Leïla Sebbar
Journal d’une femme à sa fenêtre (Suite 6)
Août 2011
Les tisserandes d’Aflou à Lodève. Les graines de grenade. Mellakou, Kheira Fatmi. L’encre pour les lettres du Coran. Les Hauts Plateaux de Mohamed Fatmi. La douanière d’Aflou. Aulnay-sous-Bois, Shérazade, le Code civil brûlé. En Syrie, Samar Yazbek. Construction de colonies à Jérusalem. Agriculteurs de la Drôme. Le nom des raisins du jardin du Luxembourg. Nancy Wake dans l’Allier. Lina Ben Mhenni par Catherine Simon, la jeune Tunisie. Le zoo porno d’Orangina.
Début août
À Lodève, les tisserandes du djebel Amour, fuyant avec leurs maris harkis les exactions que d’autres ont subies à l’Indépendance, ont abandonné la tradition algérienne pour la tradition des Gobelins. Elles n’ont plus tissé les tapis d’Aflou, Méchéria, El Bayad, Laghouat, Ben Saada. Les beaux tapis, pliés avec soin après le lavage à la rivière, sont restés dans un coin de la maison, empilés avec les couvertures de satin. Les jours de fête on les dépliait, ils vivaient à nouveau dans les rires et les cris. Randja Benferhat, la fille de Benferhat d’Aflou, avait ainsi recouvert de rouge et noir une salle des fêtes de Lodève. J’ai appris, dans un livre que m’a donné Nora Aceval : Tapis d’Algérie en Lodévois, Bernard Derrieu (Domens, 1997), que sur des tapis du djebel Amour, rouge et noir, les petits losanges insérés dans un grand losange, figurent des grains de grenade, symbole de la fertilité, et que dans le Coran la terre est déployée comme un tapis, c’est peut-être un hommage rendu aux femmes par le Livre sacré, elles seules tissent les tapis. Bernard Derrieu raconte aussi la fierté des lissières de Lodève (elles avaient quitté Tlemcen, Aflou, Méchéria) lorsqu’elles ont vu leurs tapis, tissés de leurs mains, exposés à Lodève. Pour les visiteurs, les lissières sont devenues institutrices. Je me souviens d’une rencontre à Bordeaux en novembre 2003, invitée par Nathalie Burtin. Des femmes du Maghreb, en exil, avaient regardé Femmes d’Afrique du Nord (ed. Bleu autour), des cartes postales coloniales avec femmes en costumes et bijoux. Elles avaient bavardé entre elles en arabe et en kabyle, l’une d’elles traduisait. Elles reconnaissaient les bijoux, les régions, les villes et les villages, se retrouvaient dans leurs aïeules, riaient entre elles, discutaient. Je n’avais pas pensé que ces images que l’idéologie anticoloniale censurait susciteraient un tel élan, une telle joie. Ce travail de mémoire trouvait là sa raison d’être.
Kheira Fatmi, conteuse et tisserande, elle tisse en racontant des histoires, a fait fabriquer par son frère Benaouda, menuisier, un métier à tisser portatif (1,20 sur 1,50), pour aller de maison en maison. On est en juin 2010, à Mellakou. Nora Aceval, la cousine de Kheira, a pris des photos du métier à tisser, de la laine, des motifs.
Métier à tisser. Mellakou, été 2010 (photo Nora Aceval).
Ces instruments de tissage sur un tapis tissé par les femmes.
Fatmi. Mellakou, été 2010 (photo Nora Aceval).
La conteuse Haja Zohra chez elle, avec Nora Aceval.
Tapis d’Aflou. Mellakou, été 2010 (photo Nora Aceval).
Avec la laine, on fait l’encre qui servira aux tablettes coraniques. Le taleb fait brûler la laine, comme me l’avait raconté mon père, pour préparer l’encre avec la cendre noire. Le tapis est la langue féminine de la laine. La laine écrit les lettres sacrées du Coran par la main du taleb.
Le talef fait brûler la laine. Mellakou, été 2009 (photo Nora Aceval).
La laine brûlée fera l’encre noire. Mellakou, été 2009 (photo Nora Aceval).
Début août
Comment quitter les Hauts Plateaux où se trouve Nora Aceval et lorsqu’elle me confie ses photos et celles de Mohamed Fatmi ? Le bain maure de Tiaret, hammam de Sidi Mhamad, le marchand ambulant et le petit marabout de Sidi Abdelkader dans la steppe de Tousnina.
Hammam de Sidi Mhamad Tiaret, juin 2011 (photo Mohamed Fatmi de Mellakou).
Marchand ambulant Tiaret, juin 2011 (photo Mohamed Fatmi de Mellakou).
Kouba de Sidi Abdelkader Tousnina, juin 2011 (photo Nora Aceval).
Aflou, encore, à la douane de l’aéroport d’Alger. Nora Aceval m’envoyait cette lettre en juillet 2011.
Chère Leïla,
À mon retour d’Alger, au début du mois de juillet, à l’aéroport Houari Boumediene, une jeune femme de la police des douanes chargée de me fouiller me parla avec l’accent d’Aflou si charmant. Un accent qui chante ! Mon mari se retourna vers moi et me dit : « Madame est d’Aflou ! » Il savait que ce mot m’était magique. Je prononçai alors la formule d’usage qui s’impose au moment des présentations : « Khiar enass ! Les meilleurs des gens ! »
La douanière vit sans doute à mes yeux que cela m’enchantait, elle me demanda : « Vous connaissez Aflou ? » Une discussion rapide s’engagea en arabe. Je finis par lui parler de toi en ces termes : « Beaucoup de gens en France connaissent Aflou grâce à une écrivaine, Leïla Sebbar, qui est née chez vous !… » J’ai vu ses yeux briller de fierté et elle a noté ton nom pour pouvoir effectuer des recherches sur Internet. Puis, avec toute la chaleur de l’hospitalité, elle me dit : « Promets-moi ! Toi et ton amie, vous êtes mes invitées quand vous voulez ! Sur mes yeux et sur ma tête ! Et si vous avez besoin de quoi que ce soit d’Aflou, demandez-le moi ! Tapis ou autre chose ! » Devant tant de chaleur et de gentillesse j’ai promis et je lui ai exprimé mon souhait : écouter des contes populaires d’Aflou à Aflou ! Des contes à transporter dans mes oreilles ! Elle répliqua avec fierté : « Bienvenue ! Les grands-mères sont nombreuses et elles seront heureuses de te transmettre les histoires d’antan ! Et passe le bonjour à Leïla ! » Elle me donna son téléphone et son nom sur une carte. J’en fis autant. Je l’appellerai au mois d’août. Elle s’appelle Nour (lumière – spirituelle).
La policière, brune aux traits des femmes des Hauts Plateaux et à l’accent qui chante était habillée du même costume que ses collègues masculins de la police. Elle parlait librement et j’ai même perçu une fierté dans le regard de ses collègues qui ne semblaient pas du tout étonnés de son enthousiasme. J’ai appris qu’elle travaillait à Alger mais vivait toujours à Aflou.
Nora aura-t-elle rencontré la jeune douanière à Aflou et les vieilles conteuses à la veillée de la rupture du jeûne en ce mois d’août ? Avant de partir, elle m’offre des dessins qui reproduisent les motifs des tapis que sa grand-mère Messaouda (La Bienheureuse) tissait sur les Hauts Plateaux.
7 août
Manifestation devant la gare d’Aulnay-sous-bois, la ville de Shérazade, il y a bientôt trente ans. On ne parlait ni d’islam ni d’intégrisme ni de hijeb en France dans les années quatre-vingt. Un groupe de musulmans proteste contre l’interdiction du port du voile intégral. L’un d’eux brûle le Code civil… C’est dans le journal Le Parisien que je lis au comptoir de la brasserie L’alouette. Le garçon de café aux yeux verts est parti, il gère un café Les trois garçons du côté de la rue de Javel à Paris, avec deux amis associés. C’était mon garçon de café préféré, avec le fils de la patronne du Havane café. Elle ressemble à Isabelle Huppert.
10 août
La Syrie tue, arrête, torture les hommes de son peuple. Samar Yazbek, écrivaine syrienne dans l’opposition, raconte dans Libération le martyre des détenus torturés. Le pouvoir cultive terreur et perversité. L’écrivaine a été obligée de voir le théâtre de la cruauté dans les prisons syriennes. Elle est réfugiée à Paris.
12 août
L’État israélien autorise la construction de 1 600 logements à Jérusalem-Est, cependant que les « Indignés » manifestent en masse à Tel Aviv. La contestation se répand dans tout le pays contre la vie chère, la pénurie de logements, l’état de la Santé et de l’Éducation. Pas un mot sur les dépenses pour la construction des colonies.
Enfin, la Ligue arabe condamne la Syrie, l’Arabie saoudite et le Koweït rappellent leurs ambassadeurs. En Europe, Silence. Les Arabes de France ne s’indignent pas dans la rue. De quoi ont-ils peur ?
13 août
Les arboriculteurs français Rhône, Drôme, Ardèche, manifestent contre la concurrence espagnole (l’Europe, on le sait, encourage la concurrence à l’intérieur de l’UE). Ils seront bientôt en dépôt de bilan, c’est la ruine annoncée des petits producteurs.
Sur les ponts de l’autoroute A7, des banderoles :
« SOS. Fruits. État responsable.
Europe Coupable. Politiques absents. »
Je souffre pour les arbres qu’on abat.
Je souffre pour les paysans.
Je traverse le jardin du Luxembourg côté vignes, face au verger où les abeilles du rucher butinent au printemps. Je demanderai à l’apiculteur si le frelon asiatique qui a envahi le Sud-Ouest (j’ai vu de ces guêpes tueuses d’abeilles à la Gonterie en Dordogne, l’été dernier, il a fallu couper toutes les grappes de chasselas au bord de la maison) a sévi dans ses ruches. Je marche le long des vignes, de l’autre côté de la clôture, le lycée Montaigne. Comme je l’ai fait pour les poires, je relève le nom des raisons, j’aime les listes.
Cardinal
Alphonse Lavallée
Gradiska
Chasselas doré de Fontainebleau
Muscat de Hambourg
Chasselas violet
Black Alicante
Muscat gris
Chasselas Napoléon
Chasselas Rose Royal
Chasselas Muscat
Muscat de Saint-Vallier
Reine des vignes
Chasselas Cioutat doré
14 août
Nancy Wake, Australienne qui a été résistante en France, parachutée dans l’Allier en 1944, vient de mourir. Elle regrettait de n’avoir pas tué davantage de soldats allemands. Elle vient de mourir à 99 ans. Elle souhaite que ses cendres soient dispersées dans l’Allier.
Mademoiselle Chanel a fait un séjour dans l’Allier avant son ascension parisienne. Un journaliste américain publie un livre incendiaire contre Coco Chanel, antisémite et collaboratrice. Des faits notoires qu’on a toujours passés sous silence… Le journaliste américain assure qu’il a des preuves irréfutables.
16 août
Violence familiale à Saint-Étienne. Une famille algérienne, père, mère, frère, sœur, enlèvent Zohra qui vit avec un non-musulman et lui font subir des sévices. Zohra a 25 ans, elle est enseignante. La suite ? On peut l’imaginer.
Dans le journal Le Monde un beau portrait par Catherine Simon de Lina Ben Mhenni, 28 ans, tunisienne, une Révolnet girl, efficace, patiente, vigile de la révolution tunisienne.
J’attends le bus 21. En face de l’arrêt, un panneau J.-C. Decaux. La pub Orangina se poursuit. Cette fois, c’est le spectacle du fétichisme. Un employé de bureau assis, prend le pied d’une chèvre blanche à petites cornes noires déguisée en femme avec maillot deux-pièces bleu. Le zoo Orangina, pornographique.
27 septembre 2011
LITTERATURE, Nora Aceval