Histoires vraies
Petting Party (1re partie)
Un homme et une femme cheminent le long d’un sentier. Il serpente à travers bois à quelques kilomètres de la petite ville de Corington dans le Kentucky. La nuit tombe et tout est gris. Les arbres sont gris, le ciel est gris, le sol est gris, même les deux silhouettes vues de loin sont grises. Mais vue de près, au travers des yeux de l’homme, la mince silhouette qui marche devant lui est loin d’être grise. Il la voit au contraire brune et dorée. D’ailleurs, sa décision est prise : il va la violer
La violer n’est peut-être pas le mot juste. Disons qu’il va abuser d’elle. D’ailleurs : abuser d’elle n’est peut-être pas non plus l’expression exacte. Il va plutôt la «forcer», comme on force l’animal qui vous nargue en fuyant après une longue chasse à courre. Et même cette image-là ne correspond pas non plus tout à fait à la réalité. Dans une chasse à courre on tue, alors que cet homme n’a pas l’intention de tuer. Et puis dans une chasse à courre l’animal n’y est vraiment pour rien. Or il est impossible d’en dire autant de Margaret, car Margaret est là de son plein gré.
Seulement Margaret n’a que quatorze ans et c’est déjà une petite créature splendide. Lorsque Ernest Foutch la décrira il utilisera pêle-mêle des mots appartenant au vocabulaire des fleuristes des pâtissiers, des joailliers, des hommes de cheval ou des dompteurs. En effet ce qu’il regarde devant lui aller, venir, trottant, chantonnant c’est tour à tour et tout à la fois une fleur, un croissant chaud, une pouliche, un piment, un diamant, une panthère. Bref, Ernest Foutch est très atteint, il ne sait plus du tout où il en est. Elle l’a rendu complètement fou, quatorze ans ou pas.
S’il est agréable de décrire Margaret – brune aux yeux verts et à la peau dorée, trottinant, jambes nues dans une robe new-look serrée à la taille longue et large comme une corolle -, le portrait d’Ernest Foutch est beaucoup moins drôle : il n’y a strictement rien à en dire. A trente-deux ans c’est un Américain moyen, ni sympathique ni antipathique, ni bête ni méchant. Les documents qui le concernent ne mentionnent même pas le métier qu’il exerce. Ses cheveux sont châtains et il est vêtu d’un costume léger en jersey marron. Seule caractéristique : il nourrit depuis toujours une passion brûlante pour Margaret. Etant donné le jeune âge de celle-ci, «depuis toujours» est peut-être exagéré, alors disons : depuis déjà deux ans.
Malgré sa jeunesse, Margaret est une demi-vierge déconcertante, friande de «petting party» où l’on pratique ce flirt à l’américaine dont les limites ont été reculées aussi loin qu’il est possible et qui pourrait se traduire par : «tout, sauf l’essentiel». Cet usage, tout à fait répandu dans les années 50 et parfaitement admis, est l’un des aspects les plus inattendus, bien que parfaitement logique, de la civilisation bourgeoise américaine.
Donc, non seulement Margaret connaît la passion de Foutch mais, disparaissant de chez elle, elle a accepté de passer deux nuits avec lui, à la condition que Foutch n’aille pas au-delà des limites du flirt américain. Pour étendues que soient ces limites, on imagine l’état dans lequel les privautés qu’il était autorisé à prendre ont mis cet homme dans la pleine force de ses trente-deux ans. Au bout de quarante-huit heures, il est devenu fou, et il a décidé d’en venir aux grands moyens :
« Mon frère donne une réception dansante… dit-il à la toute jeune fille. Allons-y ensemble.»
Margaret ayant accepté, ils sont partis à pied au soir tombant comme s’ils se dirigeaient vers la ferme de son frère, à dix kilomètres de Corington.Mais Ernest Foutch sait qu’en traversant ces bois déserts ils vont atteindre une petite clairière. (A suivre…)
Pierre Bellemare
31 juillet 2011
Histoire