Qui ne se souvient de l’époque des «logos immenses, illuminés la nuit, aussi grands que nos frustrations» ?
Il faut prendre le temps de lire Trabendo (*) de Abderrahmane Zakad. C´est un roman dense, amusant, joyeux, et bourré d´humanisme exacerbé et exacerbant. L´histoire est originale. Elle vous prend par la main, et vous donne le vertige par une leçon de vie. C´est que Malika, l´héroïne, est peu ordinaire, même si l´on sait exactement ce que veut dire «se sacrifier pour les siens», cette femme, cette mère courageuse, est capable de toutes les prouesses, sauf d´être complice dans un marché ignoble que traite un certain Djenni, juste à la frontière algéro-marocaine et, qui plus est, «le 1er mai, fête des travailleurs, jour férié»!
On a l´impression que notre auteur s´amuse et rit à gorge déployée en écrivant cette histoire rocambolesque, et pourtant tellement vraie et tant de fois, sans doute, répétée dans la réalité algérienne, que l´on a peine à croire, car elle pourrait paraître invraisemblable par les péripéties rapportées, et que l´on a peine à révéler au monde, car cela pourrait être impudique par ce qu´elle est. Mais, une réalité est une réalité. Un fait flagrant dans la vie de notre société devient maladie et bientôt malheur s´il n´est dénoncé, circonscrit et éliminé. Comme fait Abderrahmane Zakad, avec ingéniosité (il est ingénieur urbaniste de formation), en prenant son temps (il est à la retraite), en usant d´un style alerte et plein de sons, de gesticulations (il est «béjaoui» de naissance et «casbadji» d´éducation), et surtout plein d´images si vivantes qu´elles découvrent notre propre monde, celui de la pénurie, de la débrouillardise, de ce honteux «haf te´îche» (blouser pour vivre, donner le change), et tellement évident depuis des décennies!
En ce temps du trabendo
out le livre est le roman de Malika, une femme divorcée comme tant d´autres qui, dispute après dispute «jusqu´à ce jour fatidique où [la] mère et [le] père en étaient venus aux mains», a accepté la définitive rupture, et comme tant d´autres, elle n´a aucune instruction, mais des enfants, trois. Chiffre sacré pour peut-être conjurer le sort – mais peine perdue! – le sort est ici mauvais et en ce temps du trabendo, il n´y a rien à faire que…le trabendo. Il faut vivre dans les années 90 qui apparaissaient avec l´impitoyable course au gain à la faveur des importations clandestines des produits de consommation et de leur mise sur le marché parallèle. Ce commerce est d´un type nouveau chez nous, à la mode et particulièrement «facile», car à la portée de Malika qui, «la quarantaine passée, garde encore sa sveltesse, une énergie débordante, et un solide moral». Sans doute, ce business exige-t-il bon pied bon oeil et un don d´ubiquité ; cela tombe bien. C´est ce que Malika a le mieux acquis dans les maisons et les ruelles de la Casbah dont elle est originaire. Au reste, notre auteur précise: «Elevée dans un milieu traditionnel, comme toutes les filles de sa génération, elle a pourtant toujours été indépendante et critique, état d´esprit hérité d´un père docker et syndicaliste, formé sur les quais et dans les cales des bateaux, au port, au pied de la Casbah. Elle est consciente de la situation de la femme dans son pays. Son Algérie, qu´elle ne reconnaît plus et dont le développement anarchique, parfois anachronique, annonce pour elle des moments difficiles.»
L´intrépide affairiste
La voici donc par sa seule volonté propulsée femme d´affaires entreprenante et conquérante, ayant pour seul souci de faire vivre honorablement ses trois enfants: Mériem, Soraya, Karim. Pourtant, c´est plus que cela son jeu de rôle. Elle va livrer «Un combat contre l´ignorance des choses réelles de la vie, dont elle n´avait pas soupçonné le poids. Contre les conséquences de son intrusion dans le domaine des hommes, la vie active´´, où le chômage et la déprime les rendent agressifs et calculateurs. Mais surtout un combat pour l´émancipation. Pour la vie.»
Malika, et nous avec elle, va s´introduire dans un monde insoupçonnable, inconnu par beaucoup. Pour elle, le trabendo sera, hélas (?), une école de la vie. Abderrahmane Zakad entreprend là une étude fouillée sur le système économique de notre pays, expliquant dans le détail «l´aggravation des problèmes sociaux des citoyens», tout en s´intéressant à une foule de traditions (mode de vie en général, expressions populaires, mots truculents, comportement, éducation, relations humaines, habillement, voisinage, etc.), autant d´observations et de remarques utiles au sociologue, à l´ethnologue, au psychologue, à l´historien, à l´artiste, etc. Et puis, de ville en ville, de pays en pays, nous faisons le voyage avec Malika l´intrépide affairiste. Abderrahmane Zakad joue impeccablement son rôle, lui aussi. Rien ne lui échappe de ce qui touche à l´urbanisme, à l´architecture, à l´archéologie, à l´art d´être des grandes cités historiques et de leurs habitants.
J´arrête ici mon invitation à lire absolument Trabendo, ce premier roman de Abderrahmane Zakad. Je ne voudrais priver personne d´un plaisir de lecture où surgissent plus de cent et une surprises, toutes agréables et enrichissantes et où la trabendiste retrouve l´amour. Néanmoins, pour être tout à fait convaincant et franc, je me dois de dire que de nombreuses réflexions d´auteur ralentissent, comme «des gendarmes couchés», l´allure générale du roman, étouffant ainsi ici et là une exultation pourtant bien sincère du lecteur et pourtant bien méritée par Abderrahmane Zakad.
Par Mercredi 05 Mars 2003
10 août 2011
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