Pascal, dans «Pensées», affirme que «Tous les hommes recherchent d’être heureux, quels que soient les différents moyens qu’ils y emploient».
Le bonheur serait le bien suprême que visent tous les hommes. Oui ! Mais c’est quoi le bonheur ? C’est simple, n’importe quel individu peut en donner une définition. Tout homme a vécu, au moins une fois dans sa vie, un moment de bonheur. Il lui suffit de se reporter à sa propre expérience.
Le bonheur c’est quand on est heureux, et être heureux, c’est être content. C’est être comblé et ne plus rien désirer d’autre. C’est un état de totale et parfaite satisfaction, d’où disparaît toute inquiétude. C’est l’état d’ataraxie ou d’absence de troubles dans l’âme comme disent les philosophes de l’Antiquité.
Soit ! Admettons donc que c’est cela le bonheur et que c’est ce que recherchent les hommes, cet état est-il durable? Force est de constater que la réponse est négative puisque justement ces moments de bonheur sont fugaces. Les soucis et problèmes divers empêchent les hommes de goûter longtemps à la quiétude.
Autre question qui s’impose alors: le bonheur est-il le fruit du hasard ou bien dépend-il de nous? Si le bonheur est contingent, on n’y peut rien. Il faut laisser agir la fortune, la chance comme le confirme l’étymologie même du terme bonheur. Par contre, si le bonheur est de notre fait, il devient affaire de volonté. Dans ce cas, comment peut-on atteindre cet état de félicité par le simple usage de notre volonté ?
Pour répondre à cette question, il faut un préalable: savoir ce qu’est la volonté. Que mettons-nous derrière ce mot ? Vouloir, c’est cette capacité que nous aurions à accepter ou refuser ce que nous présenterait notre entendement, selon Descartes. C’est une puissance qui nous permettrait de choisir le bien et de pencher vers lui quand nous le concevons clairement. Vouloir, c’est exercer son libre arbitre. Volonté et raison semblent aller de pair. Autrement, nous serions dans une situation nébuleuse d’indécision, d’hésitation et dans cette confusion choisir le pire. Il n’est pas sûr que cette conception de la volonté soit suffisante, mais considérons la comme suffisante.
Bref ! Si le bonheur est une question de volonté, et qu’il est la fin vers laquelle nous tendons, il nous faudrait une certaine connaissance de ce bien suprême et surtout de ce qui pourrait le provoquer. Qu’est-ce qui pourrait favoriser la quiétude de l’âme? Telle semble être la question fondamentale. Qu’est-ce qui pourrait contenter l’âme, la satisfaire pleinement et faire disparaître l’inquiétude? Ces questions laissent entendre que le bonheur est affaire de connaissance. Dans ce cas, seul celui connaît, seul le sage pourrait être heureux. C’est du moins, ce que prétendent les philosophies eudémonistes.
Soit ! Mais là, les choses se corsent car pour connaître le bonheur, il faudrait aussi connaître son contraire: le malheur. Les deux sont liés. Si nous savons ce qui nous rend malheureux, nous pourrions alors changer l’ordre des choses et nous rendre heureux. Malheureusement, les causes du malheur sont multiples. C’est tout le fond du débat entre les philosophies eudémonistes antiques. Si elles sont toutes d’accord sur la définition du bonheur par l’ataraxie, elles divergent quant à ce qui peut troubler l’âme. Qui faut-il suivre alors? Epicure, Epictète, Pyrrhon, Diogène, etc. Ils ne s’accordent pas entre eux. De plus, même si tous acceptent le principe que la connaissance philosophique qu’ils appellent sagesse permet d’agir sur soi et d’atteindre l’ataraxie, cela ne va pas de soi. Il ne suffit pas de connaître pour bien agir, car la sagesse, à supposer qu’elle puisse être atteinte, ne garantit pas l’homme contre l’irrationnel. C’est que l’homme est un être de désir, avant d’être, peut-être, un être de volonté. L’homme pour son malheur, ou son bonheur, ne peut échapper au désir. Souvent, l’homme sait ce qu’il lui manque pour être heureux mais il ne sait pas d’où lui vient son désir. C’est par le désir que l’homme accomplit ce qu’il y a de meilleur en lui et aussi ce qu’il y a de pire. C’est pour cela qu’il ne faut pas confondre désir et volonté. Quand ils se rejoignent tout coule de source. L’homme n’a pas à se vaincre. Ce qui est rare.
Par contre, quand désir et volonté s’opposent: c’est la guerre. Un petit exemple simple pour illustrer cet antagonisme. Fumer est un plaisir. Fumer c’est satisfaire un désir. Cela pourrait faire partie de ces petits «bonheurs» que l’homme peut s’octroyer. La situation semble claire. Pas besoin de lutter contre soi. Pourtant, le fumeur qui, en général, sait que fumer n’est pas bon pour sa santé, aura bien du mal à arrêter cette pratique, si jamais il le décide. Il n’est pas sûr, dans ce cas, que sa volonté de «s’arrêter de fumer» soit plus forte que son désir «de fumer». Ceux qui essayent vainement d’échapper à l’emprise de la cigarette le savent. C’est là, que l’on peut s’apercevoir que le désir peut être l’expression d’un esclavage dont nous ne sommes pas forcément conscients. C’est là, aussi, que l’on peut se rendre compte, comme l’a bien vu Spinoza, que le libre arbitre pourrait n’être qu’une illusion.
Et le bonheur dans tout ça? Quel rapport a-t-il avec le désir? Le bonheur peut être défini comme la satisfaction du désir. Être heureux, c’est être satisfait. C’est d’ailleurs ce qui peut permettre l’ataraxie. L’âme est apaisée quand elle n’est plus taraudée par le manque que provoque le désir. Le problème avec cette liaison du désir au bonheur c’est que ce dernier n’est pas assuré par la satisfaction du premier.
C’est ce qu’affirme le pessimiste de Schopenhauer dans «Le monde comme volonté et comme représentation». Que nous dit-il à ce sujet? Il nous dit qu’on ne peut atteindre un bonheur durable par la satisfaction du désir. Pourquoi? D’abord, on ne poursuit pas un désir mais des désirs. Or, on ne peut satisfaire qu’un désir à la fois. Donc, pour un désir satisfait d’autres restent en suspend. Ce qui affecte déjà l’intensité de notre bonheur qui ne peut être que partiel. Ensuite, le temps de la satisfaction et celui de l’attente de la réalisation du désir ne sont pas équivalents. Le temps de la satisfaction est forcément plus court que celui de l’attente, car le bonheur ne peut se maintenir dans le temps puisque d’autres désirs vont prendre le relais. Enfin, plus le désir est fort plus sa satisfaction risque d’être décevante. En effet, le désir est affaire d’imagination. Cette dernière embellit l’objet du désir et lui donne une valeur qui ne correspondra jamais à sa possession. Quel que soit l’objet désiré, non seulement il se révélera incapable de combler toutes nos attentes mais de plus il finira toujours par lasser. Grosso-modo la réalité est toujours moins bonne que ce que nous avions imaginé.
L’homme, pour Schopenhauer, restera un éternel insatisfait qui court toujours après un mirage, une illusion. Alors, que propose Schopenhauer? Renoncez au désir, nous dira-t-il. Faites comme Bouddha qui a compris que l’origine de la souffrance humaine était le désir lui-même. Travaillez à traquer le désir là où il peut surgir pour le tuer dans l’oeuf. Menez une vie dépouillée. Contentez-vous de peu. Soit, mais renoncer au désir n’est-ce pas encore désirer ne plus désirer? On le voit, on ne sort pas du désir. On tourne en rond et cela complique davantage notre affaire.
Cela dit, jusqu’à présent nous avons placé le bonheur à la fin du désir. Nous avons considéré que le désir étant privation, il n’est que souffrance, douleur, frustration, mal être. Bien sûr, tout cela est fonction de l’intensité du désir lui-même. Être privé du soleil pendant quelques temps et être privé d’un être cher, ce n’est pas tout à fait la même chose. Ce n’est pas la même frustration, ni la même souffrance. On est d’accord. Cela dit, pourquoi désirer serait-il forcément synonyme de souffrance ?
N’y a t-il pas une forme de bonheur dans le désir lui-même? Or, éprouver du plaisir dans la frustration, n’est-ce pas contradictoire ?
Ça ne l’est pas si l’on considère les choses autrement. En effet, une des choses que l’homme cherche à fuir, plus que tout au monde, c’est l’ennui. L’homme détesterait ces moments où il est ni malheureux, ni heureux, mais où l’énergie du désir ne trouve pas d’exutoire. Il n’a rien à faire, pas de projet. Il ne sait que faire de lui-même et c’est pire que tout. L’homme préférera souffrir plutôt que subir l’ennui.
Rousseau a bien compris la positivité du désir. L’homme veut fuir l’ennui et c’est pour cela qu’il préfère désirer plutôt que d’être sans désir. «Malheur à celui qui n’a plus rien à désirer» dit Rousseau. L’homme étant ainsi fait, selon le philosophe genevois, il désire plus qu’il ne peut réaliser. L’homme peut même désirer l’impossible et ça lui donne de l’espoir. Tant que l’homme désire, il a une raison de vivre même si la satisfaction ne sera jamais à la hauteur de ses attentes.
C’est pour cela que Rousseau dira que l’on peut «être heureux avant que d’être heureux». En fait, ce que les hommes rechercheraient, selon Rousseau, ce n’est pas tellement de réaliser leur désirs, mais de désirer en permanence, de se repaître de leur imaginaire. L’homme est un être d’imagination avant d’être un être de raison. L’imagination est une faculté incontournable de l’esprit. Elle a tendance à embellir en permanence les objets que l’homme cherche à atteindre. L’homme se projette sans cesse dans l’avenir grâce à l’imagination. Il bâtit des plans, échafaude sans cesse afin de fuir l’ennui. Ce qui est important ce n’est pas tellement la réalisation du bonheur, mais plutôt le fait de se sentir exister en désirant, que son désir reste toujours vivace. C’est une conception très moderne du bonheur chez Rousseau. On peut, jusqu’à un certain point, être heureux dans l’attente. Il y a une forme de plaisir que l’homme éprouverait en se représentant par son imagination le but qu’il veut atteindre. Le désir occupe l’homme, le détourne de lui-même et surtout lui permet de fuir l’ennui.
On connaît la célèbre formule de Saint Just : «Le bonheur est une idée neuve en Europe». Cette phrase apparaît dans le Rapport présenté à la Convention au nom du Comité de Salut Public le 3 mars 1794. Que voulait dire au juste Saint Just? Il voulait défendre l’idée d’une nouvelle conception du bonheur suite à une évolution historique des sociétés et des moeurs. Si avant, en Europe, le bonheur ne pouvait être que dans l’au-delà, à partir du XVIIIème siècle, est apparue l’idée d’un bonheur terrestre, entendu comme satisfaction du désir et quête du plaisir. Le bonheur peut être réalisé sur terre, et il n’est point besoin d’attendre de rejoindre l’au-delà.
Un peu plus de deux siècles plus tard, ce bonheur terrestre se retrouve parfaitement incarné dans les sociétés modernes de consommation. On peut affirmer, sans trop prendre de risques, que le bonheur dans les sociétés actuelles est identifié à la consommation. Qu’est-ce à dire? La consommation n’existe que parce qu’il y a des consommateurs. Et qu’est-ce qu’un consommateur? Un être qui désire des objets censés lui apporter une certaine satisfaction. Quitte à ce que ces désirs lui soient insufflés par la publicité, qui l’incite en permanence à acquérir des objets. Cela dit, pour qu’une société de consommation puisse persévérer dans son être, il faut que le processus de la consommation ne s’arrête jamais. Il faut que le désir de consommer soit continuellement ravivé chez le consommateur. Comment? Par la frustration. C’est ce qu’explique très bien J. Baudrillard depuis le début des années soixante-dix dans «Le système des objets». Si un objet comble totalement les attentes du consommateur, il ne pourra plus en désirer d’autres. Cela mettrait fin à la consommation et entraverait la dynamique même de la société. Il ne faut donc pas que la consommation s’arrête. Pour cela, aucun objet ne devra, et ne pourra, apporter une satisfaction totale et finale. Le désir doit être constamment revivifié et porté sur des objets que l’on ne possède pas encore mais dont on a l’espoir de les obtenir. Tant que l’individu a le sentiment qu’il peut accéder à de nouveaux objets, il est en quelque sorte «heureux avant que d’être heureux» comme dit Rousseau. Dès que le consommateur s’approprie un objet, la satisfaction qu’il peut éprouver ne peut être que temporaire, comme d’ailleurs n’importe quelle satisfaction. Le bonheur est donc pour le consommateur dans le prochain objet, qui n’est au fond qu’une déception qui s’ignore pour reprendre les termes de Schopenhauer. Le consommateur est pris dans une quête sans fin, qui est censée lui éviter l’ennui et donner du sens à son existence. C’est ainsi que peut se concevoir une certaine forme de bonheur. Pour beaucoup, avoir le dernier modèle d’une marque prestigieuse de voiture, ou le dernier portable procure une satisfaction certaine pendant un temps, puis il faudra passer à autre chose, car on s’ennuie de tout. On peut aisément observer cela en regardant les gens autour de soi.
Toutefois, on pourrait laisser croire que tous les hommes ne peuvent être heureux qu’en désirant des choses matérielles. Faux, bien sûr! Car cette généralisation est tout à fait abusive. N’empêche que la force du désir reste opératoire même pour des objets immatériels: la gloire, la beauté, le pouvoir, la jeunesse éternelle, etc.
C’est là tout le problème de la passion qui vient se greffer à celui du désir. Ce dernier est complexe et varie en intensité, comme le rappellent Kant et Leibniz, entre autres. Au plus bas du désir il y a la simple velléité. On désire sans force. Au plus haut degré du désir, c’est la passion. Lorsque l’homme succombe à l’emprise de la passion, il y a de fortes chances qu’il ne puisse jamais s’en sortir car ni les autres, ni sa raison, ni sa volonté ne peuvent lui être d’un grand secours. La passion c’est le désir que rien ne pourra jamais satisfaire car le passionné ne cherche pas à mettre un terme à sa passion mais à lui répondre en permanence. Rien ne peut étancher la passion. Kant dira que c’est une véritable maladie de l’âme. Quelle que soit la forme qu’elle peut prendre. La passion du jeu, des femmes, de la reconnaissance, de l’ambition, etc. Tant que l’homme vit sa passion, il se sent exister, vibrer. Sans la passion, la vie lui paraîtrait terne, sans charme et sans attrait. Plus que tout autre, le passionné redoute de se retrouver sans rien à désirer. Il ne veut surtout pas que son désir s’éteigne, car ce serait mourir un peu.
Prenons l’exemple de l’ambitieux. Malgré tous les problèmes que lui pose cette passion, l’ambitieux est mu par une force qui le dépasse et qui le pousse en permanence à se hisser au dessus des autres. Quelle que soit la reconnaissance qu’il pourra obtenir, il en voudra toujours plus. Rien ne l’arrêtera, pas même l’animosité qu’il créera autour de lui et le rejet des autres. C’est qu’il n’est pas conscient de son état. Mettez la passion du jeu à la place de l’ambition et vous retrouverez le même type de comportement. C’est ce qu’on appelle communément: un vice.
Par conséquent, la passion est l’exacerbation de cette quête éperdue du bonheur dans la tension d’un désir sans fin qui craint plus que tout: l’ennui, la stagnation, l’immobilisme, qui ne sont que la face cachée d’une angoisse profonde de la mort.
Finalement, cette histoire de bonheur est loin d’être simple car l’homme reste une grande énigme.
On ne sait pas vraiment pourquoi certains ne sont jamais satisfaits alors que d’autres se contentent de peu. Il y a, sans doute, beaucoup de facteurs qui interviennent dans cette question pour que l’on puisse la démêler entièrement. Il y a une alchimie complexe entre le corps et l’esprit sans parler de toutes les influences que subit l’homme dans une société. Il est difficile de distinguer la part de l’inné en l’homme et de ce qui le détermine, à son insu, par l’acquis. Une chose est sûre, cependant, l’homme n’échappe pas au désir. Ce qui peut nous laisser songeur sur notre degré de liberté intérieure. Mais notre question: le bonheur c’est quoi et c’est quand? Que devient-elle ? Cette interrogation admet toujours la même réponse: le sentiment d’une paix intérieure qui dure et qui ne se transforme pas en ennui. Cet état ne peut pas être créé volontairement. Il existe, cependant, un bonheur par inadvertance, qui arrive sans qu’on y soit préparé, sous l’effet du hasard et qui procure une quiétude temporaire. C’est un ensemble de circonstances qui vont dans le même sens et qui arrivent à la bonne heure. Cela peut-être une très bonne nouvelle mais aussi, tout simplement, de petits bonheurs. Ce sont des moments de grâce où l’on se sent juste content d’exister. Des moments rares et précieux, qu’il faut savoir cueillir en toute modestie. L’odeur d’un matin qui annonce une belle journée d’été, la saveur d’un thé à la menthe, une causerie entre amis, la joie simple des enfants quand ils jouent avec trois fois rien, etc. Bref des petites choses gratuites et sans importance, qui pourtant peuvent apaiser un tant soit peu, l’âme. Le bonheur est une affaire de chance mais on peut y être aveugle. Certains ne mesurent pas leur chance. De même qu’on dit, aussi, de certains hommes qu’ils sont doués pour le bonheur, d’autres le sont pour le malheur. Le bonheur serait-il alors une forme de disposition naturelle accordée à quelques élus, un peu comme une grâce divine ? Est-ce le don secret de la joie ? Peut-être.
3 août 2011
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