Extrait du livre
Nirvana
Ma grand-mère disait : « La femme qui n’arrive pas à mettre le plaisir dans sa marmite ne pourra jamais le mettre dans son lit. »
Et l’eau n’est pas dormante.
Au sommet de son orgasme, en dessous de moi, Sultana hurlait : « Suce-moi les seins, suce-moi le sein ! »
Mon heure a sonné ! Je préfère les noyaux d’abricots au fruit lui-même. Pourquoi ? Je ne sais pas.
Pour tous les enfants du village, ces noyaux évoquaient le plaisir de sucer, de jouer et de gagner. J’aime gagner. Je n’aime pas les perdants. En été, beaucoup de jeux se pratiquaient avec les noyaux d’abricots. Cela ne vous dit rien ? Tant pis pour vous !
Mon heure a sonné !
Ainsi, quand j’ai quitté notre maison pour aller acheter un demi-pain de sucre chez El Manchot, l’unique épicier du village, je n’imaginais pas que cette sortie durerait treize ans, jour pour jour.
Et l’eau n’est pas dormante.
Doux !
Mielleux !
Le démon s’est réveillé en moi !
Quand on a eu fini de faire l’amour, allongée sur un faux tapis persan imprimé de deux magnifiques paons, liesse de couleur, Sultana, encore nue, m’a lancé un regard perplexe et malin, le désir se reflétant dans le charbon de ses yeux, et m’a dit : « Je veux savoir comment tu ranges ton zizi dans ton caleçon. »
Sa voix douce et délectable me paraissait appartenir à une race d’oiseau en voie de disparition. Une race qui n’existait qu’au paradis ou dans l’imaginaire fou de Ziryab (789-857), célèbre musicien luthiste et chanteur bagdadien installé à Grenade la musulmane. En me lançant cette requête, Sultana n’était ni souriante, ni moqueuse, ni taquine. Elle avait l’air sérieux, méditatif et réfléchi. Toute une poésie d’enfant animait l’eau de son regard !
Je ne sais pas pourquoi, mû par une force extraordinaire, le superbe charbon de ses yeux s’est métamorphosé en jade.
J’ai paniqué.
L’eau n’est pas dormante !
J’étais en train de me rhabiller. Je scrutais le ciel du village à travers une lucarne, je l’ai aperçu très haut, enseveli dans un bleu fantastique.
Je ne m’attendais pas à une telle requête, et pourtant je l’ai trouvée intelligente, pertinente ! Et embarrassante.
Je ne m’étais jamais demandé comment je faisais pour ranger mon trésor dans mon caleçon ou dans mon slip.
« Mon oiseau édénique est là. On apprend, comme ça, à ranger son zizi sans la prescription d’un maître, sans leçon de quiconque, sans grande difficulté, sans gêne. C’est une autre pédagogie. Une pédagogie divine. C’est un geste intuitif et illuminé, un don d’Allah le Miséricordieux, Lui qui octroie aux hommes le génie et l’intelligence de savoir ranger leurs fortunes dans leurs slips et apprend aux belles femmes comment cacher le sang de l’erreur dans des mouchoirs en coton. »
Ainsi ai-je répondu à Sultana en marmonnant.
Je ne m’étais jamais demandé pourquoi et comment, quand je pénétrais Sultana, l’eau de son regard passait d’un noir magnifique à un vert jade. Louange à Allah ! Allah est capable !
J’ai pris son visage angélique entre mes mains et murmuré à son oreille : « Laisse-moi te regarder. »
L’eau n’est pas dormante.
Son regard profond et ombrageux de tigresse fixé sur mon bas-ventre n’a pas bougé d’un iota. Elle n’a pas cessé d’examiner mon oiseau édénique et mes chaussettes blanches trouées.
Ma cousine Sultana n’aime pas mes chaussettes blanches. La puanteur de mes pieds, en revanche, ne la dérange point.
J’aime ses petits pieds. Elle aime la blancheur de mes mains. Avec précision – je ne sais d’ailleurs pas pourquoi –, j’ai détaillé la chaîne en argent que Sultana porte autour de son cou de gazelle, nu et élancé. J’ai tendu la main et j’ai pris entre mes doigts frémissants la petite figurine pendue entre ses seins majestueusement dressés. Sédition !
Au sommet de son orgasme, en dessous de moi, Sultana hurlait : « Suce-moi les seins, suce-moi le sein ! » J’ai retourné la petite figurine. J’ai lu les deux lettres arabes gravées derrière : deux lettres pleines de sens.
« J’ai hérité cette chaîne de ma mère », a commenté Sultana.
L’eau n’est pas dormante.
Cela signifie que cette chaîne appartenait à ma tante maternelle, la dame aux longues et houleuses histoires, celle qui, par un jour du mois sacré de Ramadan, avait osé fuguer, préférant abandonner son mari impuissant, pour aller sur les traces de ce Mustafa Atatürk, dont mon grand-père, depuis les années 1920, avait la photo en noir et blanc, précieusement conservée dans un cadre doré suspendu au mur de la chambre centrale appelée el madhafa, la « chambre de l’hospitalité ».
Éprise de ce Mustafa Atatürk, ma tante avait décidé de s’installer définitivement à Istanbul.
Rokia, disait ma mère, était très amoureuse de ce Mustafa Atatürk. Elle passait des nuits blanches prosternée au pied de son portrait.
Elle était unique, cette tante, courageuse et aventurière. Ainsi chacun, dans notre village, racontait sa fugue à sa façon, à sa manière.
13 août 2011
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