Hubert Haddad, écrivain né à Tunis en 1947 de culture judéoberbère, évoque dans quelques unes de ses oeuvres cette identité apparemment conflictuelle. Son interrogation identitaire remonte à l’enfance, aux prémisses du conflit israélo-palestinien. Vivant dans un pays arabe, il grandit dans une culture orientale où sa grand-mère Baya, parle de Palestine lorsqu’elle évoque la Terre Sainte. La guerre jettera la confusion dans son esprit. Comme pour tout spectateur, un cliché se pose : comment ces deux peuples pourtant si proches peuvent-ils autant se détruire ? Afin de défier le manichéisme de cette vision du monde, Hubert Haddad offre Palestine, un roman qui, dans un langage poétique, démontre par le voyage non seulement au coeur du conflit mais aussi de ces peuples, l’absence de frontière identitaire malgré les murs érigés.
La traversée du Miroir Le thème d’une réalité autre que celle que nous percevons est au coeur même de ce roman. Cham, soldat de première classe du Tsahal, se retrouve enlevé par un commando palestinien alors qu’il effectue sa dernière ronde avant sa permission.
Avant d’être emporté par ses ravisseurs, il entend le bruit du corps de l’adjudant Tzivi qui tombe à ses pieds, la tête trouée par une balle. Lui-même touché, quasi inconscient, il ne perçoit que les voix de ses assaillants. Il se retrouve dans une cave puis est emmené plus loin. Cham devient alors l’otage. Son identité glisse d’un être à un état. Auparavant, des enfants lui ont volé son portefeuille et donc ses papiers : signes prémonitoires de cette perte d’identité. Les représailles possibles du Tsahal et leur manque de coordination poussent les ravisseurs à le laisser pour mort.
De Cham à l’otage, puis à l’amnésique, il devient Nessim, le frère perdu de Falastin, fille de Asmahane, vieille femme aveugle qui le recueille et le soigne.
Commence alors une traversée dans cet espace sans temps. Cham n’ayant plus de mémoire, donc plus d’être « Qui est-on, sans mémoire ? », il ne lui reste plus que l’espace clos de la Cisjordanie, dans la ville d’Hébron, entre la ligne verte et la ligne de sécurité.
Sans être, il devient l’autre et découvre sa vie, sa ville, sa mémoire, celle de sa famille. Haddad décrit alors le quotidien de ces villageois qui voient leurs maisons détruites par des soldats à la botte des colons. La guerre transpire de chaque pierre, de chaque visage qu’il croise. Falastin, la jeune fille frêle dont il tombe amoureux, est brisée par la perte de son père mort devant ses yeux et par celle de son frère disparu. Et même dans les moments d’amour intense, la guerre surgit :
-Ce n’est pas si loin…, dit la jeune fille en se pelotonnant au creux de sa poitrine.
-De quoi parles-tu ? -Rien, la guerre n’est jamais loin .
‘Deux ouvriers palestiniens ont été tués et trois autres blessés quand les forces israéliennes ont ouvert le feu sur la voiture qui les conduisait au sud de Naplouse par la route reliant le point de contrôle militaire d’Howara et la colonie illégale de Bracha’ Ce voyage dans l’esprit de l’autre pour Cham/Nessim se vit surtout comme une métamorphose singulière. Ses actions sont dans le mouvement, dans le seul but de retrouver Falastin partie se réfugier chez sa tante. Même lorsqu’un homme place une ceinture d’explosifs sur son corps, il est spectateur de sa propre vie et se laisse faire, aveuglé par sa perte de Falastin. Sans son amour, ses pas le dirigent vers le rien : « Dans un autobus emprunté au hasard »il avance vers sa mort.
Un miroir teinté en symbole
Ce voyage, nous le voyons, est empli de symboles. Afin d’amplifier cette symbolique, le langage du romancier se teinte de poésie. Les situations de sourde réalité prennent alors leur envol : « Le sommeil l’englue bientôt dans l’odeur froide de la mort », « ce monde a l’état brut du destin. Il chancelle et s’écroule enfin, la face dans les signes », « une sensation d’absence, comme du sable sous la peau, s’est répandue en lui »… La mort, la perte d’identité, l’errance se voient alors transcendées.
Comme nous l’avons souligné en introduction, parler de ce conflit pour un auteur ayant ces origines est complexe. Dans un entretien qu’il accorde au journaliste François-Pierre Nézery sur Canal Académie, Hubert Haddad revient longuement sur sa relation mutante qu’il a entretenue avec Israël, allant même jusqu’à se présenter à l’ambassade d’Israël en 1967, mu par la peur qu’il avait de voir disparaître ce pays. Ses positions sont nettement plus nuancées aujourd’hui et ce livre en est une preuve frappante.
En effet Cham/ Nessim, soldat israélien, prend la peau de l’ennemi, de celui d’en face. Il en a les traits et porte ses habits. Il parle sa langue et dort dans son lit. Cette confusion des visages est bien sur une ode à la conciliation, voire à la réconciliation. Ces peuples ne sont pas seulement frères, ils sont des miroirs qui se reflètent.
Le retour est la fin du voyage Cham/Nessim perd Falastin et donc sa raison de vivre puisqu’elle est son seul point d’ancrage dans son nouveau monde. Il n’est plus dans la parole pacifiste et intègre celle d’Omar. Il part vers Jérusalem pour devenir kamikaze. Il doit à nouveau changer d’identité mais magie du roman ou nouveau symbole du hasard, il réintègre la sienne. Le portefeuille qui lui avait été volé lui est restitué pour ce dernier acte de sa vie.
Ce retour dans les quartiers juifs s’assimile à un retour aux origines : Le contraste avec le peuple indigent d’Hébron, fiévreux dans ses défroques, sous les façades fanées aux relents de vieilleries, l’impressionne moins que le travail mystérieux du souvenir, comme s’il venait de remonter les années en une heure ou deux de voyage.
Haddad pousse plus loin dans la découverte et envoie son héros à la rencontre de Falastin. Nous ne pouvons que noter la référence à Palestine. Cette jeune fille aux idéaux pacifistes malgré les douleurs qu’elle porte en elle, devient la quête de Cham/Nessim. Cette Palestine qu’il apprend à regarder avec les yeux de l’autre, à aimer dans son environnement, à comprendre dans ses silences. L’amour serait-il le moyen de se fondre dans l’autre et donc d’oublier les différences?
L’aveuglement d’Asmahane, la mère de Falastin, est aussi une image empreinte à l’Histoire. Sans la vue, il ne lui reste plus que les sensations, les émotions. Elle voit à travers elles.
Néanmoins face à ces personnages porteurs d’une façon de voir la paix, il y a Omar et son groupuscule qui ne voient qu’un seul chemin possible vers la paix, celui de la violence.
Le souvenir remonte subtilement à sa mémoire alors qu’il tient dans sa main le détonateur de la bombe placée sur lui.
L’amnésie s’efface totalement lorsqu’il croise une vieille amie qui lui apprend le suicide de son frère Michael. Le choc est si brutal que tout lui revient. Et le narrateur renomme le personnage Cham, une renaissance dans la perte.
C’est la douleur de Haddad que l’on entend ici.
La mort de Cham à la fin du roman dans le lieu du suicide de son frère est une allégorie de la douleur de l’auteur. Il ne peut que faire exploser son personnage, comme son coeur a du exploser à cette nouvelle. C’est l’impossibilité de l’auteur à se défaire d’une partie de son histoire qui se traduit sous nos yeux.
Le voyage de Cham dans ce pays si proche du sien, parmi ce peuple qui est le miroir du sien, s’achève sur la révélation autobiographique de l’auteur. Cette insertion souligne d’autant plus son ambition de traduire sa vision de cette région du monde. Puisqu’il est romancier et non journaliste, il a choisi cette parole pour nous convaincre que la seule solution réside dans une destruction des différences absurdes que nous avons établies les uns avec les autres.
Hubert Haddad a reçu plusieurs prix pour ce roman, le dernier étant le prix .Renaudot du livre de poche en 2009.
Lama Serhan
L’AUTHENTIQUE Quotidien national d’information — N° 5099 – Jeudi 28 Juillet 2011 — Prix : 10 DA
5 août 2011
LITTERATURE