Une mésentente héritée de conceptions erronées entre Islam et pouvoir politique hypothèque tout accord entre les élites arabes sur une compréhension commune du concept de démocratie, entraînant leurs sociétés dans un immobilisme apathique, et qui sert sournoisement aux élites conservatrices d’argument à faire valoir pour le monopole du pouvoir politique.
Les théories élitistes apparaissent au début du XXe siècle avec le développement des sciences sociales modernes. Ses fondateurs Wilfredo Pareto et Gaetano Mosca instaurent dès ses origines une opposition entre un courant de recherche où les déterminants sociaux et structurels attestant de l’homogénéité de l’élite sont privilégiés et un courant alternatif insistant sur les effets du politique dans le processus de transformation d’une élite plus hétérogène. Dans les années soixante-dix, le débat théorique sur la question de la structure de l’élite sera réinvesti par la sociologie dans une nouvelle dynamique. Le débat entre les tenants de l’approche moniste (l’élite comme classe dominante) et les partisans de l’approche pluraliste (les élites) se développe intensivement chez les sociologues. Dans la mouvance moniste de Pierre Bourdieu (1) une véritable sociologie de la classe dominante se développe autour du rôle des institutions scolaires et universitaires. La tendance pluraliste s’appuie sur une démarche analytique plus libérale en réfutant le concept de «classe dominante» et retient la pluralité des catégories d’élites. Depuis les années quatre-vingt, la sociologie des élites s’est orientée sur les processus de transformation des régimes autoritaires, qui a progressivement fait des élites ou du moins de leur action politique (au sens large) une variable explicative de ce phénomène. En même temps, et à partir d’une perspective d’analyse des politiques publiques, la recherche va s’interroger sur le rôle des élites dans l’élaboration de ces politiques publiques en mettant l’accent sur les interrelations entre les représentations du monde dont sont porteuses les élites et la production d’un référentiel à ces politiques publiques. Par ailleurs, la sociologie des régimes non démocratiques avait établi que ce n’est pas tant du côté du mode de recrutement des élites du pouvoir (cooptation, jeu de coterie, etc.) que se trouve la spécificité de l’ordre politique, mais plutôt du côté des formules de légitimité, c’est-à-dire des idées ou des principes au nom desquels les minorités gouvernent. Il s’agit du partage d’un certain nombre de valeurs telles que la religion et le sens de l’État qui permet de comprendre les logiques d’action de ces élites. Les élites unifiées par l’idéologie, unifiées imparfaitement par une valeur, antagonistes, divisées où fragmentées de façon irrémédiable, c’est tout l’enjeu méthodologique de ce néo-élitisme, (2) qui consiste à articuler l’analyse des trajectoires, des représentations et des processus décisionnels. Pour la méthodologie néo-élitiste, l’approche moniste peut servir de base à une sociologie critique des élites, néanmoins, la reconnaissance d’une différenciation structurelle de la classe dirigeante importe moins que les mécanismes d’intégration qui font que les représentations du monde sont fortement partagées au sein de l’élite.
Dans les processus de transition démocratiques, malgré l’opposition qui existe entre les élites qui recourent à la ruse pour gouverner et celles qui emploient la force, les premières seront amenées à remplacer les secondes. Dans cette course au pouvoir, la ruse est aussi et surtout la capacité à produire le discours idéologique le plus fédérateur, et c’est vers cela que sont orientés aujourd’hui les objectifs de l’activisme politique des élites arabes. On peut constater, qu’après la chute des premiers dictateurs arabes les processus de transition politique en cours n’ont toujours pas débouché sur l’instauration de réels régimes démocratiques. À l’évidence la chute des dictateurs n’implique pas systématiquement la fin de la dictature, du moins de sitôt. La raison de ce déficit démocratique est principalement imputable aux orientations idéologiques islamiques prônées par une majorité de l’élite, selon une grille d’arguments déployés ostentatoirement à travers un discours idéologique construit autour de leurs stratégies au pouvoir, au détriment d’un véritable débat pour la compréhension commune du concept de démocratie. Ces arguments sont puisés généralement dans le projet de société dominant au sein des sociétés arabes, qui est largement tributaire d’élaborations théoriques de la part d’une élite, qui, soit elle instrumentalise la religion (l’idéologie nationaliste populiste), soit, que ses structures mentales sont profondément caractérisées par leur attachement à des représentations politico-religieuses (les idéologies islamistes), combinées a des prédispositions anthropologiques néopatriarcales, qui les empêche de débattre, notamment, autour des sources du droit, de la place de la Chari’a, du statut de la religion et de la place des partis fondés sur la religion. Ces positions conservatrices excluent d’emblée toute possibilité d’ouverture du débat aux autres composantes du champ politique arabe, notamment, les réformistes laïques, qui constituent structurellement une composante politique non négligeable.
Devant cet immobilisme, le processus en cours n’a d’autres perspectives possibles, que la reconduction des régimes nationalistes populistes déjà au pouvoir et «rénovés» en la circonstance. Tout au plus, il y a de fortes probabilités de voir émerger des régimes islamistes «modérés» tolérant l’alternance au pouvoir mais seulement à l’intérieur des cadres idéologiques de l’Islam politique. Dans les cas extrêmes, on peut s’attendre à l’instauration de théocraties se référant aux lois fondamentales de l’Islam et qui appliqueront strictement la chari’a comme source unique du droit, enterrant pour longtemps encore les aspirations populaires à de véritables sociétés démocratiques.
Dans tous les pays arabes en transition politique, ayant déjà réussi à faire chuter leurs dictateurs, qui ont laissé un grand vide politique derrière eux, les mouvements islamistes n’ont eu aucun mal à s’organiser et à s’attirer la sympathie autour de leurs discours de la part de la majorité des populations qui se sont soulevées pour rejeter les nationalismes populistes autoritaires et corrompus. Cette adhésion massive et spontanée s’explique par la prédisposition de ces populations à s’identifier au discours islamiste, qui satisfait et renforce leur sentiment identitaire caractérisé par un imaginaire politique et social structuré autour des valeurs religieuses islamiques. Non pas que cette adhésion populaire et massive est un choix politique réfléchi et mûri, qui serait le résultat d’une expérience démocratique où plusieurs discours idéologiques s’affrontaient dans l’espace public, à ne pas en douter, que cela est dû certainement à l’absence totale de débat démocratique conjugué à l’indisposition des consciences populaires, longtemps victimes d’une dépolitisation systématique de la part de régimes totalitaires et répressifs.
Partout dans le monde arabe l’élite islamiste est répartie selon la même configuration dans le champ de l’Islam politique. Partout domine deux tendances hégémoniques, d’un côté il y a les traditionalistes, issus de l’enseignement traditionnel et conservateur de la chari’a, qui revendiquent sans ambiguïté un État théocratique, et de l’autre les «modérés», considérés comme ouverts à la démocratie, mais une ouverture conditionnée par son inscription à l’intérieur des cadres idéologiques strictes de l’Islam politique.
Les tenants de cette tendance dite «modérée» sont considérés à tort d’ouverts à la modernité politique, car, tout autant, issus de l’enseignement de la chari’a, en ayant acquis en plus quelques rudiments de la culture moderne avec lesquels ils tentent de «bricoler» (3) un discours démagogique qui se veut ouvert à la modernité. En affirmant, notamment, leur volonté à «réaliser les aspirations de leurs peuples à la démocratie et à la liberté, de promouvoir les principes du pluralisme politique et de l’état de droit, de l’égalité de tous les citoyens devant la loi, sans distinction de doctrine, de sexe, d’opinions politiques, de liberté d’expression individuelle, ect.» Mais leurs objectifs politiques ne diffèrent en rien de leurs concurrents directs (les radicaux), car, ils rejettent tout compromis avec les réformistes laïques, et n’entendent pas substituer comme source du droit autre chose que la chari’a. Leur idéologie commune est dès plus antidémocratique, car, elle ne tolère en aucun cas une intrusion politique en dehors du tracé de ses propres préceptes. Ils s’entendent ensemble à ne tolérer aucune émancipation réelle des femmes, aucune liberté individuelle ou collective, aucune créativité littéraire et artistique libre ou toute autre manifestation culturelle qui ne serait pas de leur goût, en somme, ils ne peuvent tolérer une quelconque œuvre d’un esprit libre. Leur projet de société est l’accès au pouvoir qui est une fin en soi, car, ils sont dépourvus d’un quelconque projet politique. Tout porte à croire, que leur action politique prioritaire ne pourrait être autrement, une fois arrivés au pouvoir, que de neutraliser toutes les formations politiques qui se situent en dehors des cadres de l’idéologie islamiste.
L’idéologie «réformée», prônée par l’élite nationaliste populiste ne diffère pas sur le fond de celle des islamistes, qui s’expriment toutes deux à partir d’un discours conservateur traditionaliste. Elle soutient à l’instar de celle-ci l’Islam comme religion d’État, le code de la famille et la source du droit comme émanant directement de la chari’a. C’est seulement sur la forme que leurs discours se distinguent, car, ils procèdent à leur tour à l’aide d’un «bricolage» qui articule des contenus politiques contradictoires, c’est-à-dire, l’articulation de catégories propres au système politique républicain et démocratique à ceux d’une théocratie.
evidemment, que cette contradiction ne peut se matérialiser positivement dans la pratique politique. Nous savons pertinemment, que cette idéologie ne pourrait déboucher sur une réelle démocratie et qu’elle a au contraire enfanté des régimes politiques des plus totalitaires et des plus répressifs.
C’est d’ailleurs, au moment où le système politique fondé sur cette idéologie a atteint les limites de cette contradiction par l’immobilisme à tous les niveaux de la société, politiques, sociales, économiques et culturelles, que les sociétés arabes ont implosé. Aujourd’hui encore, il se trouve parmi certains de ces élites, soucieuses de préserver ce système par sa rénovation en un «néonationalisme», les amenant à faire dans le «révisionnisme» en lui déniant toute référence idéologique antérieure ! afin de légitimer sa refondation. D’autres vont jusqu’à remettre en question la problématique opposant les islamistes aux non islamistes, en la transférant sur l’enjeu de comment sortir du totalitarisme en déniant à cette idéologie dominante (nationaliste populiste) d’être islamiste, et à l’idéologie islamiste d’être totalitaire ! mais ces deux tendances sont toutes deux totalitaires ! et elles sont toutes deux islamistes, qui s’opposent en s’additionnant aux véritables démocrates.
Les idéologies déployées par les élites de ces deux tendances politiques sont élaborées selon un «bricolage» propre à «la pensée magique» au sens où l’entend C. L. Strauss. Mais chacune a tendance à surestimer son orientation objective. C’est aussi et surtout le cas de toute formation politique dont les représentations du monde sont articulées autour de cette «pensée magique». Selon Marcel Mauss, «la pensée magique se distingue moins de la science par l’ignorance ou le dédain du déterminisme, que par une exigence de déterminisme plus impérieuse et plus intransigeante ». C’est en cela que «la pensée magique» ne peut admettre de contestation à son système fermé et clôturé une fois pour toutes. «Chaque chose doit être à sa place, puisqu’en la supprimant, fût-ce par la pensée, l’ordre entier de l’univers se trouverait détruit, elle contribue donc à le maintenir en occupant la place qui lui revient». C’est pourquoi ce système idéologique ne peut pas admettre dans le champ politique qu’il occupe l’intrusion de tout autre système qui ne partagerait pas avec lui ses préceptes. Pour se défendre il n’hésiterait pas à déployer toutes sortes de protections par l’intolérance sous toutes ses formes, y comprit par la violence. Le propre de la pensée magique est de s’exprimer à l’aide d’un répertoire dont la composition est limitée. Elle s’en sert systématiquement quelle que soit la tache qu’elle s’assigne, elle apparaît ainsi comme une sorte de « bricolage intellectuel». Le bricoleur nous dit C. L. Strauss est apte à exécuter un grand nombre de taches diversifiées à l’aide d’un répertoire clos, et la règle qu’il se fixe au préalable est de s’arranger dans les limites que lui offrent les possibilités de ce répertoire. D’où le propre de ces idéologies à ne fonctionner que dans un immobilisme relatif, provocant en conséquence et à terme, aux limites de leurs contradictions une implosion inéluctable de leurs sociétés.
Avec ce processus d’implosion en cours des sociétés arabes, qui a vu la disqualification des nationalismes populistes, anciennement alliés et soutenus par les forces impérialistes, ceux-ci s’adonnent sournoisement à l’occasion, à un autre type de «révisionnisme», en jouant cette fois-ci la carte des islamistes contre leurs alliés d’autrefois. Cette permutation dans leur carte géostratégique est motivée principalement par leur souci de préserver leurs intérêts économico-politiques, en soutenant un nouveau système totalitaire à la place du précédent, qui a atteint ses limites et, donc, périmé. Ce choix s’avère être plus payant, car, ce système est plus facilement maniable par sa disposition à favoriser l’immobilisme et d’être plus perméable à la corruption, que d’avoir à traiter avec un système démocratique synonyme d’existence d’un contre-pouvoir et donc d’un véritable débat politique contradictoire au sein de la société pouvant constituer un réel danger pour leurs intérêts. Aussi sournoises qu’elles soient leurs intentions, celles-ci, sont menées directement au détriment des intérêts des peuples, contraints au reflux après chaque sursaut traduisant leur volonté émancipatrice.
La mésentente sur les pouvoirs temporel et spirituel et la démocratie
«Par mésentente, on entendra un type déterminé de situation de parole : celle où l’un des interlocuteurs à la fois entend et n’entend pas ce que dit l’autre. La mésentente n’est pas le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit noir. Elle est le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit blanc, mais n’entend point la même chose ou n’entend point que l’autre dit la même chose sous le nom de la blancheur.» (4) Ainsi, s’entend la mésentente autour de la question de la démocratie entre les différentes élites arabes. Tous se revendiquent d’une démarche démocratique, mais tous n’entendent pas la même chose par le concept de démocratie. Deux conceptions dominantes de la démocratie s’affrontent donc sur la scène politique arabe. L’une, traditionaliste (nationaliste populiste et islamiste), se dit démocratique et entend par démocratie une compétition entre partis politiques dont l’idéologie est exclusivement inspirée de la tradition islamique. L’autre, réformiste, se dit tout autant démocratique et comprend la démocratie comme une alternance au pouvoir par la compétition entre toutes les formations politiques qui reconnaissent et respectent ce principe d’alternance sans discrimination aucune.
La conception traditionaliste paraît être organisée autour d’un référent consensuel et exclusif qui est l’idéologie identitaire islamique. Ainsi entendue, cette conception est en contradiction avec le principe fondamental de la démocratie, qui est par essence conflictuelle, et ne peut donc être consensuelle. Cette conception et l’état consensuel qu’elle présuppose, qui accepte d’additionner des individus, sous une identité monolithique, dès lors que leur somme correspond à la communauté, ne pourrait tolérer l’existence d’une partie en dehors du consensus. Elle est donc anti-démocratique. En effet, en présupposant l’inclusion de tous les individus de la société, le consensus, contrairement au conflit, interdit la subjectivisation politique de toute différence, il lui interdit de «s’inclure comme exclue», sur le mode politique du différend (Jean François Lyotard). C’est pourquoi «l’exclusion n’est que l’autre nom du consensus». Elle est dans ce cas un effet du reflux de la politique. La pensée consensuelle représente ce qu’elle appelle exclusion dans le rapport simple d’un dedans et d’un dehors. Mais ce qui est en jeu sous le nom d’exclusion n’est pas l’en dehors. C’est le mode de cohabitation selon lequel un dedans et un dehors peuvent être conjoints dans le même état. Et l’exclusion, dans ce cas, est une forme bien déterminée de cette cohabitation. Elle est l’invisibilité de cette cohabitation elle-même, son effacement du champ médiatique et sa censure par tout autres moyens – l’effacement des marques permettant d’argumenter, dans un dispositif politique de subjectivation, le rapport de la communauté et de la non- communauté. Certaines personnes sont dans la société sans être de la société, et l’on pourra dire d’eux, lorsqu’ils insistent à se rendre visibles, qu’ «ils se sont trompés de société». C’est une forme de violence symbolique. C’est-à-dire une violence qui renvoie à l’intériorisation par les dominants à la place qu’ils occupent dans le champ politique et social. Cette violence est implicite, presque inconsciente, qui ne s’appuie pas sur une domination intersubjective, mais sur une domination structurale (d’une position en fonction d’une autre). Son fondement se trouve lié à un sentiment de supériorité chez les traditionalistes par rapport aux réformistes. On peut l’assimiler au traitement des « Dhimis» ( statut accordé aux non musulmans dans un État régi par la loi islamique). Admettre que la cohabitation soit visible, ce serait reconnaître un hiatus dans le consensus, donc admettre la contingence de l’ordre social et politique. En proclamant l’effectivité d’une identité exclusive, la logique consensuelle manifeste négativement le fanatisme du lien qui met individus et groupes là où ne puissent se construire des formes de communautés démocratiques. La tendance traditionaliste semble confondre la politique avec la police, qui est «en son essence, la loi, généralement implicite, qui définit la part ou l’absence de parts des parties». Au contraire, par la revendication d’égalité de n’importe qui avec n’importe qui, la politique rompt cette distribution policière de places. Là où la police veille à ce que chacun soit à sa place, la politique pose la question de ceux et celles qui sont exclues du consensus : «une subjectivisation politique redécoupe le champ de l’expérience qui donnait à chacun son identité » La politique exclut donc la domination absolue d’une partie sur une autre et «la démocratie est l’institution de sujets qui ne coïncident pas avec des parties de l’État ou de la société », des sujets libres qui empêchent toute représentation des places.
La conception réformiste (des démocrates laïcs), contrairement à la traditionaliste qui définit la démocratie selon un pluralisme limité, ne s’accommode pas de conditionnels d’exclusion pour ses adversaires dans sa conception de la démocratie. Elle entend s’inscrire dans une démarche universaliste, ce qui l’a met à l’abri de toute interprétation intéressée du patrimoine culturel commun. Le mouvement réformiste musulman qui s’est développé à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle ne s’est pas exprimé consensuellement d’une seule voie. Plusieurs tendances ont effectivement pris des positions divergentes autour de questions telles que le rapport de l’Islam et du politique à travers la problématique du califat. Si la tendance générale de ce mouvement réformiste était orientée vers le conservatisme, il figure parmi elles des voies courageuses et audacieuses, qui ont osé aborder cette question lucidement avec un esprit pragmatique et rationnel, à l’aide de méthodes désidéologisées et démythologisées. Ainsi, le théologien musulman Ali Abderraziq a réfuté les thèses traditionalistes du pouvoir en Islam, en mettant l’accent sur les occultations et les mystifications qui entourait l’institution califale, et qui l’entourent encore aujourd’hui dans l’imaginaire politique islamiste. Il a montré comment le pouvoir temporel du prophète, en tant que chef de la communauté de Médine n’avait rien à voir avec son rôle de chef spirituel et que sa succession ne concernait que ses fonctions temporelles. Sa thèse a pour objet la délégitimation du lien entre la religion et le juridico-politique, et qualifie d’erreur la conception du califat en tant que fonction religieuse. Par conséquent, le pouvoir politique dans les pays à dominante musulmane ne pourrait se prévaloir d’une fonction religieuse. Car, le califat ne fait aucunement partie du projet divin, pas plus que la justice et les autres fonctions de gouvernement, qui relèvent selon lui, de la raison, des expériences des nations et des règles de la politique. Le principal objet du Coran est d’ordre moral. Mais dès le début du califat, en tant que mode de gouvernement, il s’est transformé en autocratie, aussi bien chez les Omeyyades que chez les Abbassides. Depuis, l’édification de l’État en pays musulmans a toujours reposé sur la Açabya (l’esprit de clan), comme l’avait observé Ibn Khaldoun.
Au regard du Fiqh (droit positif), le Coran et la Sunna laissent le libre choix aux musulmans du système politique au sens d’organisation sociale. Ainsi, si le pouvoir religieux émane de Dieu, le pouvoir politique relève de la volonté de l’homme dans ses expérimentations à organiser la cité. Aujourd’hui on est face à un «néo-Islam» (6) dirait M. C. Ferjani, qui est plus une idéologie politico-sociale qu’une théologie ou une pratique sociale, et dont l’élite traditionaliste s’identifie sans peine aux solutions préconisées par cette idéologie qui serait à la base de ce qu’il a été convenu d’appeler « l’islamisme ». À ce propos, Ali Abderrazik considère que cette erreur a été entretenue durant toute l’histoire par les pouvoirs pour se protéger de la contestation de leur légitimité. Le pouvoir fut au centre des préoccupations des tribus intéressées par ses privilèges, délaissant le champ de la pensée, notamment en matière de droit public pouvant servir de fondement à une théorie politique, voire à une théorie générale du pouvoir. Aujourd’hui, les élites traditionalistes, conscientes des occultations et des mystifications qui structurent l’imaginaire politique arabe, et n’ayant pour ambition que de servir le pouvoir et non la société et les individus qui la composent, avancent souvent l’argument qu’il faut être prudent à ne pas choquer l’opinion des masses populaires, préférant les laisser aliénés dans l’ignorance. Mais cette prudence est hypocrite, car en fait ce qui les empêche de mettre à profit leur savoir, c’est la prudence devant la compromission de leurs propres intérêts dans une perspective de changement qui risquerait de mettre leur pouvoir à perte. Cette attitude hypothèque toute possibilité de changement, et fait le lit au totalitarisme qui se satisfait de discours populistes et paternalistes vis-à-vis de l’opinion des masses populaires.
L’autre argument, psycho politique celui-la, celui de l’esprit de bourg, du clan et de la tribu, celui qui se satisfait d’un «nous» autarcique et n’ayant point besoin de chercher à se «souiller» par des valeurs qui ne sont pas les nôtres, donc, celles de nos potentiels ennemis qui nous environnent, dont il faut rejeter sans examen et en bloc les valeurs, par une haine virtuelle de tout ce qui est différent de soi. Le propre de la religion islamique, dans son expression de tolérance, était justement d’inciter ses fidèles à aller chercher le savoir partout où il se trouve. Elle n’interdit en rien à ce que les musulmans puissent s’inspirer de ce que l’humanité a inventé comme meilleures solutions pour résoudre des problèmes auxquels ils sont confrontés, tels, des solutions relatives aux fondements du pouvoir. Cet autre argument, qui consiste à rejeter la laïcité, parce que française, parce que chrétienne est l’autre versant de l’hypocrisie de ces élites, pour se maintenir à leur place privilégiée en maintenant la société indéfiniment dans cet immobilisme apathique qui la caractérise. Du fait que le mot laïcité est quasi intraduisible dans les autres langues, qui est spécifiquement propre à la langue française, beaucoup de pays ont eu l’intelligence d’y recourir pour résoudre leurs problèmes, et par cet emprunt, ils se pensent comme séculiers, qui est une autre façon d’être laïque. Ceux-ci se situent entre les États confessionnels qui imposent l’autorité d’une religion et les États dits athées généralement d’idéologie marxiste et donc totalitaire. Après l’échec de la France révolutionnaire et post révolutionnaire à réaliser la paix civile, elle inventera la Laïcité comme solution où «Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.» (article.10 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen). C’est une affirmation de la liberté de conscience. Depuis, l’État sera affirmé dans son opposition à l’autorité religieuse. La souveraineté de l’État deviendra la loi du pays et de ses citoyens, et ne sera plus soumise à un ordre extérieur. C’est ici que se joue la question de la laïcité dans son rapport à l’État. La laïcité de l’État, c’est d’abord la revendication politique en doctrine de sa nature, mais c’est plus encore la traduction institutionnelle en droit de cette volonté. L’État s’est affirmé sur le renversement de l’absolutisme et du totalitarisme. Il garantit les grandes libertés publiques pour tous, les droits universels de l’homme et la participation des citoyens aux affaires publiques par le principe démocratique.
Références :
(1). Pierre Bourdieu, La noblesse d’État, grandes écoles et esprit de corps, minuit 1989.
(2). William Genieys, De la théorie à la sociologie, des Élites en interaction. Vers un néo-élitisme ? CEPEL, Montpellier.
(3). Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
(4). Jacques Rancière, La Mésentente : politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.
(5). Ali Abderraziq, al Islam wa ouçoul al hukm ( l’Islam et les fondements du pouvoir ), publié pour la 1° fois en 1925, réédité par Maktabat al Hayat à Beyrouth et traduit en français par Bercher dans la revue d’Études Islamiques, cahiers de 1933 et 1934.
(6). Mohamed-Chérif Ferjani, Islamisme, laïcité, et droits de l’homme, l’Harmattan, Paris, 1991
11 septembre 2011
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