5. La pierre et le courant marin dans la dialectique d’une «histoire»
Dans l’«Introduction à la philosophie de l’histoire – la raison dans l’histoire» : «On recommande aux rois, aux hommes d’État, aux peuples de s’instruire principalement par l’expérience de l’histoire. Mais l’expérience et l’histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer.
Chaque époque, chaque peuple se trouve dans des conditions si particulières, forme une situation si particulière, que c’est seulement en fonction de cette situation unique qu’il doit se décider : les grands caractères sont précisément ceux qui, chaque fois, ont trouvé la solution appropriée. [..] Chaque peuple a sa propre situation, et pour savoir ce qui, à chaque fois, est juste, nul besoin de commencer par s’adresser à l’histoire.) À cet égard, rien n’est plus fade que de se référer aux exemples grecs et romains, comme l’ont fait si souvent les Français pendant la Révolution. Rien de plus différent que la nature de ces peuples et celle de notre époque. Johannes von Müller, dans son Histoire Universelle, comme dans son Histoire Suisse avait de semblables intentions morales et voulait offrir aux princes, aux gouvernements et aux peuples, particulièrement au peuple suisse, de tels enseignements. Il a réuni en un recueil spécial des maximes et des réflexions et donne souvent, dans sa correspondance, le nombre exact des réflexions qu’il a fabriquées dans la semaine. Ces sentences, il les a parse-mées dans ses récits mais c’est seulement dans quelques cas concrets qu’elles parviennent à s’insérer au contexte d’une manière vivante. Ses réflexions sont très superficielles ; elles le rendent ennuyeux et ne comptent assurément pas parmi ce qu’il a fait de meilleur. (Les réflexions doivent être concrètes.) Pour que les réflexions soient vraies et intéressantes, il faut avoir une intuition des situations solidement étayée, une intuition libre et large, ainsi qu’un sens profond de l’Idée telle qu’elle se présente dans l’histoire. L’Esprit des Lois de Montesquieu, œuvre à la fois solide et profonde, en est un exemple.»
Mais comment rendre compte de l’histoire comme dit Hegel et l’étayer au moyen d’une intuition libre et large, ainsi que du sens profond de l’Idée telle qu’elle se présente dans l’histoire. Précisément, en se basant sur l’intuition, une histoire «concrète» peut peut-être nous donner une signification du concept fondamental de Hegel, «La raison dans l’histoire».
Supposons un homme dans une plage, quelque part sur le Littoral algérien. Cet homme, ne sachant pas nager, s’assurait toujours, lorsqu’il était dans l’eau, de toucher le fond avec ses pieds. A un certain moment, en se baignant, il tomba par hasard dans un trou. Ne sentant plus la terre sous mes pieds, il paniqua. Il n’avait personne près de lui pour le secourir. Que peut-il faire cet homme sinon à faire tout ce qui est possible en lui pour s’en sortir. C’est-à-dire se débattre et tenter de regagner le rivage. Mais plus il se débattait, plus il se fatiguait. Ses mouvements incohérents ne faisaient que le plonger. A un certain moment, il ne réagissait plus.
Quelle a été sa situation, sur le plan de la phénoménologie de Hegel ? Il était un «être en vie», jouissant des plaisirs de la vie pour, tout d’un coup, se retrouver «jeté dans un étant». Cet homme a-t-il voulu cet «étant» ? Non, c’est évident. Un pur hasard a fait que cet «étant» s’est retrouvé inscrit dans son destin. De plus, si cet «étant» a existé pour lui, il peut exister pour chaque être. Tout être, même un bon nageur, risque une noyade. Une crampe, une mer qui se soulève, un éloignement, etc., peuvent être des causes de noyade. Donc, en cet homme et pour chaque homme, il y a l’ «être existant» et l’ «être non-existant» ou «non-être». Si le «non-être» n’existe pas encore, il existe néanmoins «en puissance», c’est-à-dire que cet être peut se noyer et mourir. En d’autres termes, nous véhiculons à la fois notre vie et notre mort qui est inscrite dans notre destinée. Sauf que l’être, dans son existence, pris par les problèmes de la vie qui sont multiples et complexes, n’a que peu conscience de son état d’être mortel.
En revenant à la phénoménologie de l’esprit, il y a en l’être une contradiction d’une affirmation d’être, d’exister, c’est-à-dire «en acte» et une négation d’être, c’est-à-dire «en puissance». Ce jour, pour cet homme, cette négation a atteint un seuil critique vu qu’il était en train de se noyer. Supposons qu’il est resté vivant, ce qui veut dire qu’il a pu sortir de cette noyade, donc d’une mort inéluctable. Une question se pose : d’où est venu le secours à cet homme ?
«Jeté dans un étant», il y a eu forcément un autre événement qui a changé le cours de l’«étant». Précisément, cet homme, à demi-conscient, était en pleine vision «féerique du monde». Il ne se sentait pas mourir, il était bercé par des «visions incroyables, les plus sublimes de sa vie», quand il sentit une pierre qu’il frôlait de son pied. Ce frôlement le réveilla de ce «entre ciel et terre féerique». Tout d’un coup, il prit conscience de sa situation. Comme si une force le poussa et lui impulsa un mouvement, il prit appui sur cette pierre providentielle avec son pied et projeta sa tête hors de l’eau. Il commença à brasser, brasser et brasser de toutes ses forces. Mû plus par instinct que par un sens d’orientation, il se dirigea vers le rivage. Arrivé à quelques mètres, il ne put continuer. Il s’affala de tout son corps dans l’eau. Allongé, sa tête ressortant de l’eau, ne pouvant se relever, ses jambes étaient comme morts, il héla par des signes avec ses mains aux gens qui passaient. Des personnes sont venues et l’ont sorti de l’eau. C’est ainsi que se termina l’histoire de cet homme que le «hasard» a mis dans une situation de danger de mort, et qui l’a ensuite tiré de la mort.
Plus tard, cet homme se posait cette question : comment a-t-il pu en échapper ? A chaque fois qu’il y pense, cette pierre qu’il a sentie revient dans son esprit. Etrange histoire, les pierres dans l’eau peuvent-elles sauver des êtres ?, se demande cet homme. Aujourd’hui, il le sait. Il sait aussi qu’elles peuvent sauver comme elles peuvent tuer (chute d’une pierre d’une montagne, d’un tremblement de terre, une pierre qui se présente à un alpiniste lors d’une chute et lui sauve la vie, etc.).
Quel sens donner à cette histoire ? Un être «jeté dans l’étant», engage une lutte, un combat contre la mort. Cet homme qui a voulu survivre, perdit le combat. Le «non-être en puissance» allait passer «en acte». Cette contradiction entre l’ «être» et le «non-être» ou son affirmation face à sa négation qui allait se solder par sa «négation», i.e. sa mort, va finalement se résoudre par la «négation de la négation».
Grâce à la pierre et aussi au courant de l’eau qui la lui fit rencontrer, cette pierre n’était pas sous son pied lorsqu’il a commencé à se noyer, il survécut. Deux éléments de la nature, la pierre et le courant marin l’ont tiré de la noyade.
La pierre et le courant marin ont-ils un esprit ? A notre échelle humaine, ils n’en ont pas, mais à une autre échelle que nous ne connaissons pas, on ne peut pas savoir. De plus, il est encore présent dans notre esprit le désastre qu’a vécu le Japon, le 11 mars 2011. Le tremblement de terre suivi d’un tsunami a ravagé le nord-est du Japon.
Cette histoire peut être l’histoire de n’importe quel homme. En 1976, Cat Stevens, le célèbre chanteur américain, se baignait près de la côte californienne. Il s’est retrouvé dans la même situation que cet homme. Une lame de fond l’a emporté au large. C’est alors qu’il dit en son intérieur « God, if you help me, i’ll work for you » («Dieu, si tu m’aides, je te promets de travailler pour toi»). A ce moment précis, Cat Stevens raconte qu’une immense vague le ramène sur le rivage : le musicien est sauvé. Cet événement représente un tournant radical pour le chanteur. Cat Stevens renonce à la célébrité et à la fortune et se convertit à la religion musulmane sous le nom de Yusuf Islam.
Il y a une «Raison universelle» dans l’être et les choses, une «Raison dans l’histoire», comme dit Hegel. Cette «Raison» est une «activité pure» dans notre vie individuelle et collective, elle donne sens à notre existence. Si l’Esprit, en tant que «processus absolu», en tant que «Raison dans l’histoire» l’accomplit pour un être, il l’accomplit aussi pour un peuple. La dialectique hégélienne de l’histoire n’est pas simplement l’histoire des contradictions de la pensée en tant que «pensée existante dans l’être» qu’elle surmonte en passant de l’affirmation de cet «être» à la négation, et de la négation à la négation de la négation, i.e. le devenir. Elle a besoin encore de la réalisation de l’«Esprit» pour qu’il soit devenir. Cet «Esprit» ne peut être que Dieu, dont la pierre, le courant marin et la force qui a jailli en cet homme ont été ses «instruments». Ce qui veut dire que l’homme ou la communauté des hommes, combien même leur libre-arbitre les dirige, restent toujours dépendants des contingences, qui relèvent de l’«Esprit». En fin de compte, l’existence libre de l’homme et des peuples et ce qu’ils ne peuvent percevoir, la «force des choses et du monde» qui ne relèvent pas d’eux mais agissent en eux, constituent leurs «êtres en devenir»
Et c’est ce que formule Hegel dans l’Esprit dans la dialectique de l’histoire : « C’est ce qu’il accomplit dans l’histoire : il se produit sous certaines formes déterminées, et ces formes sont les peuples historiques. Chacun de ces peuples exprime une étape, désigne une époque de l’histoire universelle. Plus profondément : ces peuples incarnent les principes que l’Esprit a trouvés en lui et qu’il a dû réaliser dans le monde. Il existe donc entre eux une connexion nécessaire qui n’exprime rien d’autre que la nature même de l’Esprit.»
5. Qu’en est-il de la dialectique dans l’histoire des peuples ?
Une question se pose : Comment, dans la dialectique hégélienne, faire une approche sur l’évolution des peuples? Quelle possibilité s’offre pour étayer l’histoire passée et présente des peuples? Peut-on tirer une réflexion sur le monde à venir ?
Prenons un peuple qui a subi la colonisation. Et nombreux furent les peuples d’Amérique, d’Afrique ou d’Asie, à être envahis, colonisés ou mis sous protectorat par les pays européens, les siècles passés. Il faut remonter aux années 1500, quand l’Europe découvrait le Nouveau Monde. La conquête militaire et spirituelle du Nouveau Monde fut l’œuvre des navigateurs et explorateurs (conquistadores) tels Magellan, Christophe Colomb et autres qui ont ouvert ces contrées à l’expansion européenne. Celle-ci s’est soldée par la constitution d’empires, en Europe.
Que se passera-t-il quand un peuple se retrouve envahi par une puissance extérieure ennemie ? Ce peuple, avant l’invasion, vivait libre, avec ses coutumes et ses croyances. Heureux ou non, il vivait dans son pays d’origine. Qu’une armée ennemie l’envahisse, et, tout d’un coup, tout s’effondre. Ce peuple se retrouve «jeté dans l’étant». Sa réaction sera évidemment de «résister», de «lutter» contre cette force étrangère pour assurer sa liberté, sa survie. Il sait que, «soumis» par la force, il aura à payer un «lourd tribut à la puissance occupante». Contraintes terribles qui se traduisent par des prélèvements de richesses, d’impôts, enfermement, massacres, répression, etc. Ce «jeté dans l’étant» n’a pas été voulu par ce peuple, mais l’a été par la force des contingences qui ont certainement une «signification dans l’ordre du développement du monde». Mais ce n’est pas cette signification qui nous intéresse pour l’instant, c’est la nouvelle situation pour ce peuple, que l’on peut comparer à la situation de l’homme « en train de se noyer». Ce peuple se trouve devant la contradiction de son «être» avec son «non-être». Pour la première fois, ce peuple fait face à son «non-être», et qu’il risque de disparaître en tant qu’Etat doté d’une personnalité et, dans notre époque, en tant qu’entité nationale.
Si la résistance échoue, ce peuple sera soumis à la puissance étrangère, subissant alors la colonisation. Que donne la dialectique historique hégélienne dans sa thèse, antithèse et synthèse pour ce peuple ? Le destin a annihilé ses efforts de résistance face à la puissance étrangère. Et l’histoire de la contradiction de ce peuple, en tant que «pensée existante dans l’être», subissant le diktat de la puissance étrangère, aura-t-elle surmonté cette négation (colonisation) ? Non, c’est évident. Ce peuple est soumis et réduit en servitude, son «être est toujours en acte», mais son « non-être en puissance » risque de l’emporter, entraînant la «mort de ce peuple», en tant que communauté libre. Par absorption, peuplement, occupation ou éclatement. Si, au-delà de la servitude, les forces vives de ce peuple restent toujours fortes, le «devenir» qui survient pour ce peuple est un «devenir transitoire», c’est-à-dire une colonisation de fait qui appelle forcément, dans la philosophie de Hegel, un autre «devenir» à ce «devenir», une autre étape encore lointaine mais susceptible de se réaliser. L’«Esprit en lui» doit encore se réaliser pour changer le cours du destin de ce peuple.
Qu’en est-il de la puissance occupante ? Sa situation est aussi intéressante du point de vue de l’histoire. Elle aussi est passée de l’«être» à son «non-être». Une puissance qui procède à une expansion hors de ses frontières, donc à annexer, par la force, des territoires qui ne lui appartiennent pas, ne le fait que si elle fait face à une contrainte absolue, c’est-à-dire une nécessité que posent les problèmes économiques internes auxquels se greffent des considérations géostratégiques, besoins de matières premières, etc. Ce sont ces problèmes qui poussent un Etat à envahir un autre. Tous ces besoins d’ordre économique et stratégique caractérisent son «non-être». S’ils ne sont pas satisfaits, cette puissance peut se trouver dans une posture comparable à celle d’un peuple envahi par un autre. Carthage n’a pas été détruite par Rome ? La France n’a pas été occupée plusieurs fois par l’Allemagne. Le Japon, en 1945, par les États-Unis. L’Irak, après une tentative d’annexer le Koweït, par les Etats-Unis ? Les exemples sont innombrables dans l’histoire.
Par conséquent, l’histoire des contradictions de la pensée de cette puissance, elle aussi, en tant que confrontation entre son «être» et son «non-être», trouve son dépassement, i.e. son «devenir», dans une occupation ou une colonisation d’un territoire qui n’est pas le «sien». Le destin de cette nation occupante se trouve lié à ce peuple assujetti à sa puissance. La situation n’est pas simple. Pour s’adapter, cette nation doit en permanence déployer des forces pour maintenir sa domination et penser même à une politique de peuplement. Ce qui n’est pas chose aisée, toute politique de domination et de peuplement a des limites, elle dépend à la fois des possibilités démographiques et de la résistance du peuple du territoire occupé. C’est ainsi que s’ensuit une situation de ni guerre ni paix, régie uniquement sur les rapports de forces. Aucun peuple au monde n’accepterait d’être assujetti, ce qui veut dire que, combien même la sujétion dure des mois, des années ou des siècles, ce peuple saisira la moindre occasion susceptible de le libérer pour agir. De la même façon que le pays occupé, l’«Esprit de la nation occupante» continue à se réaliser, en amenant le changement du cours de l’histoire. Mais comment va se réaliser l’«Esprit» dans le cours de l’histoire? Ce sont ce qu’appelle Hegel, les «ruses de l’histoire» qui vont permettre au peuple occupé de se libérer et réaliser son «être».
Mais quelles ont été les «ruses de l’histoire» pour que l’Esprit, la «Raison dans l’histoire», se réalise dans l’histoire. Ce qui a été pour l’homme «la pierre, le courant marin et l’irruption en lui de nouvelles forces» pour le tirer de la noyade, l’a été aussi pour le peuple soumis, c’est-à-dire d’autres événements, d’une autre nature, qui vont permettre de lui insuffler de nouvelles forces. Ces événements, on les devine, ce sont des guerres ou tout cataclysme qui affaiblira la puissance occupante. En l’occurrence, deux guerres mondiales sont intervenues pour rebattre, par deux fois, les cartes du monde. La première a vu plusieurs empires disparaître et plusieurs peuples ont recouvré leur liberté.
La deuxième, plus effroyable encore, a terminé le reste. C’est ainsi que les peuples «soumis» ont réalisé dans une lutte de libération leurs «êtres». Sans les deux guerres mondiales, le système de domination mondiale aurait probablement peu changé, ces peuples seraient encore ce qu’ils étaient. Ainsi, on comprend l’importance de la dialectique hégélienne pour la compréhension de l’histoire.
Quant à saisir le dynamisme à l’œuvre des hommes qui portent la promesse d’un ordre conforme à ce qui doit advenir, Hegel ne perd pas de vue que ce sont en fait, les circonstances multiples, complexes, contingentes, qui ont permis à des «hommes» de s’accomplir et d’accomplir l’histoire. Quand il voit, par exemple, à Iéna, l’armée française victorieuse avec, à sa tête, Napoléon sur son cheval, il voit l’incarnation de l’Esprit. Enthousiasmé par la révolution française, il a été le témoin attentif de la constitution de l’empire napoléonien, des guerres qui bouleversèrent la carte de l’Europe, mais aussi des mouvements de libération nationale qui suivirent. Sur le personnage de Napoléon, il écrit : «Je vis l’empereur, cette âme du monde, traverser à cheval les rues de la ville (…). C’est un sentiment prodigieux, de voir un tel individu qui, concentré sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et Ie domine (…). Comme je le fis autrefois, tous font maintenant des vœux de succès pour l’armée française. Ce qui ne peut lui manquer, étant donné l’incroyable différence de son chef et de ses soldats d’avec ses ennemis.»
Que Napoléon ou d’autres figures historiques, Lénine, Mao-tsé-toung, Martin Luther King ou encore Staline et Hitler, tous ces hommes ont marqué l’histoire par la guerre, la révolution ou des doctrines politiques porteuses. Même dans les anciens pays colonisés, il y eut des hommes historiques tels Gandhi, Nehru, Nasser, Boumediene et tant d’autres leaders du tiers monde.
En ce qui concerne Adolf Hitler, sa trajectoire dans l’histoire n’a guère d’équivalent. L’élargissement de la guerre par Hitler à l’URSS, la déclaration de guerre aux Etats-Unis par solidarité avec le Japon, ses campagnes en Europe, dans les Balkans et en Afrique ne devraient avoir d’alternative dans la doctrine nazie que la victoire ou l’anéantissement. Précisément, Hitler a été un des moteurs déterminants dans le retournement des forces coloniales dans le monde. Si Bismarck a été l’un des plus habiles artisans de la grandeur de l’Allemagne, Hitler ira loin, il se croyait investi d’une mission, et là encore c’est l’«Esprit» dans l’histoire. Vouloir faire de l’Allemagne la première puissance de la planète et assurer le triomphe de la race aryenne, anéantir les bolchevicks et les juifs, a joué dans l’anéantissement d’une Allemagne dont le peuple, envoûté par cet homme, avait perdu tous les repères. Ce qui a été un passage obligé pour l’histoire, puisque de l’affaiblissement des puissances coloniales, est survenue l’émancipation des peuples d’Asie et d’Afrique.
Sans l’avènement d’Hitler dans l’histoire, il aurait été peu probable que l’émancipation des peuples d’Asie et d’Afrique ait vu le jour, elle aurait été retardée sur plusieurs décennies. L’Etat d’Israël, malgré la déclaration de Balfour en 1917, n’aurait pu voir le jour et ni l’URSS ni les Etats-Unis n’auraient polarisé la scène mondiale. L’Allemagne et le Japon auraient probablement, compte tenu de leur haut niveau technologique, compté parmi les puissances nucléaires. Une autre question, qui rejoint la situation économique que le monde vit aujourd’hui, en 2011 : «pourquoi la crise de 1929 ?» Tant d’économistes, d’historiens et de philosophes ont chacun apporté un éclairage sur la crise. Mais ce qui saute aux yeux, c’est l’incroyable force destructrice que cette crise a générée. Partant des Etats-Unis, atteignant le reste du monde, elle a ouvert la voie au nazisme et au militarisme japonais. Résultat : un deuxième conflit mondial, plus destructeur que le premier. Ce qui veut dire que la crise de 1929 a été le moteur sous-jacent à l’autre moteur, le deuxième conflit mondial. Sans la crise de 1929, l’impérialisme occidental et japonais aurait perduré pour les pratiquement quatre cinquième de l’humanité. Dès lors, au-delà des destructions, des souffrances, des millions de morts, les crises et les guerres qui s’ensuivent apportent une «contribution dans le devenir des peuples». L’«Esprit» est à l’œuvre dans l’histoire, le monde n’avance pas au hasard mais avance dans la «Manifestation des aspirations de l’Esprit». L’homme se dirige mais est en même temps dirigé.
6. Qu’en est-il des révolutions arabes en 2011 ?
Le printemps 2011 ouvre une nouvelle page de l’histoire arabe. Les peuples arabes sont en train de secouer les chaînes, comme d’autres peuples l’ont fait avant eux. Ne sont-ils pas considérés comme un monde atavique, fataliste, mû par une religion, l’Islam, que de nombreux occidentaux n’hésitent pas à juger comme «rétrograde» parce que, selon eux, elle appelle à la violence et à un retour aux préceptes ? Mais, à voir les crises et les guerres, le monde n’est-il pas «violence» ? Le monde n’est-il pas partagé entre son «être» et son «non-être» ? Ne paye-t-il pas le tribut à la nature : «mourir» ? Tribut de son essence et destin de l’homme. Ne peut-on pas dire aussi qu’heureusement il y a ce «non-être», car sans ce tribut payé par l’homme à la nature, le monde serait enchaîné par quelques hommes qui chercheraient à s’emparer du pouvoir pour toujours, enchaînant les hommes pour l’éternité. Détenir l’omnipotence, un pouvoir sans limite, oppresseur et tyrannique a été un des traits de la nature humaine. Comme en ont témoigné les puissances coloniales envers les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique.
En quoi diffère ce monde arabe, si ce n’est qu’il «aime» sa foi en son créateur, sa «religion» comme chacun des peuples de par le monde. Le monde arabe est constitué d’hommes comme tous les hommes. Ce sont ces vérités simples à dire si l’on veut comprendre l’essence du monde arabe. D’autre part que l’Occident s’emploie à dénigrer l’Islam et, à travers lui, le monde musulman, est tout à fait normal. L’histoire l’atteste, il y a eu entre l’Occident et l’Orient immédiat (le monde arabe) tant de péripéties qui nouent leur histoire. Cela va de l’expansion de l’Islam au VIIe siècle en Europe aux croisades, de la colonisation à l’émancipation des pays arabes.
Et ce qu’il y a d’étrange aujourd’hui, au-delà du terrorisme islamique et d’Al Qaïda, c’est ce climat de méfiance envers le monde arabe et musulman qui revient en force en Occident. Les «discours xénophobes», les courants populistes européens, en progression, n’ont jamais été aussi virulents que ces dernières années. Jouant sur l’angoisse du présent et sur l’incertitude de l’avenir, ils suscitent la haine entre les hommes. C’est comme si on veut imputer au monde arabe et musulman la cause du déclin économique et politique de l’Occident dans le monde. En vérité, il y a des causes stratégiques précises qui ont monté l’Islam en épingle non seulement pour annihiler le contrepoids géostratégique que fut l’URSS à la superpuissance américaine sur l’échiquier mondial, ce qui s’est réalisé en 1990, mais aussi pour permettre de raviver un nouveau souffle à un Occident en déclin. La question qui se pose : «paiera-t-elle cette politique de tension construite sur une «foi religieuse » par les Etats-Unis et l’Europe ?» Evidemment tous les coups sont bons, ne dit-on pas que la fin vérifie les moyens ?
Sauf qu’il y a un «Esprit» dans l’histoire, et cette «notion», émise par Hegel, n’est pas prise en compte bien qu’elle vient de se vérifier encore une fois dans la révolte du monde arabe. Une révolte qui s’est propagée comme un feu de poudre à presque tous les pays arabes, en 2011. Des régimes policiers arabes extrêmement répressifs, sclérosés et dépassés, maintenus en vie pendant vingt, trente années et plus, viennent d’être balayés par l’«histoire» en moins de deux mois. D’autres sont en cours ou vivent la guerre civile. Mais pourquoi ces révoltes arabes qui arrivent sans crier gare ?
De chahut d’étudiants sur la voie publique, elles deviennent presque insurrectionnelles, demandant le départ des régimes policiers arabes. Comment ces petits feux se sont allumés puis sont devenus incendies ? Pourquoi la Tunisie et l’Egypte ne sont pas tombés dans la guerre civile, alors que la Libye se trouve «jeté dans un étant de guerre» ? Pourquoi ont-elles épargné les autres pays arabes, en l’occurrence les pays monarchiques ?
Et là encore, les peuples arabes, après un «étant colonial» et une «libération», ont de nouveau été «jetés dans un autre étant». Ces peuples qui ont subi pendant longtemps le diktat des empires coloniaux européens, se trouvent brusquement «libérés de la peur» par un «retournement de la situation économique du monde». Mais comment comprendre cette nouvelle phase de l’histoire ? Il faut rappeler les soulèvements contre l’occupant colonial suivis de violentes répressions (des milliers de morts) et souvent des guerres longues (des centaines de milliers de morts) qu’a demandé la lutte de ces peuples pour leurs indépendances. Donc de lourds sacrifices ont été consentis pour parvenir à la libération. Après leurs indépendances, ils aspiraient à une nouvelle vie, promise par le développement de leurs ressources et surtout des fabuleuses richesses de leurs sous-sols. Mais ils ont vite déchanté, des régimes politiques dictatoriaux se sont aussitôt imposés, car dictés par les rivalités entre les grandes puissances, en particulier par la bipolarisation USA-URSS, et la crainte d’une recolonisation. Mais s’il n’y a pas eu de nouvelle reconquête du type colonial, un autre colonialisme a joué, que l’on appelle communément le «néocolonialisme». Tant les pays occidentaux que les puissances socialistes ont tissé avec les régimes en place des alliances et ententes pour perpétuer une situation d’immobilisme politique et économique. Les économies nationales n’étaient tirées que par la commercialisation des matières premières.
Les relations internationales étant ce qu’elles sont, les régimes arabes s’alignaient sur la puissance protectrice (URSS ou Etats-Unis) selon la nature du régime politique, progressiste ou conservateur. C’est ainsi que, après les indépendances, le sous-développement sous toutes ses formes (inégalités sociales, corruption, clientélisme, chômage, etc.), les guerres dues à la présence du pétrole et l’implantation d’Israël ont fini par miner le monde arabe. Dans la phénoménologie de l’esprit, c’est comme si ce monde vivait son «être» et son «non-être» à la fois, «sans devenir» dans une lutte perpétuelle contre les forces hostiles internes et externes. C’est comme si le principe de Hegel s’est arrêté pour ce monde. Mais, si on prend la philosophie hégélienne à la lettre, l’histoire des contradictions du monde arabe entre son «être» et son «non-être», l’affrontement qui en découle aujourd’hui a abouti à une «situation de stagnation et de remise en cause des certitudes ».
Quelles ont été les «ruses de l’histoire» pour que l’Esprit se réalise dans les «révoltes arabes» ? Il est évident que l’histoire se répète sans qu’elle ne soit toujours la même. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Crise financière en 1929, prenant naissance aux Etats-Unis, puis s’étendant au monde avec, au final, un deuxième conflit mondial. Crise financière en 2008, prenant naissance aux Etats-Unis, puis s’étendant au monde, avec une «dépression mondiale qui n’est qu’à ses débuts», le reste, on n’en sait pas beaucoup. Cependant, le premier maillon, le plus fragile, le monde arabe, est touché. Comme en 1945, ou en 1989 lors de la crise de l’endettement des années 1980 qui a ouvert la voie à l’émancipation de l’Europe de l’Est de l’ex-URSS, le multipartisme en Algérie et la fin de l’URSS.
Aujourd’hui, une autre guerre cachée pour les matières premières, en particulier pour le pétrole, est engagée entre l’Occident et la Chine dans le monde. Ces manifestations arabes qui «sortent du néant» donnent aux Etats-Unis et à l’Europe une opportunité, une chance qui risque de ne pas se répéter pour renverser les rapports de forces et repousser la mainmise de la Chine sur les richesses pétrolières de ces pays. C’est ainsi qu’une fois encore, la «démocratie» prônée par l’Occident va s’avérer payante. Les pays, qui se trouvent dans le giron immédiat de la superpuissance, comme l’Egypte et la Tunisie, ont vu leur révolution se réaliser à moindre pertes humaines. Tandis que la Libye, le Yémen et la Syrie, qui ne sont pas dans le giron immédiat des États-Unis, la situation est plus dramatique. Pour le premier pays, il verse dans la guerre civile, pour les seconds, la situation reste aléatoire. Mais, aussi bien pour les uns que pour les autres, la crise économique et sociale va s’annoncer longue. Les pays arabes sont engagés dans de longs bras de fer, la situation restera précaire tant que les problèmes économiques ne trouveront pas une «éclaircie», en matière d’investissements et de chômage. Quant aux pays riches, producteurs de pétrole, s’ils sont épargnés, ils ne le seront pas indéfiniment. L’histoire est en marche. Pourquoi ? Pour une raison bien simple, les prix du pétrole qui sont aujourd’hui à des hauts niveaux et continueront encore, en dents de scie, à la hausse, subiront tôt ou tard une correction. La hausse généralisée des matières premières «relève essentiellement de la guerre monétaire entre les grandes puissances». Le transfert de richesse de l’Occident vers les pays émergents et les pays pétroliers arabes n’est que conjoncturel, comme dans les années 1970 avec les deux chocs pétroliers. Cette situation, sans l’ombre d’un doute, ne va pas se pérenniser. Il ne faut pas se tromper sur l’embellie financière des pays producteurs de pétrole, aujourd’hui. Les déficits publics et commerciaux des pays occidentaux qui sont à l’origine de ce transfert de richesses finiront d’une manière ou d’une autre par se résorber. De plus, un «modus vivendi» sera trouvé entre les puissances sur la donne pétrolière, qui ne sera plus opérante comme «facteur de dérèglement» de l’économie mondiale.
Le problème le plus grave encore est que, dans quelques années, le monde ne va plus se diriger vers les chocs ou contrechocs pétroliers, mais vers un cours stable du prix du pétrole. La donne pétrolière dans le monde, comme d’ailleurs les autres matières premières, n’auront plus l’impact qu’ils ont aujourd’hui. La réorganisation financière et monétaire, qui va «s’imposer», i.e. par «nécessité» aux puissances, mettra certainement fin à la guerre des monnaies et son pendant, la guerre des matières premières.
Qu’ont-ils les pays arabes pour se prémunir d’une situation qui ne leur sera pas du tout favorable ? Mis à part le pétrole et quelques matières premières, le tourisme et quelques activités dans l’industrie légère, ils n’ont ni ressources technologiques, ni structures industrielles, ni main d’œuvre qualifiée pour être compétitifs sur le marché mondial. Si la démocratie est importante dans la gestion des affaires de l’Etat et donne «plus de droits au peuple», elle n’est pas une panacée à la misère sociale si elle n’est pas suivie d’un essor économique.
La «démocratie» certes donne l’espoir, mais les crises économiques amèneront fatalement des affrontements, des situations encore plus difficiles que celles vécues aujourd’hui. Tout être est partagé entre son «être» et son «non-être», il en va de même pour les peuples.
Si un être n’a pas une raison de vivre, un statut social, un emploi dans la société, une sécurité dans la vie, il n’a alors plus rien à espérer, plus rien à perdre, même sa vie lui devient insupportable. Il se réfugie dans son «non-être», une pulsion de mort, i.e. le nihilisme et l’anarchisme. C’est ce à quoi est confrontée la génération d’aujourd’hui, qui voit un horizon incertain et sans avenir. Ce qui explique la rupture du «mur de la peur» dans les révoltes arabes. On comprend aussi pourquoi les «harraguas» en Afrique du Nord, les suicides en Occident et surtout en Chine, pour des raisons économiques et sociales. Les révoltes en cours n’en sont que des prémices. Si la «démocratie» promeut un monde plus égalitaire, il faut encore y arriver, les classes possédantes feront encore de la résistance. Sans moyens «objectifs» sur le plan économique pour préparer l’avenir, les crises dans les pays arabes vont certainement perdurer et se durcir.
Précisément, c’est ce fossé générationnel et des problèmes économiques et démographiques qui l’accompagnent qui interpellent le monde arabe. Le monde qui vient ne sera certainement pas le monde comme il l’est aujourd’hui. La philosophie de Hegel donne une vision «élevée» de la réalité de l’histoire des peuples, elle laisse entrevoir les prémices, cependant reste insuffisante pour expliquer les rouages stratégiques, financiers et monétaire en jeu dans le monde, et ce qu’ils portent en «puissance» dans le devenir. Et l’homme a besoin de comprendre son monde.
12 juillet 2011
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