Tribune. Littérature et journalisme
En être ou pas
le 09.07.11 | 01h00
De retour du FELIV, réflexion sur l’art et de la manière d’être et de ne pas être écrivain.
Dans les années 60, des écrivains américains se sont aventurés avec bonheur dans le journalisme. Ils s’y sont investis en fusionnant des faits réels avec la fiction, en les décrivant et les interprétant avec les techniques du roman. Et ce sont ces écrivains eux-mêmes qui ont appelé leur immersion dans ce domaine,
«le nouveau journalisme». Ce dernier n’a pas été défini par les critiques. On a même assisté à une course aux dénominations. Truman Capote (peu après la première publication de son livre De Sang froid) insiste pour affirmer que cela n’est pas du journalisme, mais un nouveau genre qu’il a appelé «le roman non-fictionnel».
Son livre De Sang froid, au succès instantané, est structuré et se lit en effet comme un roman réaliste, mais les fait rapportés dans le livre se sont bel et bien passés. Hunter S. Thompson a appelé son union des faits et de la fantaisie «le journalisme Gonzo», pour se démarquer dans le nouveau journalisme avec une approche interprétative et un engagement dans ses investigations très personnalisés. Une autre figure marquante se rattache à la tradition du «journalisme littéraire» (qui remonte aux années 30 en réalité), en l’occurrence Norman Mailer qui l’illustre avec Les Nus et les morts et Les Armées de la nuit.
Une tendance inverse se dessine en Algérie depuis la tragédie et le désastre géant des années 90. Des journalistes en nombre se sont intimement rapprochés de la littérature, ce qui en soit est une avancée et une semence de plus dans le champ littéraire algérien. Leur talent se manifeste autant dans leurs articles, analyses, commentaires et chroniques que dans l’écriture de la fiction sous forme de récits, nouvelles, romans ou poésie. Ici et là, ils font preuve d’une aisance qui augure de beaux jours pour les lettres algériennes. Vont-ils imprimer à la littérature algériennes de nouvelles directions, l’influencer durablement ? En l’absence d’études et de recherches, il est trop tôt pour avancer des hypothèses.
Un trait frappant les distingue du reste des écrivains. Dans leurs interventions en Algérie, ils affirment individuellement et à l’unisson : «Je ne suis pas écrivain !». D’un autre côté, en compagnie de la quasi-majorité des écrivains algériens, ils se plaignent de ne pas être considérés comme écrivains lorsqu’ils sont invités à l’étranger. Tous font état de véritables interrogations sur l’Algérie (politique, sociale, religieuse, linguistique, folklorique…), au détriment, voire au mépris même de leurs œuvres et «métier» d’écrivain. L’actualité présente et passée de notre pays est, sans contredit, propice à toutes les interrogations, mais cela ne devrait en aucun cas peser si lourdement et si outrageusement sur l’autonomie du champ littéraire et la liberté de création de l’écrivain. Dire «Je ne suis pas écrivain», c’est précisément abdiquer devant ces tentatives soutenues de réduire la littérature algérienne à une sorte de mode d’information sur la société, une simple pourvoyeuse de renseignements sur le pays. Refuser de se définir écrivain, en dépit d’une ou plusieurs œuvres de fiction, c’est participer activement à amplifier l’idée d’une littérature désincarnée, à l’actif de plumes plus aptes et plus compétentes à sonder, analyser, commenter les événements, même sous forme de fictions, qu’à produire des écrits à proprement parler littéraires. Et c’est sans doute priver la littérature algérienne d’un enrichissement en devenir, d’un développement nouveau et original.
Se positionner si franchement dans la zone grise entre la littérature et le journalisme peut relever du choix volontairement individuel, mais lorsqu’il s’agit d’un ensemble ou groupe qui parle, il est difficile de ne pas y voir une tendance lourde de sens qui s’exprime, aidée en cela par la proximité des médias où les journalistes-écrivains ont tout le loisir de s’y manifester. Il y a dans ce refus une attitude à première vue désintéressée, même noble, qui donne aux écrits produits une qualité littéraire évidente, qui est pourtant immédiatement reléguée au rang de sous-littérature apparentée au journalisme au sens le plus restreint du terme. Déclarer sa non-appartenance à la communauté des écrivains, c’est également s’épargner de s’expliquer en profondeur sur sa littérature et se cantonner dans un simple désir de raconter des histoires, par ennui, désœuvrement, par autodérision ou par provocation pour amuser la galerie. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant que la littérature algérienne contemporaine ne soit pas prise au sérieux et malmenée si vicieusement lorsqu’elle voyage hors de nos frontières. Bien que ce reproche concerne l’ensemble de nos écrivains aujourd’hui, ils sont rares, parmi nos écrivains les plus en vue, capables de venir en aide aux lecteurs et d’expliquer leur littérature, et indiquer des pistes pour les comprendre, saisir leur vision du monde, des événements et de la littérature.
Aucun ne se hasarde à produire des textes ou des essais dignes de ce nom. Ils peuvent être de très bons techniciens de la littérature, mais sans plus. Il manque à la littérature algérienne des fondations, que les écrivains eux-mêmes et les critiques avertis peuvent lui construire. Dans les histoires littéraires du monde, l’émergence de nouvelles tendances s’accompagne d’efforts de fond, où il est fait appel aux idées-force, influences, aux outils théoriques. Les exemples du nouveau roman (France), du réalisme magique (Amérique latine), du journalisme littéraire (USA), de la négritude littéraire (Afrique et diaspora africaine), du groupe des jeunes gens en colère, dans les années 50 (Grande-Bretagne) le montrent et le démontrent. Les écrivains clarifient, expliquent, exposent leurs points de vue sur la littérature ; par honnêteté intellectuelle ils se situent, définissent leurs positions et l’on peut lire avec un plaisir égal autant leurs fictions que leurs essais, ceux-ci «illuminant» celles-là.
L’appel à des analyses, concepts et outils théoriques a pour objectif de provoquer des débats et de servir la cause de la littérature, non d’effaroucher et de donner lieu à des réactions empreintes de notre si indéracinable hogra, qui s’engouffre dans l’ascenseur pour les étages supérieurs de l’intellect. C’est le sens ultime à donner à la proclamation «Je ne suis pas écrivain» : je suis mieux qu’écrivain, je suis un journaliste, métier et statut respectables, gratifiant, j’appartiens au quatrième pouvoir. On a pu lire et entendre, ces derniers temps, une rare évaluation d’ensemble de la littérature algérienne présente, «elle est trop lyrique». L’observation est juste et concerne, dans une grande proportion, les journalistes-écrivains. Dans leurs analyses, commentaires, chroniques, reportages, l’on ne peut surtout qu’être subjugué par leur talent d’expérimentateurs désinhibés de la langue. Leur lyrisme débridé est une esthétisation et célébration à outrance de la langue.
Cette inclination marquée se retrouve dans leurs écrits de fiction où le style prime sur tout le reste, à l’exemple de l’histoire (ou de l’intrigue, bien qu’il existe une différence entre les deux), des personnages et du contenu, et finalement de l’imaginaire. Le style tient lieu de forme générale, et de vie. Le lyrisme semble suspendre la pensée, se détacher de ses tensions, s’éloigner de la conscience, et donner libre cours à des réseaux d’images et d’associations sans fin très proches de la poésie.
Après des romans sombres, éblouissants et foisonnants, l’écrivain américain William Styron, «l’auteur pour auteurs» par excellence, arrive à ce commentaire sur La Marche de nuit, sa longue nouvelle : «Autrefois, l’ordre des mots me tourmentait, j’essayais d’écrire de beaux passages. Et je crois encore à la valeur d’un style élégant. Mais cela ne m’intéresse plus de produire quelque chose de chatoyant et d’impressionniste. Sans doute parce que je m’intéresse de plus en plus aux gens.»
Aveu précieux d’un écrivain qui n’en veut plus de se gargariser de lyrisme, se remet en cause et se déclare écrivain apte à réfléchir sur sa pratique.
Le passage du journalisme à la littérature, et son mouvement inverse quasi mécanique, n’est sans doute que l’expression du désir profond de se prouver qu’on peut, avec la seule maîtrise de la langue, prendre possession d’autres domaines, sans risque de dire «je suis écrivain», et partant, «je suis sociologue», «je suis politologue», etc. Comme si l’on cherchait à tout prix une «surélévation» de la langue avec un «trop-plein» de lyrisme pour justifier son entrée dans la littérature. Déclarer «je ne suis pas écrivain», c’est pouvoir s’échapper à tout moment vers le refuge du journalisme, avec l’assurance, et l’illusion de se dispenser des questions littéraires, de l’implication dans la littérature de l’imagination et du respect envers les lecteurs. Or, décrire est rarement un acte gratuit de l’imagination.
- MOHAMED MAGANI. Ecrivain.
29 juillet 2011
LITTERATURE