Comment transformer l’immonde du monde en splendeur ? La réussite technique du poème suffit elle à métamorphoser la souffrance lyrique en lyrique de la souffrance ? Et surtout comment faire du terreau de la haine une inépuisable source d’amour ?
Aujourd’hui, j’ai tendance à penser que Darwich n’est pas mort d’une défaillance cardiaque seulement. La mort de l’homme suit celle des idées qui le soutiennent : le projet laïc arabe a échoué, le rêve d’une société ?cuménique en Palestine longtemps brandi par la gauche palestinienne a fait place à l’ambition de quelques opportunistes. Oslo n’était pas seulement la fin de la résistance mais surtout celle du projet laïc.
«Car si je meurs, j’aurai honte des larmes de ma mère…»
Mahmoud Darwich est né en 1941 à Al- Birwa, village aujourd’hui disparu, près de Saint-Jean-d’Acre en Galilée. Mais tout commence en 1948, quand il est chassé de son village natal. Il a connu les prisons israéliennes. A dix-neuf ans, il publie son premier recueil Oiseaux sans ailes et en 1964, il écrit le texte qui fera de lui le poète de la résistance : «Inscris, je suis Arabe/ Carte d’identité numéro cinquante milles/ J’ai huit enfants/ Le neuvième viendra après l’été/ Cela ne te rend-il pas furieux ?…». Le poème est très vite lu, appris par c?ur et chanté partout dans le monde arabe. La gauche, les nationalistes arabes ont leur poète. Mais ce sont surtout les communistes qui le porteront aux nues. Dès 1961, Darwich adhère au parti communiste d’Israël. C’est en prison qu’il écrivit le poème qui le consacrera comme l’un des poètes les plus connus dans le monde arabe, surtout après que Marcel Khalife l’a mis en musique «Je me languis du pain de ma mère/ du café de ma mère/des caresses de ma mère/jour après jour/l’enfance grandit en moi/j’aime ma vie/car si je meurs/j’aurai honte des larmes de ma mère…». Assigné à résidence en 1970, il finit par choisir l’exil et se rend à Moscou où il commence des études en économie politique, puis on perd sa trace et on le retrouve au Caire où il collabore au journal Al-Ahram. Commence ensuite la route de l’exil : Beyrouth, Tunis, Paris. En 1987, il est élu membre du comité exécutif de l’OLP et en 1988 un de ses poèmes suscite un tollé à la Knesset. Nous sommes le 28 avril 1988, quelques mois après le déclenchement de l’Intifadha. Ysaak Shamir monte à la tribune pour dénoncer un poème, il est furieux: «L’expression exacte des objectifs recherchés par les bandes d’assassins organisés sous le paravent de l’OLP vient d’être donnée par l’un de leurs poètes, Mahmoud Darwich, soi-disant ministre de la Culture de l’OLP… J’aurais pu lire ce poème devant le parlement, mais je ne veux pas lui accorder l’honneur de figurer dans les archives de la Knesset.» Voici un extrait de ce poème:
«Comment une pierre de chez nous peut faire le toit du ciel»
«Oh passants parmi les mots passagers/
Prenez vos noms et partez /
Retirez vos heures de notre temps et allez-vous en/
Prenez autant que vous voudrez du bleu de la mer et du sable de la mémoire/
Prenez toutes les photos que vous voudrez pour savoir/
Que vous ne saurez jamais/
Comment une pierre de chez nous peut faire le toit du ciel/
Vous qui passez parmi les paroles passagères/
Vous fournissez l’épée ; nous fournissons le sang/
Vous fournissez l’airain et le feu ; nous fournissons la chair/
Vous fournissez un autre char ; nous fournissons les pierres/
Vous fournissez la bombe lacrymogène ; nous fournissons la pluie /
Mais le ciel et l’air/
Sont les mêmes pour vous et pour nous/
Prenez alors votre part de notre sang et partez…»
Pourtant, ce serait une grande méprise que de réduire la poésie de Mahmoud Darwich à une poésie de combat. La Palestine est bien plus qu’une réalité historique, une réalité ontologique. Elle est bien plus qu’une réalité géographique, une réalité intérieure comme par la vertu de cette métamorphose qui fait que les territoires du bonheur peuvent ressusciter dans la mémoire de l’homme qui chemine. Le poète est dès lors celui qui chante. Darwich qualifie son lyrisme d’épique : «J’habite ma poésie et je choisis d’être Troyen car j’aimerais demeurer une victime. J’ai tant de fois souhaité être victorieux pour mettre à l’épreuve mon humanisme, ma capacité à être solidaire d’une victime qui, d’une certaine façon, a contribué elle même à façonner mon propre destin» écrit-il dans La Palestine comme métaphore. En 1993, la direction palestinienne signe les accords d’Oslo. Darwich démissionne du bureau exécutif de l’OLP suite à ce qu’il ressent comme une reddition mais il se gardera longtemps de s’exprimer sur la question sans doute pour ne pas susciter de discorde au sein des Palestiniens. Le 9 août 2008, il décède dans un hôpital de Houston. Il repose à Ramallah. Sur sa tombe, on peut lire l’ouverture de ce poème :
«Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : les hésitations d’avril» L’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur les hommes, les écrits d’Eschyle, les débuts d’un amour, de l’herbe sur des pierres, des mères se tenant debout sur la ligne d’une flûte et la peur qu’éprouvent les conquérants du souvenir.
Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre, la fin de septembre, une dame qui franchit la quarantaine avec tous ses fruits, l’heure de la promenade au soleil en prison, un nuage mimant une nuée de créatures, les ovations d’un peuple pour ceux qui montent à la mort souriants et la peur qu’ont les tyrans des chansons.
Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre: il y a sur cette terre, la maîtresse de la terre, le commencement des commencements, la fin des fins, On l’appelait Palestine et on l’appelle désormais Palestine. Madame je mérite, parce que vous êtes ma dame, je mérite de vivre.»
On le voit ici, Darwich a opté pour une célébration des petits riens de la vie plutôt que pour une dénonciation des grands travers du monde. Cette attention pour l’infime, qu’on trouve aussi chez Hugo ou chez Supervielle, prend chez Darwich la forme d’un attendrissement face aux petites choses où habite le beau: un papillon, la neige dans une cour d’école, les tresses d’une jeune fille. Hédoniste à sa manière, Darwich insinue surtout que «tout» et «rien» ne sont pas des réalités antinomiques. Cela n’induit en rien une désaffection pour la question nationale. Dans un recueil comme Murale, recueil dont l’inspiration plonge dans la poésie antéislamique, le tragique de la condition humaine et celui de la condition palestinienne font un. Un mot «La Palestine» est mis pour un autre «Moi». Il y a un sublime propre à Darwich : il consiste à se détacher des horreurs de l’histoire et du vécu, d’où la fréquence des motifs de l’oiseau, de l’envol et du ciel. Comment faire du beau avec la boue? La question avait été posée par Baudelaire et elle ressurgit ici. La réponse de Darwich tient dans la refonte des coordonnées du réel : l’ailleurs est ici, l’ici est un ailleurs.
On pourrait invoquer encore cette autre ressource de la poésie qu’est la citation. Cela va du Coran jusqu’à la Bible en passant la poésie antéislamique (Tarafa et Imrou’l Qays) ou encore l’épopée de Gilgamesh. Le tout dans une entreprise qui insinue que l’autre n’est pas étranger. L’autre est en nous, dit Darwich, car être est un devenir autre. Et le poète peut s’ériger en compagnon des choses en devenir. Un des mots les plus utilisés dans cette poésie est «nuage», ce qui est protéiforme et se prête à la lecture et à l’habitat poétique. Dès lors, le poème peut devenir promesse d’un «jour féminin/aux métaphores transparentes/de constitution parfaite.» Poème inscrit dans le rêve d’un rêve, dans cela qui tient de l’essence poétique.
C’est le monde qui est à réécrire, insinue la poésie de Darwich Il le dit lui-même de manière explicite : «Ce qui nous intéresse, c’est de briser ce regard sclérosé que nous portons sur la relation entre intérieur et extérieur sans craindre de dire que l’exil n’est pas toujours dans l’exil, que la patrie n’est pas toujours dans la patrie.»
A la question de Manuel Carcassonne : Votre poésie peut-elle aider à une meilleure connaissance du monde arabe, qui suscite une méfiance grandissante en Occident ? Mahmoud Darwich a eu cette réponse qui mérite d’être longuement citée : « L’Arabe est obsédé par l’identité. Le projet national laïc a été battu. La modernité arabe datant du début du siècle a été battue. Mais aucun Arabe ne peut vivre sans l’Occidental qui est en nous. Il y a un obscurantisme qui nous guette. Le conflit existe entre deux fondamentalismes, deux intégrismes. Comment ne pas être attentif au fondamentalisme américain ? Qu’un professeur de linguistique compare un discours de Bush avec un discours de Ben Laden: l’ange et le démon, le Bien et le Mal, les croisés contre la Djihad, cela se ressemble dangereusement. Il faut plus que jamais s’opposer à la montée de ces dangers. Les américains mènent leur Djihad. Il faut chercher les racines communes de l’Islam et de l’Occident. Le monde arabe a besoin du sentiment de la justice. Comment veut-on que l’Arabe de la rue réagisse à l’invasion de l’Irak par les Américains ? Il n’a pas la vision de la justice.»
Cette modernité arabe avortée essentiellement suite au revers humiliant de 1967 trouve son expression dans les lectures poétiques de Darwich qui ne se contente pas des classiques arabes notamment l’inégalable Ma’ari, mais aussi Abu Tamam, Moutanabi et plus près de nous Seyyeb. Il lit également Walcott, Ginsberg, Char, Tagore, Baudelaire, Lorca, Pound, Czeslaw Milosz, le Cantique des cantiques (il le lit en hébreu), des romans : ceux de Dostoïevski, par exemple. Mais il lit surtout des livres d’histoire, de philosophie, de politique. En cela, il était comme mû par un désir de réécrire la genèse (celle de l’être, de l’être au monde et celle du Verbe) : «Le désespoir peut recommencer la Création. Car il est capable de trouver les débris nécessaires, ceux des choses premières, des premiers éléments de la création». Refaisons le monde murmure tout poète. Mais il semble que l’histoire et la mort aient tendance à les démentir. Pourtant, nul ne voit ce qu’un poète peut voir. Darwich est le premier à avoir vu René Char, Heidegger et Al Ma’ari depuis leur mort. Il aura été le premier à avoir vu sa lignée.
Jalel El Gharbi
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5 août 2011
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