa. Très jeune il apprit le Saint Coran d’une seule traite ; par la suite, il étudia les sciences religieuses et les sciences profanes. Adolescent, il rendit de fréquentes visites au savant Ahmed ben Driss (mort en 1837), figure majeure du renouveau soufi. (*)
(*) – Chaykh ben Driss avait étudié à Fes, puis il s’établit à La Mecque avant de se réfugier au Yemen. Son appel, lancé à tous les réformistes des pays d’Islam afin de dépasser les divergences entre musulmans le rendit célèbre. Le plus proche disciple de ben Driss fut le tlemcénien Mohammed Snûci (mort et enterré dans sa ville natale à El Aubbad en 1859). En 195O un descendant de Mohammed Snûci était nommé roi de Libye pour finir d’être renversé en 1962 par Keddafi !
Nommé maître d’école à Fes, dans le quartier des Fontines, Derqaoui, le lettré, suivait dans le même temps les leçons de Moulay Ali el Djamel ; ce dernier homme pieux et remarquable théologien acquit, de son vivant, une grande réputation de sainteté ; peu de mois avant sa mort, il transmit tous ses pouvoirs spirituels à son disciple. Ce fut ainsi que le chaykh Derqaoui entra dans la Voie, sous l’autorité de ce saint homme qui lui fit découvrir «.la douceur de la vérité divine et la lumière mohammedienne.».
(Les lettres du chaykh el Djamel «Rasâ’il Djamalya» sont souvent lues à haute voix dans les madjlis de l’ordre derqaoui – Elles n’ont, semble-t-il, jamais été publiées !)
Arrivé au plus haut degré initiatique et maîtrisant toutes les sciences, Chaykh Derqaoui revint à sa terre natale où il édifia une zaouia qui sera fréquentée par un nombre considérable d’adeptes. Il forma, affirmeront ses hagiographes, des milliers de moqqadem de la tariqa derqaouia. Du reste parmi ses innombrables disciples le maître reconnut, de son vivant, des khouans qu’il qualifia de Chaykh autonomes !..D’entre ces savants de grande valeur, ce fut au maître Mohammed el Bouzidi, éminent soufi, qu’il confia la direction de la zaouia : celui-ci illumina de l’étendue de sa science et de sa spiritualité le chemin de tous ceux qui avaient choisi de suivre son enseignement. Il publia un ouvrage intitulé Risalâ. Chaykh Mohammed Bouzidi mourut en 1809, âgé de 62 ans, et fut enterré dans sa tribu des ghomara sur les rives de la méditerranée ; son tombeau comporte un dharih ainsi qu’une qûbba que fréquentent de nombreux visiteurs.
D’un caractère doux et bienveillant pour les humbles, le chaykh Derqaoui vécut dans un profond mépris pour les biens de ce monde. Du reste il s’employait constamment à mettre en garde ses disciples : «Que nul parmi vous ne désirera l’exercice du pouvoir ni les biens de la terre, car celui qui aura des ambitions terrestres périra et sera déshonoré !»
Moulay el Arbi Derqaoui mourut le 23 Safar 1823, âgé de 86 ans ; son tombeau se trouve dans la zaouia Moulay el Larbi qu’il avait fondée. C’est un vaste et riche établissement où la plupart de ses successeurs sont enterrés. Le maître enseigna à de nombreux savants, entre autres : Moulay Larbi Boutouil el Ouencharici, Sidi Adda Ben Ghalem Allah, Sidi Abdelkader el Bacha Loukili et le célèbre chaykh El Missoum mort le 3 Février 1883.
Tout compte fait, le rituel propre aux Derqaoua ne se distingue guère des cérémonies d’initiation en usage dans les autres ordres religieux ! Le mourid ou néophyte doit se conformer aux principes de l’ordre : «commencer ses prières par la formule consacrée La illah illa Allah, qu’ Allah Est tout puissant, qu’il n’y a pas d’associé à Sa Puissance, à Lui appartient tout, qu’Il peut tout, Il donne la vie et la mort, nous répandons à chaque instant sur Lui nos louanges !»
Ensuite l’adepte «s’engage à aimer ses frères, à éviter le péché, qu’il fera abnégation de lui-même pour tout ce qui concerne la vie matérielle, qu’il s’efforcera d’acquérir et de pratiquer toutes les vertus, qu’il s’instruira et s’acquittera de ses devoirs envers Dieu et qu’il accomplira tout ce qui est d’obligation divine !»
Par leur attachement aux valeurs indéfectibles du tasawwuf, par la pureté de leur engagement, leur bonté envers autrui, leur détermination de s’inscrire dans tous leurs actes de la vie quotidienne, dans le respect des concepts de l’univers soufi «ils recueillent l’adhésion d’un grand nombre de croyants à l’idéal de leur confrérie, la plus puissante dans nos régions.»
Lorsque le derqaoui se conformera aux prières de son ordre ainsi qu’à ses pratiques, il accèdera dès lors à une nouvelle station spirituelle. Il invoquera le nom de Dieu et continuera sans cesse jusqu’au point où «ce qui était caché se dévoilera à ses yeux ; il continuera encore jusqu’à l’épuisement à répéter le nom de Dieu, Hou ! Lui, l’Etre suprême, existant par Lui-même, alors il parviendra au degré de perfection qui lui est accessible !» Ainsi, s’ouvrira pour l’adepte la Voie dans laquelle marcheront les hommes purs, dévots et ascètes, totalement dévoués à la volonté divine, louant à chaque instant de leur existence le nom du Créateur, «il n’y a de Dieu qu’Allah !».
L’ordre des Aïssaoua
Mohammed Ben Iça Essûfyani naquit à Meknes vers la fin du XV ème siècle. Ses partisans dans la confrérie le désignèrent du titre de chaykh el kamil (le maître parfait). Quoique pauvre il appartenait à une famille de chorfa – c’était également un descendant direct de l’imam Sliman el Djazouli – qui se réclamait d’une branche royale des Idrisides.
Après des études dans la zaouia de sa ville natale, il fit le pèlerinage, puis vécut quelques temps en Egypte. De son séjour au Moyen Orient il amassa de réelles connaissances en médecine, en hydraulique et en agriculture ce qui lui valut, du reste, le surnom de «maître du puits et de l’olivier» ! Revenu au Maroc il se forgea une réputation de savant versé non seulement dans les sciences théologiques mais également dans tout ce qui se rapportait au mysticisme.
Sa réputation devint si grande dans le pays qu’elle porta ombrage, dit-on, au sultan mérinide Moulay Smaïl. Lequel ordonna au chaykh et ses ouailles de quitter au plus tôt la ville. L’exode fut terrible, des fidèles de Mohammed Ben Iça mourant de faim et de fatigue demandèrent à manger ! «Le saint homme leur répondit de se nourrir de ce qui leur tombait sous la main, mais il n’y avait que des pierres, des serpents et des scorpions !»
Confiants, ils n’hésitèrent pas à avaler cailloux et reptiles venimeux tant était grande leur foi en leur maître ; ce qui d’ailleurs ne leur fit aucun mal grâce à la protection miraculeuse de Sidi Ben Iça. (*)
(*) – Pour commémorer ces faits extraordinaires devenus les mythes fondateurs de la tariqa, les Aïssaoua continuent, – au cours de leurs cérémonies spirituelles ou hadra – d’organiser des séquences de Lou’ba – ou jeu, en avalant des reptiles, des pierres, du verre, en manipulant des objets tranchants, en passant par-dessus les flammes ou en marchant sur des braises ardentes !
Aussitôt connus par la population, ces évènements firent une grande impression sur les gens, de sorte que le nombre des prosélytes du saint sidi Iça devint considérable. Bientôt le sultan se trouva confronté à une situation telle qu’il n’eut de cesse que d’offrir au chaykh Ben Iça de revenir en ville où il fut reçu en grande pompe, comblé d’honneurs et de richesses ! Richesses que le saint homme s’empressa de distribuer aux pauvres, car il vécut en ascète dans le dépouillement le plus complet !
Mohammed Ben Iça mourut en 1524 à Meknes où son tombeau se situait dans le quartier de Bab el Djedid. C’est là que se trouvait la maison mère de l’ordre.
«- La doctrine des Aïssaoua se résume en peu de mots. Au plan religieux, préférer l’abstinence, la sobriété, l’absorption en Dieu poussée à un degré tel que les souffrances corporelles et les mortifications ne peuvent plus avilir les corps endurcis à la douleur. Au plan moral, ne rien craindre, ne reconnaître que l’autorité de Dieu et des saints, et suivre scrupuleusement les principes du Livre Sacré.»
Après la mort du Chaykh, l’autorité de la confrérie resta héréditaire chez ses descendants. Auparavant la place principale des Aîssaoua algériens se situait dans la zaouia d’Ouzera – Médea, non loin d’Alger ; elle fut fondée par le petit fils du chaykh Ibn Iça. Lequel était venu se réfugier en Algérie à la fin du XVI ème siècle, afin d’échapper à la tyrannie d’un sultan marocain de l’époque.
Délaissée après l’indépendance du pays cette institution cessera toute activité. Par contre, seule la Zaouia de Oulhaça fondée en 1770 par Mohammed Ben Ali demeurera le centre de la confrérie des Aïssaouia à l’échelle nationale.
(*) – Mohammed Benali originaire du Rif marocain vint s’installer avec sa famille, à Oulhaça ghraba, dans le djebel Trara, patrie du célèbre général Tariq ben Ziad conquérant – en 711- de l’Espagne.
Cette zaouia visitée régulièrement par les Aïssaoua du pays comportait deux qûbba, une mosquée et un cimetière où reposent encore les membres de la famille du chaykh, notamment sidi Mohammed Ben Ali, son fils sidi Mohammed, Sidi el hadj Mohammed Ghâzûli Les firqa ou branches étaient disséminées un peu partout ; néanmoins les plus importantes restaient jusqu’à une époque récente celles de Aïn el Houts et de Tlemcen.
Tariqa zianya
Au cœur de la médina, en passant de haret erma (la place des archers) à derb el haddadin – la rue des forgerons – nous longeons, à notre gauche, la mosquée de Sidi Merzouq el Kéfif (incorrectement appelée Djamaâ el Kerma) puis, avant de déboucher sur la rue Sidi Hamed, à main droite, nous empruntons une impasse nommée jadis Haoumet Erroumanâ. Aussitôt les restes d’un vieux dharih, apparaissent sous la forme d’un pan de mur soutenu par une arcade en ruine et d’une niche ; celle-ci contient des croûtons de pain, des couches de suie et des moignons de bougies récemment allumées, qui portent témoignage qu’ici, à Tlemcen, il existe toujours de nombreux adeptes de la tariqa zianya. L’ordre religieux des zianya fut fondé vers 1733 à Kenadasa par le chaykh Ben Abderrahman Ben Bouzian communément appelé Moulay Bouzian. D’abord étudiant à l’Université de Fes, il en fut chassé par le monarque de l’époque. Il trouva refuge au Tafilalet, avant de partir à la Mecque. On rapporte qu’il impressionna son entourage par « sa piété sincère et sa perspicacité dans les choses humaines comme dans les sciences religieuses». Sur le chemin du retour, en passant par le Caire, Tripoli, Tunis, il céda aux sollicitations des fidèles qui lui demandèrent d’être initiés à la Voie soufie. Il désigna dès lors des moqaddem et plaça des khalifa dans chacune de ces villes. Au lieu de revenir dans son pays natal, il s’arrêta à Kenadsa où il édifia une Zaouia devenue depuis le centre d’un ksar important ! Ce fut dans ce sanctuaire qu’il fut mis en terre le 13 Février 1733. A ses côtés on découvre les tombes de deux saintes femmes de la famille de sidi Bouzian : Lalla Aïcha et Lalla Keltoum. «C’est, somme toute, un ordre animé d’un grand esprit de tolérance ; tous ses membres vivent très dignement, en dehors des choses de ce monde, faisant du bien autour d’eux, se livrant à l’enseignement du Coran et de la langue arabe tout en continuant à donner à l’ordre le relief de sainteté qui lui attire la vénération des fidèles et de nombreux adhérents »
L’ordre des Taïbya Membre de la caste des chorfa appartenant à la lignée d’Idriss, Moulay Ibrahim, né au XVII ème siècle avait fondé une Zaouia à Ouazzan ; son petit fils Moulay Tayeb lui succéda à la direction de cette institution religieuse devenue le centre d’un nouvel ordre mystique Il s’attacha à perfectionner l’organisation de la Zaouia, laquelle portera désormais son nom, et développa une activité qui lui attira de nombreux prosélytes.
Rappelons que ce fut Moulay Tayeb qui formera la «garde noire» de l’empereur du Maroc, «tant il est vrai que l’ordre des Taïbya demeurera toujours inféodé aux souverains du Maghreb el Aqça»
La doctrine des Taïbya n’a rien qui la distinguerait des autres ordres religieux. A Tlemcen les khouans tenaient des assemblées, régulièrement tous les vendredi, dans une maison qui leur appartenait (*); elle était située précisément au derb Moulay Tayeb, lequel relie Tafrata à l’entrée du mausolée de Sidi Belahcen el Ghomari. Au cours de ces rencontres les adeptes récitaient en commun le Coran et répétaient en chœur le Dikr sous forme de qaçida à la gloire de l’Envoyé de Dieu.
(*) – Il est utile de rappeler que le Bey Hassan avait acheté cette maison – qui était située à côté de ferran ezmala, aujourd’hui disparu, – au sieur Mokhtar Tchnar, en présence de deux témoins parmi lesquels khayi Bensliman et désignée comme habous inaliénable au profit de la zaouia de Moulay Tayeb en 1779 ; une inscription, sur marbre, scellée au mur de cette demeure fait foi d’acte de donation.
La tariqa Tidjanya
Né en 1738 Sid Ahmed Tidjani se fit très vite remarquer par son intelligence précoce et sa piété ; à la mort de son père en 1753, il le remplaça en enseignant pendant cinq ans dans la petite ville de Aïn Madhi, de djebel Amour, près de Laghouat.
En 1758 il entreprit un long périple qui le mènera à Fes, à Taza, Tunis, puis de la Mecque à Médine, le Caire, Tunis pour finir de revenir à Aïn Madhi. Dans chacune de ces villes d’accueil il suivit les leçons des chaykh de différentes tariqa, de la sorte il s’abreuva aux nombreuses sources du savoir ; on le retrouvera ensuite à Fes où, «dès 1778, il commença à jeter les bases du nouvel ordre religieux qu’il s’apprêtait à fonder».
Muni de diplômes lui conférant le droit d’enseigner toutes les sciences religieuses, il se rendit à Labiod sidi Cheikh où il se plaça sous la direction spirituelle du maître Sidi Cheikh Beneddin. Ce fut à Tlemcen, haut lieu de la culture, de la science et des connaissances où il vivra le plus longtemps, y professant durant plusieurs années. En 1782, devant une foule immense, nous dit-on, il annonça au Ksar de Bensemghoun la naissance de la tariqa Tidjanya ; il revendiquera en même temps le titre de Khâtem (sceau des) el aoulya !
« – L’un des fameux disciples de la confrérie, Sidi Tahar Boutiba ou Boutayba – enterré à Tlemcen dans le cimetière d’el Aubbad qui portera son nom – était connu pour avoir contribuer à l’expansion de la tariqa Tidjanya en Afrique. Plus exactement ce fut après avoir séjourné auprès de lui que Mohammed Ben Abdellah, originaire du Touat, ira fonder des Zaouia Tidjanya au Mali, en Mauritanie, au Sénégal et au Niger où il prendra le nom de chaykh Lakhdar ! On attribuera à Sidi Ahmed Tidjani le mérite d’avoir parcouru, pendant plus de 18 ans, tous les pays d’Afrique noire, le Sahara, le Touat, la Tunisie, créant partout des Zaouia, nommant des moqaddem !
De la sorte il se fit le chantre du nouvel ordre religieux. Les Turcs échaudés par l’immense popularité d’Ahmed Tidjani et son influence grandissante occupèrent Aïn Madhi en 1785 puis une seconde fois en 1787. Cependant la confrérie continua d’accueillir des fidèles de tout l’ouest de l’Afrique, du Maghreb ainsi que de quelques régions du Moyen Orient. Les «ziara procurèrent aux moqadem d’appréciables rentées financières qui permirent à l’ordre religieux de vivre dans une certaine aisance»
En 1799 Ahmed Tidjani quitta définitivement le Sahara et décida de s’installer à Fes. Le Monarque Moulay Sliman s’empressa «de se montrer favorable aux tidjania, il fit don d’un magnifique palais à Si Ahmed qui s’y installa avec sa famille et ses serviteurs». Ce fut dans cette résidence qu’il dicta à deux de fidèles le livre de sa vie et ses recommandations à ses khouan ; ce document constituera dans son ensemble la doctrine de la tidjania.
Chaykh Ahmed Tidjani mourut le 19 Septembre 1815 et fut enterré dans sa zaouia de Fes. La direction spirituelle de l’ordre revint au plus méritant parmi ses disciples, El Hadj Aïssa, originaire de Yambo (Hidjaz)
Le Chaykh laissa deux fils : Mohammed el Kebir né en 1796 et Mohammed Seghir né en 18O2. L’aîné fut massacré avec 4OO de ses fidèles lors d’une expédition contre Mascara ; son frère Mohammed Seghir devint le chef spirituel de la tariqa en 1844. Il mourut en Mars 1853 et fut enterré à Aïn Madhi.
La confrérie Tidjania resterait parmi les ordres religieux les plus répandus en Afrique noire ; rappelons, à titre anecdotique, que l’un de ses fervents fidèles fut le sultan Hassan II !
La Tariqa Alaouia
«- Les disciples occidentaux du Chaykh Alaoui le comparaient à un saint du moyen âge ou à un patriarche biblique». Combien même il fut «un homme de la tradition, ceux qui l’avaient côtoyé virent également en lui un mystique moderniste». Cependant, on s’accordait à penser qu’il était avant tout un rénovateur du tasawwuf de son époque s’attachant à le débarrasser de certaines «pratiques confrériques» ; pour cela chaykh Alaoui avait redonné au Dikr la place primordiale dans la quotidienneté soufie.
Né en 1869 à Mostaganem, d’une modeste famille originaire d’Alger, le jeune Ahmed apprit le métier de savetier sous l’oeil attentif de son père ; ce dernier, à l’instar d’un grand nombre d’artisans de son époque, possédait une culture générale suffisante pour lui permettre de prendre en charge l’éducation de son fils. Ainsi le jeune homme reçut de son géniteur l’essentiel des connaissances qui lui ouvrirent toutes grandes les portes de la vie !… Adolescent Ahmed s’était lié d’amitié avec Benaouda Bensliman qu’il rencontrait quotidiennement jusqu’au jour où son compagnon cessa de le voir. Lorsque, aussi intrigué que curieux, Alaoui lui demanda les raisons de ses absences, son ami répondit : «- Un savant exceptionnel donne des cours dans sa Zaouia, veux-tu m’accompagner ?» Ce fut ainsi que Ahmed Alaoui assoiffé de savoir, rencontra Sidi Hamou la source inépuisable où il allait s’abreuver !
«- Le récit bref mais néanmoins captivant de son propre cheminement initiatique ne nous montrait-il pas que son chaykh Hamou Mohamme Habib Bouzidi avait été comme lui un grand guide spirituel ?» (*)
(*) – Chaykh Bouzidi, natif du village Sidi Bouzid, sur les rives du Chélif, rejoignit Mostaganem en 1867 ; il enseigna à un certain nombre de fidèles parmi lesquels Hadj Ahmed Ben Hachemi Bensmaïl, commerçant et mécène fort connu, qui édifia pour son chaykh la zaouia de Tidjdit à Mostaganem.
Finalement, si quelque part Ahmed Alaoui avait fait l’éloge de son chaykh Bouzidi ce n’était pas «par piété filiale», car il était «trop objectif, avait trop conscience des droits de la vérité, notamment sur les jugements portant sur le statut spirituel de ses maîtres. Cela faisait dire à ceux qui avaient appris à l’apprécier «qu’ils furent en présence d’un véritable maître des âmes !»
Lorsque dans cette biographie Alaoui parlait de sidi Hamou Habib Bouzidi il rappelait simplement ce que celui-ci disait ou accomplissait. Ainsi voici en quels termes le Maître Bouzidi avait coutume de raconter à ses disciples comment il entra dans la Voie : «Par la grâce, précisait-il, d’une remarquable vision au cours de laquelle le grand Abû Madyan lui était apparu. Il se rendait souvent à Tlemcen, ajoutait-il, visiter le sanctuaire du Ghût. Or un jour qu’il s’était assoupi au pied du catafalque du grand saint, il l’entendit distinctement : Sidi Boumedien lui demandait de se rendre d’Algérie au Maroc afin de se placer sous l’autorité du maître Benkaddour Loukili el Karkouri». Ce dernier, homme de haute stature spirituelle, était le petit fils dans la tariqa du chaykh des chaykh Moulay Larbi Derqaoui.. De la sorte la chaîne de transmission qui caractérisait la hiérarchie dans la spiritualité islamique du tasawwuf était clairement établie.
Du point de vue de la pure tradition soufie on pourrait aisément souscrire à l’opinion de ceux qui affirmaient que chaykh Ahmed Alaoui «était un homme dont la sainteté rappelait l’âge d’or des mystiques médiévaux !». Un analyste, de son côté, avait dit à son sujet : «cet homme vraiment grand, ce chaykh algérien» cependant qu’un autre le désignait «comme un véritable et grand mystique» ajoutant «qu’il ne pouvait rien lire à son sujet sans être envahi par l’idée de la perte peut être fatale que subirait le monde si de tels hommes devaient entièrement disparaître !»
Toutefois, le charisme personnel du maître et ses choix initiatiques l’amenèrent à se détacher vers 1915 de ce qu’on appelait la chadhiliya – derqaouia pour former sa propre branche la tariqa alaouia.
Si l’on estime aujourd’hui que son regard sur le monde rejoint le notre et qu’il fut un homme de son temps c’est qu’il entreprit une démarche inédite – dans le milieu soufi de nos régions – par la nouveauté de sa conception et de sa réalisation; qu’on en juge:
Débordant d’énergie et de vitalité, on le vit partout, dans les associations de bienfaisance, caritatives ou culturelles, jusqu’aux équipes sportives qu’il soutint sans compter. D’abord il édita à partir de 1923 une revue hebdomadaire – puis plus tard, le fameux journal El Balagh el Djazaïri – visant à redonner vigueur à notre culture islamique. Ensuite, il créa la « première association des oulémas algériens». Face aux détracteurs professionnels qui – pour des raisons essentiellement politiques – tentèrent de dénigrer son action, le maître se faisait le défenseur « d’une vision spirituelle et ouverte de l’Islam». Partant du principe que la Kheloua était considérée par de nombreux soufis comme un pilier dans la méthode initiatique, le chaykh y introduisit une autre innovation pratique : l’invocation par le reclus du nom d’Allah, pouvait durer plusieurs jours, voir même s’il le fallait plusieurs mois.
Partageant avec l’Emir Abdelkader son humanisme spirituel, chaykh Ahmed Alaoui «avait nourri une immense curiosité à l’égard des autres religions, suivi en cela par ses disciples, notamment chaykh Adda Bentounes (mort en 1952) dans sa publication «Le chœur des prophètes – Enseignements soufis, Paris 1999».
Toujours à l’exemple de l’Emir Abdelkader, avec lequel il avait de nombreuses affinités, chaykh Alaoui fut profondément influencé par la doctrine de l’Unité de l’Etre, d’Ibn Arabi (ainsi que, dans une certaine mesure, par la philosophie d’Ibn Sab’ine et de Afif Din Tilimsani) ; ceci affirmerait, si besoin était, l’universalisme du Maître ; notons également que «son ascendant initiatique s’est exercé dans plusieurs pays, mais il a surtout fécondé l’occident à partir des années 192O». Les publications de Ahmed Alaoui furent remarquables, entre autres : son «Traité sur le symbolisme des lettres de l’alphabet» qui serait l’un des textes les plus profonds de la littérature soufie» ; par ailleurs Minah quddûsiyya (Les saintes grâces) comme Risâlat al Nâsir Ma’rûf – laquelle constituerait une défense en règle du soufisme – resteront des écrits majeurs.
Dans le domaine de la poésie mystique un diwan contenant 116 qaçida de chaykh Alaoui, ainsi que des poèmes de Sidi Adda Bentounes et de Sidi Mohammed Bouzidi avait été récemment réédité par le professeur Yahya Tahar Berqa.
Assurément le patrimoine spirituel des Imams de la tariqa alaouia parait inépuisable, tant il est vrai que les Maîtres Initiateurs de Chaykh Moulay Larbi Derqaoui comme ceux du Chaykh Ahmed Alaoui n’ont pas encore été suffisamment étudiés, ainsi nous semble-t-il que la vie et l’œuvre des imams qui ont assumé la direction spirituelle de leur confrérie depuis la disparition de leur chaykh fondateur.
Le meilleur hommage que l’on puisse rendre à ces maîtres soufis serait d’apprécier l’idée que se font d’eux leurs fidèles, car, disons-le tout net, les adeptes de la voie ont la conviction qu’aussi bien le chaykh Derqaoui que le chaykh Alaoui avaient eu conscience d’être chacun l’axe spirituel de son époque.
Dans les années trente chaykh Alaoui se rendit à la Mecque, ensuite visita El Qouts (Jérusalem, le troisième Lieu Saint musulman) avant de se rendre à Damas. En 1935, il rejoignit, dans la sérénité de sa ville natale, sa demeure éternelle à l’âge de 66 ans
Pour conclure enfin ce travail réunissant un ensemble de textes et d’opinions d’auteurs, nous citerons un jugement sur le tasawwuf que nous adopterons à notre tour : le soufisme reste pour l’homme l’un des moyens effectifs de réintégration dans son origine divine !
3 octobre 2011
Contributions