Edition du Dimanche 18 Septembre 2011
Culture
C’était une époque où pour passer inaperçu à Kouba il valait mieux être un chat ou un chien qu’un imberbe ; il serait aussi remarqué qu’une jeune fille en mini-jupe. On ne verra que lui. Exagéré ?
À peine, car sans barbe on sentait qu’on n’était pas sans reproches. Et si on l’oubliait, à cette époque de fièvre, de tumulte et de poudre, les regards qui s’appesantissent sur vous, vous jaugeant, prêts à vous juger et Dieu seul sait quoi encore vous le rappellent. Alors vous faites profil bas et vous rasez les murs avec la même rapidité que vous vous êtes rasé ce visage que les barbus ne sauraient voir sans frémir. C’était si hallucinant, qu’on se croirait en Afghanistan, en Arabie Saoudite, en Iran, partout où il y a les nikab et les burkas, partout sauf en Algérie. A la boucherie du quartier au milieu de clients tous barbus et ventrus en kamis large et sombre, je tombais sur un visage imberbe, une bouille d’enfant aimable et candide qui avait pris de l’âge trop vite : Hafid Senhadri que je connaissais depuis la fac et dont les positions tranchées au journal de 20h, à une époque de débandade de pseudo intellectuels, m’ont coupé le souffle. Courageux cet homme souriant et comme apaisé ? Oui, et plus encore : vaillant, téméraire, brave, “f’hel”, comme on dit chez nous et qui résume tous les épithètes. Nous étions alors en fin d’année 91 et il y avait à peine quelques jours que j’avais vu Hafid au journal télévisé de 20h juste après le premier tour des élections législatives. À cette heure de grande écoute, il était là en samouraï, en homme d’honneur. En tant que porte-parole du CNSA (Comité national de sauvegarde de l’Algérie) qui venait juste de naître pour combattre les islamistes et leurs zélateurs. Des millions de téléspectateurs ont vu ce soir-là un jeune homme à la trentaine consommée demander d’une voix métallique et posée – celle-là même qui lui a permis de se distinguer à la radio – l’arrêt du processus électoral qui avait vu un raz-de-marée du courant islamiste. A visage découvert, il s’est positionné contre les islamistes s’exposant du coup à leurs représailles. Il fallait oser à une heure où les seules voix qu’on entendait étaient celles des fous de Dieu. Il y avait bien ici et là quelques journalistes, quelques intellectuels, qui essayaient de combattre avec des mots les fondamentalistes, mais jusque-là personne, oui personne à ma connaissance, ne s’était découvert aussi clairement à la télé. Comme s’il voulait dire à ceux qui avaient peur des extrémistes : “Ne craignez rien ! Ils ne sont qu’une minorité qu’on pourrait battre si on est uni tous pour sauver l’Algérie républicaine !” Cet homme qui joue avec sa vie, le voilà donc devant moi attendant sagement son tour. Mais quoi, n’est-il pas conscient du danger qui le guette ? Après les achats, on s’est retiré discrètement dans un coin pour deviser à l’abri des oreilles indiscrètes. Je lui ai confié combien j’ai trouvé son intervention pertinente et courageuse et qu’il fallait sans doute faire attention aux provocations et aux agressions. Il me répondit qu’il faut bien aller au charbon pour arrêter la montée de l’extrémisme. C’était la dernière fois que je voyais cet homme, frère de sang de ceux qui ont donné leur vie pour l’indépendance. Hafid habitait, si je ne m’abuse, la cité de Garidi à Kouba, une succession d’immeubles où n’importe qui pouvait accéder à n’importe qui en toute facilité. Il était pourtant directeur de cabinet du ministère du Travail et vivait comme l’ensemble des démocrates : dans un appartement loin des caciques calfeutrés dans leurs villas loin de la plèbe, des barbus et de la houle. Le 14 mars 1993, il fut assassiné devant son immeuble. Il était le premier intellectuel d’une longue série rouge sang. Mort pour une cause, c’est mieux que vivre sans cause. Vivre, vous appelez ça vivre…
H. G.
hagrine@gmail.com
18 septembre 2011
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