MÉMOIRES D’UN ALGÉRIEN DE AHMED TALEB-IBRAHIMI
Parole de militant : respect de soi et des autres
Mercredi 03 Mai 2006
Par
Quel algérien ne serait-il pas heureux de rendre la parole à l’histoire de son pays ?
L´ouvrage autobiographique d´Ahmed Taleb-Ibrahimi, Mémoires d´un Algérien, va, à mon sens, réveiller bien des consciences. Sous cet intitulé, en effet, vient de paraître le Tome 1: Rêves et épreuves (1932-1965), c´est-à-dire l´exposé de la première tranche de la vie d´un Algérien dont l´éducation et la formation ont constitué le levain exceptionnel et indispensable à un engagement partisan anticolonialiste.
L´auteur est souverainement scrupuleux dans le développement de son sujet à la façon de l´hématologiste, car il a acquis le coup d´oeil au microscope à l´hôpital Mustapha d´Alger. Il est hautement pédagogue dans le déroulement de son récit, – n´a-t-il pas été ministre de l´Éducation nationale? De plus, il est écrivain, rompu très jeune au style direct, et utilise une langue limpide et agréable: on connaît ses Lettres de prison parues en 1966 ; ceux de sa génération se souviennent certainement de ses tout premiers articles d´étudiant qui, dans Le Jeune musulman, entre 1952 et 1954, ont révélé sa militance dans le mouvement nationaliste algérien.
Ahmed Taleb-Ibrahimi se raconte dans ce livre en racontant, au hasard de ses destinations depuis sa venue au monde à Sétif en 1932, son enfance, son adolescence (je confirme le très bref portrait physique et professionnel qu´il fait de Hamza Boubakeur, ce professeur d´arabe que j´ai eu par la suite), sa formation et son éducation auprès de son père, cette immense personnalité algérienne, dont la carte d´identité établie à Tlemcen, en 1938, sous l´Administration coloniale, mentionne «Taleb «dit Chikh Brahim» Bachir ben Sâadi, professeur libre, né en 1891». L´auteur nous restitue, page à page, le livre de son parcours: sa vie d´étudiant à Alger et à Paris, ses rencontres, ses engagements et ses déplacements, son temps dans les prisons françaises (1957-1961), les longs et compliqués chemins menant au 5 juillet 1962 et «aux manoeuvres de cet été 1962 ». À ces souvenirs s´ajoutent le rappel de sa carrière hospitalo-universitaire à l´indépendance, le temps affreux des oubliettes (1964-1965).
Et puis, «une semaine après le 19 juin», est posée l´inattendue, l´incroyable question comportant en même temps une séduisante proposition: «Peux-tu nier qu´en assumant la charge de l´Éducation nationale, tu perpétueras l´oeuvre de ton père? Dans chaque ville, dans chaque village que tu visiteras, on te dira : le Cheikh est venu ici telle année pour inaugurer telle médersa ou telle mosquée.» L´homme qui préside le Conseil de la Révolution vient de toucher la corde sensible. Vénérant son père, Ahmed Taleb-Ibrahimi accepte, néanmoins sous deux conditions. «En prononçant ce oui, pouvais-je, écrit-il, deviner que j´allais m´engouffrer dans une nouvelle «prison» qui allait durer près d´un quart de siècle?» À ce Tome 1 des Mémoires d´un Algérien sont annexés des écrits intéressants comme la Lettre ouverte à Albert Camus, adressée par Ahmed Taleb-Ibrahimi de sa prison de Fresnes, en 1959.
Voilà un livre qu´il ne faut pas négliger: il aide à comprendre cette période, encore peu abordée, de notre histoire, et d´autant que des interrogations deviennent de plus en plus pressantes chez les jeunes sur l´histoire générale de notre pays. «Qui sommes-nous?» disent-ils à leurs parents, souvent d´un ton vindicatif. Les parents se réfugient dans un état d´ignorance ou, à leur corps défendant, puisent dans ce qu´ils en savent d´anecdotes et au mieux de récits «fabuleux» et «truculents». Bourrés d´inexactitudes et amplifiés par un enthousiasme béat, les hauts faits historiques de notre pays sont ironiquement ramenés, par l´intelligence de nos enfants devenus méfiants, à de simples aventures régionales où l´on raconterait invariablement les prouesses de l´Arabe opprimé luttant à mains nues contre la puissante et infernale machine coloniale.
Que faire? Renvoyer son enfant à l´école d´où il vient? Au vrai, c´est le soumettre à la sévérité de l´incompétence et au bon plaisir du dogme pédagogique préformaté, -pourtant, parfois, lorsque l´enfant a bien travaillé à la maison «pour l´école», on ferait bien de l´y renvoyer, car il devient une source d´apprentissage pour le préposé à son instruction… Faut-il orienter son enfant vers l´école des adultes? Si tant est qu´elle existe, faute de ne pouvoir se délivrer de son arrogance de tout savoir et d´avoir toujours raison même, et surtout, en Histoire-, cette école l´instruira mal, ou bien, hélas, elle l´instruira beaucoup sur son parti pris. Quelles leçons faudra-t-il donc faire suivre à l´enfant afin que l´histoire de notre pays ne soit pas «une guenille pleine de trous»?
L´écriture de l´histoire est une exigence de… l´Histoire. Pour ce qui est de l´histoire de notre pays, son écriture est inlassablement réclamée, à cor et à cri, par tout le peuple. Certes, de nombreux ouvrages ont déjà été écrits par des historiens, des hommes politiques, des témoins d´événements historiques, des chercheurs ; ces ouvrages ont été publiés, discutés, contestés, admirés ; il en faudrait encore et encore. Non, l´histoire n´est pas inerte, ni définitive de son seul fait ; sa richesse et sa subtile consistance appellent une attitude libertaire sans cesse renouvelée.
11 août 2011
1.LECTURE