Le feuilleton égyptien de Nasser à Moubarak

Lundi 01 Aout 2011

Par Amira SOLTANE

L’histoire du feuilleton arabe est étroitement liée à la révolution arabe. En lisant certains ouvrages égyptiens sur la question on découvre le parcours pharaonique du marché du moussalssal masry de Nasser à Moubarak.

Dès ses débuts en juillet 1960 et jusqu’en 1973, la télévision étatique égyptienne, qui détient le monopole de la production et de la diffusion à l’intérieur du pays, donne naissance au feuilleton ou moussalssal. L’exportation des programmes aux télévisions arabes s’est effectuée dans le cadre des ambitions panarabes de Nasser. Beaucoup de pays arabes ont acheté des feuilletons pour arabiser leur société. C’est le cas notamment des pays du Maghreb et de l’Algérie en particulier. Voulant arabiser une société francisée, Boumedienne avait décidé d’importer les feuilletons égyptiens en même que les enseignants. Les feuilletons sont fournis à titre gracieux, le paysage télévisuel arabe étant alors en gestation: jusqu’en 1965, plus de la moitié des pays arabes ne disposent pas de télévision, et les seules télévisions émettant dans la région du Golfe sont la chaîne koweitienne et Aramco, en Arabie Saoudite. Entre 1973 et 1979, la découverte du marché du feuilleton-commence. Deux producteurs de cinéma, le Koweitien Ahmed El Cheriane et le Palestinien Ryad Al Ariane, viennent tourner en Égypte les premiers feuilletons produits par le capital privé, signant ainsi l’acte de naissance du feuilleton en tant que marchandise et l’émergence d’un marché qui naît ainsi en réponse à une demande extérieure, régionale pour faire face à d’autres modèles, brésilien ou américain par exemple. Entre 1979 et 1985, le secteur privé se dote d’unités de tournage et se déplace vers l’étranger où la plupart des feuilletons sont réalisés: en Europe et dans des pays arabes tels que la Tunisie avec le studio Soussa mais surtout aux Émirats arabes unis après la création, en 1977, du Studio d’Ajman, le plus grand et le plus sophistiqué de la région. Cette stratégie est favorisée par la conjoncture politique régionale marquée par le boycott arabe de l’Égypte après les accords de Camp-David en 1979. En 1995, une seule société égyptienne fonctionne en dehors de la sous-traitance. Dès lors, une division du travail se met en place entre un savoir-faire (les acteurs égyptiens), et le capital (le pétrodollar). La position de l’Égypte dans cette dichotomie nationale/extranationale est affaiblie par la définition que donne l’État égyptien, lui-même, de la production nationale. En 1989, on verra la création d’un organisme autonome chargé de la production (Kittaa el Intague). L’action saoudienne, par contre, se démarque par les caractéristiques suivantes: elle relève du privé tout en ayant des liens étroits avec la famille régnante. L’exemple du holding Dalla el Baraka de cheikh Saleh Kamel est éloquent: à partir de plusieurs sociétés de production audiovisuelle, il développe une stratégie de création d’entreprises et de prise de participation à travers tout le Monde arabe; actionnaire principal des sociétés Ordoneya (la Jordannienne), de Vidéocine et la Mesk, basée au Caire et qui détient aussi un groupe de presse et l’exclusivité de la publicité sur MBC (Middle-East Broadcasting) et sur la chaîne par satellite ESC (Egyptian Satellite Channel). Le capital saoudien est également présent à travers le holding al Mawarid, actionnaire principal du service arabe de la ÂÂÑ-TV, et aussi en tant que participant, en collaboration avec la BBC, au projet Orbit, pour la création de 20 chaînes numériques.

2.Les images montrant l’ancien président égyptien, Hosni Moubarek, jugé sur une civière, a démontré que les Egyptiens ont dépassé la ligne rouge qui lie la fiction à la réalité. Tout le monde a eu la même réaction et la même conclusion, c’est le plus beau plan d’un feuilleton égyptien. Qui aurait pu penser qu’un jour, Hosni Moubarak, lui qui avait dicté la ligne de conduite de la majorité des feuilletons arabes durant des décennies, allait servir de matière pour un moussalssal hors normes? Le feuilleton étatique égyptien avait pourtant, durant son époque, dominé le marché du Golfe où il réalisait la plus importante part de ses recettes. Pour les années 1980 et 1991, les recettes se répartissaient comme suit: les pays du Golfe (76% et 74%), suivis par les pays du Machrek (6% et 11%), le Maghreb (9% et 10%) et enfin, le Yémen et le Soudan (9% et 5%). C’est essentiellement les pays du Golfe et principalement l’Arabie Saoudite, qui étaient demandeurs en raison de la censure et le rigorisme religieux qui dominaient le Royaume saoudien. C’est ici que se dessine le nouveau feuilleton proposé par le paradigme saoudien: le feuilleton islamisé, tout en investissant les thèmes traditionnels du feuilleton égyptien. La recette type du scénario d’un long métrage à succès est composée de trois parties, chacune comprenant: une bataille, celle du dernier chapitre doit être la plus violente; une scène érotique: soit la danse du ventre, une scène d’amour ou des scènes de danse tournées dans les discothèques et, si le film n’est pas comique, au moins un personnage comique doit y figurer, habillage religieux: le port du voile pour la femme, les citations plus fréquentes du Coran ou du Hadith… Les interdictions de la censure saoudienne recensées sur la liste de la Sapa comportent 25 directives qui éclairent à travers les absences structurées. La Sapa constitue la deuxième entreprise de production privée dans la région. Amr El Lessi, directeur de la société Mesk, déclare à la presse que «les Saoudiens n’interviennent pas dans la détermination des contenus des feuilletons. Ils ne demandent qu’à veiller au respect des valeurs musulmanes. Le héros, confronté à des problèmes, au lieu de se diriger vers un bar ou de fumer une cigarette, se dirige vers la mosquée». Des propos analogues sont tenus par d’autres producteurs. Tout d’abord, le feuilleton est loin d’être considéré comme un message de divertissement relevant de l’ordre de l’imaginaire. Les frontières entre la fiction et le réel se trouvent, dans ce contexte, brouillées. La liste bannit «l’isolement non autorisé» entre les comédiens, hommes et femmes c’est-à-dire qu’ils ne peuvent être montrés seuls dans une pièce à la porte fermée tant qu’ils ne sont pas époux et épouse. Le censeur exige qu’ils soient mariés, non pas dans le feuilleton qu’ils interprètent mais dans la vie elle-même. Cette règle gouverne d’autres situations. Ainsi un père ne peut même pas toucher sa fille supposée dans le feuilleton, ni une mère son fils. La mise en scène du projet idéologique repose sur quatre piliers: la religion, la politique, la famille et la femme. La femme bénéficie de six interdictions: elle doit être «préservée» en la confinant à son rôle traditionnel de mère et d’épouse, loin de toute atteinte: elle ne sera pas présentée dans des tenues «indécentes» (pas de maillots de bain ou de scènes de plage) mais avec des habits qui recouvrent le corps; pas plus que dans des positions «indécentes» (dansant, chantant, couchée sur un lit ou encore touchée par un homme). Ces règles s’appliquent à la production et à la diffusion des feuilletons. Les deux producteurs principaux, l’État égyptien et le pétrodollar, se recoupent quant au contrôle du capital symbolique et de l’action politique.