RSS

Manière d’être, manière de vivre par Hacene Saadi *

12 juillet 2011

Non classé

Il est un fait lancinant, un paradoxe répétitif qui tiendrait beaucoup plus d’un sophisme de l’éphémère que d’une simple contradiction, ou singularité, qui heurterait le bon sens, et qui consiste à prendre un engouement de mode – généralisé en apparence à travers des couches entières de populations des temps actuels- pour une manière d’être considérée, à tort, comme naturelle,

de vivre et de penser, de choix de lectures et d’appréciations d’œuvres de toutes sortes, le tout comme une espèce de vogue qui perdure, parce que portée à bouts de bras par les médias lourds (télévision, télématique, magazines et journaux à grands tirages) , et qui va être progressivement, inéluctablement érigée en vérité durable pour la grande majorité, mais néanmoins tout à fait conjoncturelle et donc destinée à disparaitre à la faveur d’un autre engouement, imprévisible et impromptu, pour une minorité fort peu influencée par le mouvement de mode.
C’est le cas de toutes les idées reçues assénées comme des vérités éternelles, enthousiasmes nés d’impulsions et d’élans spontanés pour un besoin de changement d’habitudes et accoutumances, ou d’une tradition bien établie mais qui a fini par ennuyer une génération donnée, et autres excroissances socioculturelles et fausses vérités nées des rapports humains et de la communication en général, et cependant à durées éphémères.

Il y a des livres et des auteurs qui dans l’immense flux de production d’ouvrages et de textes de tous bords passent inaperçus, insoupçonnés ou dans l’indifférence à peu près générale, tant l’attention des uns et des autres est accaparée par les problèmes de l’heure, politiques, médiatiques, du show business ou de quelque chose d’apparenté, d’auteurs à succès de librairie, et autres phénomènes de mass-médias. Les temps qui courent trouvent souvent un malin plaisir de reléguer au second plan, ou même dans l’oubli, certains livres de penseurs lesquels en d’autres temps, d’autres lieux, auraient été pleinement appréciés à leur juste valeur.

J’avais acheté, il y a quelque temps de cela, un livre d’un auteur qui, curieusement, ne figure pas encore dans le gotha des philosophes contemporains-gotha établi par les sacro-saints magazines à géométrie variable- et qui pourtant écrit dans le domaine depuis plus d’une quarantaine d’année, et a un certain nombre de fidèles lecteurs en France et même outre-Atlantique.

«La philosophie comme manière de vivre» de Pierre Hadot (Le livre de poche, 2003), titre issu d’une traduction anglaise d’Arnold Davidson, philosophe Américain bien connu en Europe, d’un texte très peu accrocheur de Pierre Hadot, paru quelques années auparavant, et intitulé «Exercices spirituels et philosophie antique». Ce livre a tout de même réussi à vivement intéresser les adeptes de la philosophie comme «choix de vie» en vue «d’une expérience… visant un exercice sur le chemin de la sagesse». Dans l’introduction à l’ouvrage Jeannie Carlier (enseignante à l’Ecole des Hautes Etudes en Science Sociales, à Paris) parle de ce livre (résultat des entretiens d’Arnold Davidson et elle-même avec Pierre Hadot) qui s’inscrit dans le parcours intellectuel et moral de l’auteur, comme une voie éclairée et inévitable vers la philosophie en tant que manière de vivre, et selon la perspective universelle des anciens, comme un «dépassement de soi» qui concerne les savants, les hommes politiques et tout le genre humain. Ce livre, selon une jolie formule de Jeannie Carlier, a une unité «qui tient de la sonate plus que de la dissertation philosophique», c’est-à-dire à plusieurs mouvements de thèmes alternant avec des réponses savantes pour philosophes de métier, des réponses adaptées pour apprentis philosophes, ou d’une manière générale pour tout lecteur ayant un penchant pour apprendre une certaine manière de vivre.

Pour moi, la leçon essentielle à retenir de «La philosophie comme manière de vivre» est qu’il faut «vivre dans le seul moment où nous vivons, c’est-à-dire le présent, ne pas vivre dans le futur, mais au contraire comme s’il n’y avait pas de futur, comme si nous n’avions que cette journée, que ce moment à vivre, le vivre alors du mieux possible, comme si… c’était le dernier jour, le dernier moment de notre vie, dans notre rapport à nous-mêmes et avec ceux qui nous entourent» (PP.259-60).

Le présent seul est ainsi notre bonheur, il faut le vivre intensément, vivre chaque heure, chaque minute de notre vie «comme si l’on voyait le monde pour la dernière fois, mais aussi pour la première fois» (P.269). De cette façon, nous nous débarrasserons de la mortelle vision routinière des choses et des êtres de ce monde. Nous nous apercevrons alors «de la splendeur du monde qui nous échappe habituellement» (P.270).

Pour résumer tout ce qu’il avait voulu dire sur cette leçon de sagesse, Pierre Hadot pointe le doigt en direction de Socrate, Epicure, Lucrèce, Sénèque, Marc Aurèle, Montaigne, Rousseau, Kant, Goethe, William Blake, Thoreau, Nietzsche, Rilke… c’est-à-dire tout le fleuron de la philosophie occidentale (mais aussi extrême-orientale, telle la philosophie Taoïste(1) de Tchouang-Tseu ou Zhuangzi du 4ème siècle avant Jésus Christ), comme art de vivre, de la poésie et de l’amour de la nature, de l’Antiquité à nos jours. De tous ces grands textes de la philosophie on pourrait extraire un art ou une manière de vivre intensément chaque moment de notre existence, qui prolonge assurément l’espoir et nous permet à moyen ou à long-terme d’affronter avec sérénité la mort.

Ajoutez à cette pure joie et ce bonheur d’exister inspirés de la sagesse des anciens, une sorte d’esthétique du désir et du temps de vivre, qui mènerait à une ivresse de chaque instant de notre vie, mais ivresse éclatée et projetée dans l’avenir, comme le suggère, avec de solides arguments et images fortes, Nicolas Grimaldi dans le livre au titre emblématique, «Le désir et le temps» (P.U.F, 1971), et vous aurez un petit tableau –assez complet- d’un art de vivre.

Nicolas Grimaldi, philosophe contemporain, à peine postérieur à Pierre Hadot en terme d’âge, mais dont les premiers textes dans le métier coïncident avec ceux du premier, avec cependant une orientation différente, et concernant des sujets aussi divers que l’expérience esthétique, l’ontologie du temps, la liberté, le mal, la jalousie et l’amour, les préjugés et paradoxes, l’imaginaire… En somme des réflexions qui tournent autour de l’homme «en quête du sens de sa vie», quête aussi énigmatique que la quête du «moi» et du «mal». «Le Désir et le Temps», même près de quarante ans après sa première publication, n’a pas pris l’ombre d’une ride, et se lit toujours, non pas bien sûr avec la fraîcheur de sa nouveauté, mais avec un intérêt croissant pour son traitement de l’ontologie du désir (conscience et nature comme désirs) son ontologie du temps (d’une ontologie à une autre, des symboles esthétiques du désir et du temps, de l’esthétique et du sacre de l’instant), sa réflexion sur «les ruses de la temporalité», et la fin en apothéose avec «le temps et la sagesse»

C’est cette dernière recherche d’une sagesse qui nous a amené à rapprocher «La philosophie comme manière de vivre» de Pierre Hadot avec «Le Désir et le Temps» de Nicolas Grimaldi ; et bien que les réflexions des deux auteurs soient, en apparence, assez divergentes, l’intérêt esthétique- sur les prolongements et la stylisation d’une vie moulée dans la philosophie comme art de vivre – en est le même.

Dans son questionnement sur le pouvoir de la parole, sur la résolution du temps par la parole et la condition métaphysique de l’homme, pour aboutir enfin à une recherche d’une sagesse, Nicolas Grimaldi aboutit à quelque chose comme une maïeutique, ou même une thérapeutique à la Socrate, non pas seulement par la parole – et la parole philosophique en particulier – mais par une intégration du devenir ( si nous réalisons que c’est en acceptant d’accueillir ce «devenir» au travers d’un système symbolique et par la fonction hypostasiante – fonction de substitution – du langage, ce par quoi «l’irréel peut être vécu comme le réel et le réel comme le propre signe de l’irréel», une manière d’exorciser ce devenir, et le vivre sans vagues appréhensions et souvent de peurs et d’inquiétudes réelles) dans le présent intemporel, de la sorte «la beauté de l’instant» [pourrait] être vécue comme la présence de l’éternel» ( P.465)

Pour Grimaldi, donc, «Le présent peut être vécu non comme l’ajournement indéfini, mais comme l’imminence de l’avenir, et même comme la joyeuse irruption de l’avenir dans le présent. Ou bien, comme dans ces églises où les vitraux transmuent les différentes lumières du temps en la même et sempiternelle pénombre, le temps psalmodie l’éternité» (PP.464-65). Plus loin, dans cette recherche inlassable d’une sagesse, en passant par tous les bonheurs de l’ivresse (de l’ivresse sportive à l’ivresse d’aimer, à l’ivresse de boire, et toute sorte d’ivresse que l’individu pourrait connaître) dans l’action et l’esthétique de la contemplation, il dit ceci : «L’ivresse est le bonheur d’un temps pulvérisé en instants dont chacun requiert la conscience tout entière. La conscience y vit la présence de chaque instant comme un fascinant face à face. Chaque instant est rempli par la plénitude de chaque acte. Dans l’ivresse, l’instant se dilate vers l’avenir, et par l’effet d’astringence de l’action, l’avenir se recroqueville sur la bordure de l’instant. L’au-delà est renfermé dans le champ étroit de l’ici. Sans passé ni avenir, l’ivresse est un sensualisme amnésique où, d’instant en instant la conscience répudie dans l’acte sa négativité, et s’intègre à ce qui est comme l’écume dans la mer» (PP.470-71).

Cette jouissance dans l’ivresse de l’instant, cette «Beauté de l’instant… vécu comme la présence de l’eternel» font de l’auteur –à un point nodal de toute la philosophie du livre – un continuateur de la philosophie d’Epicure (à cause du concept central de ‘désir’ qui fait un avec l’être conçu, par les Grecs de l’Antiquité, comme «infini dans le fini, limite où l’instant coïncide avec l’éternité». Noëlla Baraquin et Jacqueline Laffitte «Dictionnaire des philosophes», Armand Colin, 1997).

Plus de trente ans après ce livre fondateur, Nicolas Grimaldi publie un autre autour d’une série de réflexions sur des sujets aussi variés que «l’énigme du mal», «l’imaginaire» comme condition primordiale de l’homme, les ambiguités de l’art, et entre autres l’art proustien, le «moi» et ses paradoxes, en passant par le style car, pour l’auteur, «Le vrai corps de mon vrai moi, c’est mon style». Cette pensée «sur le vif» est destinée à amorcer avec le lecteur un «dialogue intérieur» avec lui-même.

«Préjugés et Paradoxes» (P.U.F, 2007), car tel est le titre de son ouvrage, est un «livre de conversation», extrêmement riche en suggestions qui aident à réfléchir et à reconsidérer certains aspects connus ou mal connus de la littérature, de l’art (l’art étant, par exemple, pour Proust «une propédeutique à l’amour»), de l’imaginaire et de la perception, inséparable de notre imagination car «il nous serait impossible de percevoir ce qu’on ne pourrait pas imaginer», et d’autre part ce que pourrait être l’origine et les manifestations du mal.

Parmi les plus belles pages de ce livre, ce sont celles consacrées au continuum perception-imagination. Ainsi, notre imagination continue notre perception, et la première est sans cesse alimentée dans sa continuité par notre perception, de telle sorte que ce qu’on perçoit est souvent transformé ou reconstruit par notre imagination, mais cette reconstruction ne sera plus viable si elle viendrait à divorcer d’avec la perception. Les informations qui nous assaillent par le truchement de la perception sont là pour conforter ou récuser notre interprétation. En soubassement de ces réflexions, il dit, en substance, que «percevoir c’est imaginer. Or ce que nous imaginons en ouvrant notre fenêtre et en regardant dans la rue est, il est vrai, rarement aussi exotique, aussi imprévu, aussi surprenant, que la télévision nous invite à imaginer. De là vient ce sentiment si ordinaire, si répandu et si peu reconnu, que la réalité est bien moins de l’autre côté de la rue que de l’autre côté de l’écran. Car ce que nous appelons alors réalité n’est en fait autre chose que l’expérience que nous faisons du temps : morne, répétitif et routinier ici, tandis qu’il nous semble là délié, rapide, agile, imprévisible et aventureux» (P.108).

Dans le même ordre d’idées, il essaie de caractériser, dans un style tout à fait proustien, ce que la mémoire, ravivée par l’imagination perceptive puis créatrice, extrait à la manière de «fouilles archéologiques» du passé du narrateur de la «Recherche du temps perdu», à savoir «l’image d’un sourire, puis celle d’un regard, celle d’une coiffure et d’une démarche, d’un port de tête et d’un parfum» (P.113).

Un peu plus tôt, il disait dans une admirable prose, toujours dans le continuum perception imagination, ceci à propos de «Du côté de chez Swann» :

«Lorsque le narrateur ‘revoit’ les étés de son enfance à Combray et le visage de sa mère se penchant vers lui avant qu’il ne s’endorme, il n’y a presque rien dans ce qu’il ‘revoit’ de semblable à ce qu’il voyait. Car alors il ne voyait pas seulement le regard, ou le sourire, ou le visage, ou la silhouette de sa mère. C’était tout ensemble et à la fois qu’il percevait la maison de son grand-père, l’odeur de l’escalier, le bruit des conversations dans le jardin, la douceur de son lit, le tremblement de la lumière, l’atmosphère de sa chambre, et, fugacement, l’apaisante présence de sa mère lui donnant un baiser […] Mais les images que nous retrouvons du passé sont toutes en charpie, isolées, séparées, successives, même si elles sont parfois contigües, comme des photographies dans un album. Proust a donc bien raison de parler d’une recherche, car, à la différence de ce que nous avions vécu, nos souvenirs ne nous sont pas donnés d’un seul coup. Nous lisons le présent. Mais nous épelons le passé» (PP.112-114).

L’imagination créatrice de l’écrivain pas plus que le travail d’un archéologue «n’invente ce qu’il découvre», elle, «ne fait que retrouver, non pas ce qu’étaient alors les choses mais l’impression [qu'on] en avait. Ce n’est pas un monde aboli que je retrouve, mais le moi que j’étais alors face à lui, ce même moi que je suis encore» (P.114)

Lire les livres, c’est autant d’aventures que nous n’avons pas eues. Grâce à notre imagination et ses sortilèges, nous pouvons perpétuer le même désir exotique de voyager sous d’autres cieux, d’autres climats, accomplir des voyages métaphysiques au cœur des œuvres originales, être fasciné dans notre voyage amoureux par le mirage d’une femme dont nous rêvons être aimé.

* Professeur, Université de Constantine

Notes

1 Le Taoïsme est essentiellement une doctrine philosophique et religieuse qui tourne autour de la notion de Dao (Tao) ou «la voie qui permet à l’individu d’acquérir une certaine ‘vertu‘ et d’atteindre le bonheur».

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

Voir tous les articles de Artisan de l'ombre

S'abonner

Abonnez-vous à notre newsletter pour recevoir les mises à jour par e-mail.

Les commentaires sont fermés.

Académie Renée Vivien |
faffoo |
little voice |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | alacroiseedesarts
| Sud
| éditer livre, agent littéra...