LE CAFÉ DE GIDE DE HAMID GRINE
«L’histoire» avec Gide
Mercredi 15 Octobre 2008
Par
Que vaut, au vrai, si grand soit-il, un écrivain acclimaté au café de Biskra, quand la montagne Ahmar Khaddou souffre d’un destin contraire?
On m´a envoyé Le Café de Gide (*) de Hamid Grine, son dernier roman, – son dernier, je ne le souhaite pas, car cet auteur a pris l´habitude invétérée d´écrire. Et on attend alors l´ouvrage suivant, soit-on laudateur comme ici Omar son héros, soit-on soumis comme ces constructeurs fantômes sans vertu, attachés aux seuls services qu´un cadre à la direction du fanum de l´urbanisme est possible de rendre ou soit-on envieux sans génie comme ceux qui voudraient que l´on écrive les livres qu´ils n´ont su faire. Peut-être également, par une étrange bienséance, le commun des chroniqueurs est, lui de même, si enclin à la chose impossible qu´il rejoint parfois la foule des écrivains, «vendeurs de marée» comme Antisthène… ou, tout comme Azzouz, l´écrivain charmeur de Hamid Grine, qui plein de lui-même et de tout son orgueil, parle comme un moulin bruyant, broyant l´ivraie et le bon grain, tout en sachant bien au tournant d´une juste réflexion que «c´est un métier que de faire un livre». Cela ne fait-il pas penser aux Tribulations d´un écrivain, nommé Mourad, vraiment mégalomane inconscient… et sympathique farfadet embarqué dérisoirement dans les récits Une enfance au M´Zâb de Abderrahmane Zakad? Oui-da, notre société dégringolerait-elle à ce point que «ça va pas la tête»?
Mais de l´écrivain Azzouz, peint par Hamid Grine, pourrait-on parler sereinement? Admirer n´est pas totale raison. Qui aime les livres cherche son bonheur dans les livres, s´il se met à les anéantir, il se priverait du plaisir d´être modeste. Aussi, se met-il, tout comme l´écrivain, pour écrire, à la place de ses lecteurs et se donne-t-il le difficile mérite personnel, s´il en est, de veiller aux grains sous la meule furieuse de l´un de nos antiques moulins à bras.
En cette saison des prix glorieux, et s´il a déjà trop pensé au prix Nobel, avec Le Café de Gide, Hamid Grine «a eu», cette année, son Prix Nobel par l´inimaginable truchement (en arabe, tourdjoumân) de l´écrivain français André Gide (1869-1954), nobélisé en 1947, – soit un peu plus d´un demi-siècle après lui!
Le livre, un court roman où l´on est bousculé continûment par une très forte autobiographie et où parfois l´auteur, par dérision, exagère sa modestie oubliant peut-être que «se priser et se mépriser naissent souvent de pareil air d´arrogance (Montaigne, iii, 13)», a pour thème les séjours effectués par André Gide à Biskra, la grande oasis des Zibans.
Mais d´abord, situons Gide dans le contexte de L´Immoraliste. En bref, on sait que ce grand auteur français, qui s´était affirmé comme un individualiste attentif à la culture du moi et qui conseillait l´affranchissement total pour faire de son désir sa loi, a écrit L´Immoraliste (1902) à la suite d´un voyage en Algérie et d´une longue convalescence à Biskra. C´est une oeuvre majeure dans laquelle Gide montre un homme (Michel) complètement hanté par le problème psychologique de la personnalité. Même romancée, cette oeuvre est terriblement une longue confession. Arrivé à Biskra, Michel-Gide contemple, lui encore malade, les jeunes garçons dont la santé et la beauté du corps lui faisaient envie. Il met toute sa volonté à guérir – ne plus cracher «un vilain sang noir» – et à s´entourer de nombreux jeunes innocents démunis comme le «petit Bachir». Il n´hésite pas, parfois, à prendre, à l´un d´eux, la soeur, originaire des Ouled-Naïl, venue des bas-fonds de Constantine. Il confie à ses amis: «Je songeai au beau sang rutilant de Bachir. Et soudain me prit un désir, une envie, quelque chose de plus furieux, de plus impérieux que tout ce que j´avais ressenti jusqu´alors: vivre!» Il oublie «dans cet effort vers l´existence», le crime abominable – aujourd´hui désigné et puni en France – qu´il commet pour satisfaire sa morale. Dans son récit, il pose en effet la question de la liberté, et de son prix. On est en droit de se demander à la suite des spécialistes de Gide: «Comment peut-on être pleinement soi jusqu´à assurer sa pédérastie et son homosexualité sans jamais démériter de ses valeurs?» Et quand il en a le temps, Michel-Gide va, ne se refusant aucune autre jouissance, chercher son utile inspiration comme une drogue bienfaisante; il s´assoit sur un banc, toujours le même, du beau jardin du comte Landon, «sous un ficus et un palmier, juste en face de la montagne Ahmar Khaddou» et peut-être le voit-on aussi à l´immatériel café éponyme de Gide.
L´artiste au style suprême, c´est-à-dire à l´expression sobre et précise, évoque avec lyrisme l´oasis et son peuple tranquille qui est pourtant sans aucun doute épuisé de souffrance et de malheur. Biskra, à l´époque coloniale, la joie de vivre était pour qui? Plus tard, à nouveau de retour à Biskra, mais avec sa femme Marceline, maintenant elle aussi malade, le narrateur-auteur tire de tous ses poumons ce cri d´enthousiasme et d´inquiétude: «Biskra. C´est donc là que je veux en venir. Oui; voici le jardin public; le banc… je reconnais le banc où je m´assis aux premiers jours de ma convalescence. Qu´y lisais-je donc?… Homère; depuis je ne l´ai pas rouvert. Voici l´arbre dont j´allai palper l´écorce. Que j´étais faible, alors!… Tiens! voici des enfants. Non, je n´en reconnais aucun. Que Marceline est grave! Elle est aussi changée que moi. Pourquoi tousse-t-elle par ce beau temps? Voici l´hôtel. Voici nos chambres; nos terrasses. [...] Je ne reconnais pas les enfants, mais les enfants me reconnaissent [...]. Est-il possible que ce soient eux? Quelle déconvenue! Que s´est-il donc passé? Ils ont affreusement grandi…»
«L´histoire» avec Gide a suscité un chef-d´oeuvre de littérature française. Mais rendons-nous à l´évidence, il n´y a rien de glorieux pour nous, ni hier ni aujourd´hui.
Quant au roman Le Café de Gide de Hamid Grine, il commence sur un coup de téléphone de Omar enseignant à Biskra à son ancien camarade de classe, Azzouz, depuis longtemps venu continuer ses études à Alger, maintenant, selon lui, urbaniste blasé et surtout heureux écrivain à succès. Omar lui apprend qu´il est tombé sur un «document concernant Gide» laissé par son père Aïssa, «décédé il y a environ une quarantaine d´années» et qui avait bien connu, à Biskra, l´auteur de L´Immoraliste. Des souvenirs d´enfance s´éveillent dans la mémoire d´Azzouz; il admire toujours les oeuvres du Prix Nobel; il se rappelle avec quelle fièvre il a visité les lieux sur lesquels a vécu son «idole». Biskra aura donc enfanté un des plus grands écrivains du xxe siècle! Azzouz, séduit par la parole d´invite de Omar, ira donc à Biskra, sa ville natale, pour retrouver les traces gidiennes dont, une précisément, «le Café de Gide». Hamma, le jeune camarade de classe, tient mordicus, face à son professeur de français, à faire reconnaître l´existence de ce café: «Mais si Madame, il a un café au M´cid. Pourquoi alors l´appeler le Café de Gide s´il ne lui appartient pas?» La question fait sourire le professeur qui semble donner raison à l´intelligence de l´élève: «Mais oui, tu as tout à fait raison Hamma… [...] Mais ce n´est pas à cause de ça que je voulais vous le faire connaître. C´est le premier écrivain Français qui a vécu et aimé notre ville à la fin du siècle dernier et au début du nôtre…»
Le roman est lancé à la recherche de ce café fabuleux, phénix renaissant dans l´imaginaire de Azzouz. La quête du bonheur prend forme et soudain la déception aussi: l´écrivain narrateur «nage dans les eaux du doute». Il découvre le Biskra d´aujourd´hui: Hélas! hélas! que de symboles magiques de son enfance ont disparu! Sa détresse débordant de toute son âme, il ne retrouvera son calme que lorsque, de retour à Alger, chez un photographe, il découvre dans une collection ancienne sur Biskra une pose qui étonne d´abord le professionnel: «On n´a jamais vu un gaouri étreindre amicalement un Arabe…» L´écrivain, soulagé, «le baume au coeur», termine alors ainsi sa narration: «Je vis sur le front du gamin une marque de naissance en forme de courgette… Par-delà la mort, Gide et Aïssa me faisaient un clin d´oeil.»
En dehors de toutes questions artistiques ou nostalgiques, Le Café de Gide de Hamid Grine pose quand même, à mon sens, une question urgente, de fond, plus forte, plus algérienne pour la conscience de nos intellectuels: que doit être leur responsabilité dans l´Algérie indépendante face aux séquelles de la colonisation, face aux enjeux culturels de l´heure?
(*) LE CAFÉ DE GIDE
de Hamid Grine
Éditions Alpha, Alger, 2008, 156 pages.
http://www.lexpressiondz.com/culture/le_temps_de_lire/59024-%C2%ABL%E2%80%99histoire%C2%BB-avec-Gide.html
14 août 2011
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