Edition du Dimanche 28 Août 2011
Culture
On va commencer par un postulat qui requinquera le moral des quinquas et plus : la fac centrale d’Alger des années soixante-dix pouvait rivaliser avec n’importe quelle université en matière de niveau d’enseignement. Je vois d’ici les étudiants sinistrés d’aujourd’hui qui n’ont connu que la dèche, ouvrir de grands yeux : “Quoi ? Qu’est-ce qu’il dit ? Il débloque ou quoi ?” Mais non, les enfants, c’est pure vérité. Je vous donne juste les noms de quelques conférenciers : Pierre Bourdieu, Samir Amin, Etienne Balibar, Mahfoud Kaddache, Aïssa Kadri, Abdellatif Benachnou et tant d’autres illustres maîtres que je ne pourrais pas tous les citer.
Et puis il y avait surtout Claudine Chaulet qui était comme une cerise sur ce beau gâteau que nous dévorions avec la voracité de nos vingt ans. Elle était mon prof de sociologie. Sur sa tête, il y avait deux auréoles qu’elle ne voyait pas et dont elle ne faisait aucun usage, mais qui nous imposaient le respect parfois pétrifié qu’on éprouve devant ceux qui ont su donner très tôt un sens à leur vie alors que nous, hein, nous barbotions à la recherche de repères et sans doute de père-Sartre ou Camus ?- dans cette Algérie de Boumediène où les intellectuels étaient regardés comme des lépreux qu’il fallait tenir en quarantaine. La première auréole de Chaulet fut celle de la combattante qui a choisi l’indépendance de l’Algérie dès 1954 contre son camp, celle qui a côtoyé de près nos mythes Abane Ramdane, Larbi ben M’hidi, Krim Belkacem…Elle les a connus, leur a parlé, les a même hébergés chez elle. Dans ses yeux clairs transparents, nous voyions toute la pureté de ces illustres morts, et par un effet d’osmose, cette pureté était aussi la sienne. Mais aussi la nôtre puisque, l’espace d’un cours, nous pouvions butiner comme des abeilles ivres, dans son miel. Elle n’était pas un prof iconoclaste comme l’était le sociologue Benaoum qui revisitait notre vision sur l’Émir Abdelkader. On le prenait pour un héros immaculé, il nous le décrivait comme un grand propriétaire terrien qui s’est soulevé aussi pour défendre ses intérêts de classe. On avait été pétrifiés par cet “aussi” qui remuait nos certitudes. Et c’est tant mieux, car les certitudes endorment quand le doute tient en éveil. Ce qui était remarquable chez Claudine Chaulet, c’était sa modestie. Jamais elle n’a cité une anecdote du temps où elle était une “moudjahida”. Elle laissait ça aux phraseurs qui s’inventaient un héroïsme pour en faire un fonds de commerce lucratif. Non, elle n’avait pas la posture de l’héroïne qu’un pouvoir ingrat n’a pas su récompenser par des postes de pouvoir qui assuraient des rentes et de l’influence. Elle était universitaire, chercheuse au présent. Pour hier, pour l’histoire, elle n’avait fait que son devoir d’Algérienne. Elle avait choisi son camp : celui des opprimés, comme elle choisira son camp à l’indépendance : celui du savoir. Et c’est cette autre auréole qui lui conférait une partie de son prestige. On savait qu’elle avait travaillé sur la paysannerie et le monde rurale, on savait qu’elle faisait autorité dans ce domaine, mais jamais elle ne nous a renvoyés à ses travaux quand il fallut aborder ce chapitre. Modestie ? Peut-être. Mais à la Socrate. Elle voulait qu’on se retrouve sans elle, quitte à la retrouver dans nos recherches. Elle montrait juste le chemin. Elle était un éclaireur dont les concepts sociologiques n’avaient pas atrophié le cœur. M’entendant un jour tousser à m’étouffer en cours, elle s’approcha de moi pour me dire que son mari serait heureux de me voir tel jour à telle heure. Son mari ? Pierre Chaulet, un autre moudjahid de la première heure, mais aussi pneumologue réputé. Il diagnostiqua un asthme, cette maladie asphyxiante qui tua Proust. Grâce aux Chaulet, je pus respirer à pleins poumons à une époque où même la respiration nous était comptée.
H. G.
hagrine@gmail.com
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28 août 2011
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