«L’expérience réformiste de ces dernières années en Algérie, démontre assez paradoxalement aujourd’hui que l’un des obstacles essentiels à la transition à l’économie de marché est l’absence d’Etat moderne». A. Dahmani.
Bien qu’elle reprenne mécaniquement la thématique développée par le discours ambiant et récurent sur «la transition à l’économie de marché», cette affirmation présente l’intérêt particulier de s’inscrire en faux contre ce même discours qui prône, de manière constante, le retrait de l’Etat de la sphère économique.
Le caractère rentier de l’économie algérienne on ne le soulignera jamais assez impose la nécessité de formuler la problématique de transition institutionnelle dans le pays en des termes nécessairement spécifiques, aussi bien du point de vue de son contenu que de ses objectifs. D’aucuns considèrent aujourd’hui que l’économie algérienne, dans ses configurations successives, «étatiste» ou «libérale», se reconnaît davantage dans une problématique de transition à une économie productive. L’enjeu essentiel est, en effet, de favoriser la création, à l’intérieur de la collectivité nationale, d’un surplus autre que minier, et cela ne peut résulter que d’un compromis institutionnel approprié, dont la configuration dépend grandement de l’action de l’Etat.
L’Etat est, ici, reconnu au regard essentiellement de sa capacité à définir et mettre en œuvre des politiques économiques. Mais dès lors que l’on reconnaît au politique une certaine autonomie, a fortiori dans le contexte d’un régime rentier d’accumulation, on peut considérer comme politiquement tout à fait possible l’éventualité que l’Etat joue le rôle de promoteur d’une modalité nationale spécifique d’intégration dans l’économie mondiale.
Historiquement, l’Etat algérien a fait montre d’une telle capacité politique, même si le projet mis en œuvre a débouché sur une impasse. Dans le nouveau contexte international, caractérisé par l’approfondissement des relations économiques internationales, d’aucuns considèrent qu’une telle entreprise est des plus ardues, pour ne pas dire vaine. La mondialisation est souvent présentée comme un facteur inhibant toute tentative de définition d’une trajectoire nationale autonome.
Qu’en est-il en réalité ? Il semble qu’il faille observer que, souvent, la mondialisation se présente dans les faits comme davantage un discours qui fait l’apologie d’un projet politique dont la concrétisation est, comme pour tout projet, incertaine. Pour beaucoup d’analystes «hétérodoxes», la mondialisation peut être appréhendée comme le discours à travers lequel les groupes sociaux et économiques qui tirent profit du processus d’ouverture et de libéralisation externes tentent d’obtenir auprès des gouvernements et des Etats des révisions à leur profit de la législation économique relative au travail, à la fiscalité, à la concurrence bref des arrangements institutionnels domestiques favorables à la sauvegarde de leurs intérêts de groupes. Pour reprendre une formule empruntée, la globalisation est avant tout une affaire domestique.
Par ailleurs, l’observation des années 90 et 2000 montre que, loin de conduire à la généralisation d’un modèle de capitalisme, l’approfondissement des relations économiques internationales suscite un raffermissement des compromis institutionnels nationaux. Ce raffermissement des compromis institutionnels nationaux, qui se manifeste par la coexistence de trajectoires nationales contrastées, explique sans doute pourquoi la mondialisation n’a pas entraîné la synchronisation des conjonctures macroéconomiques, comme le prévoyaient les économistes et financiers acquis à l’idée que, désormais, l’accumulation opère à l’échelle mondiale. La crise financière de 2008 en est une illustration parfaite puisque, au moment où la croissance battait de l’aile dans toutes les économies occidentales, la chine et certains pays dits émergents continuaient d’enregistrer des taux de croissance fort enviables.
Face aux contraintes posées par la mondialisation, l’éventail de choix politiques de l’Etat demeure très étendu, d’autant plus que, contrairement aux enseignements de la théorie orthodoxe du commerce international, les relations internationales ne se réduisent pas à des rapports marchandes mais font souvent intervenir de façon décisive des tractations d’Etat à Etat. A l’instar notamment de la monnaie et du budget, presque toutes les composantes de l’insertion internationale d’un pays font en effet l’objet d’arbitrages politiques.
Outre le poids du contexte extérieur, habituellement désigné par le terme de «mondialisation» ou «globalisation», des considérations internes sont évoqués pour étayer la thèse qui rend problématique la possibilité pour l’Etat de promouvoir une modalité nationale spécifique d’intégration dans l’économie mondiale.
Ainsi, pour certains, la politique économique de l’Etat se heurte à la difficulté de concilier les intérêts des différentes catégories sociales. «La politique économique, écrit F. Yachir, n’est en effet ni un concentré de connaissance pure, ni l’exécution d’une rationalité abstraite. Elle effectue des arbitrages entre des demandes sociales conflictuelles, entre des configurations d’intérêts multiples et divergentes. Elle est marquée par l’empreinte de positions sociales déterminées par le système économique et politique». C’est là un aspect important du préalable politique à un changement économique fécond, c’est-à-dire producteur d’une configuration institutionnelle favorisant le développement des activités productives au détriment des activités de captage de rentes. Selon cette approche, tant que les couches sociales dont l’intérêt se confond avec celui des politiques économiques antérieures détiennent le pouvoir de la décision politique, il n’est guère vraisemblable que le changement ait lieu.
En Algérie, il peut sembler que la meilleure illustration d’une telle impossibilité soit le maintien et l’entretien d’un secteur public moribond, sans cesse agonisant, et cumulant déficit sur déficit. En effet, l’entreprise publique est, de tous les champs de l’activité économique et sociale, le lieu où le changement a été le moins significatif. Mais s’il en est ainsi, c’est peut être parce que, comme le souligne L. Addi, l’entreprise publique est avant tout un élément essentiel de la stratégie politique, un élément chargé de satisfaire des demandes politiques.
Peut-on affirmer pour autant, selon une thèse répandue, que la réforme économique des deux dernières décennies, qui a débouché sur la concentration du pouvoir économique entre les mains d’une couche de privilégiés, a eu pour effet de subordonner le pouvoir politique au pouvoir économique de cette même couche de privilégiés ? Selon cette thèse, défendue en particulier par les tenants du marxisme «orthodoxe», la concentration du pouvoir économique rend illusoire toute possibilité d’autonomisation du pouvoir politique à l’égard du pouvoir économique émergent.
Contrairement à ce que soutient cette thèse, qui, présentement, revêt le statut de thèse dominante dans le débat public, il nous semble que c’est plutôt l’inverse qui se produit en Algérie. Le pouvoir économique continue de subir l’omniprésence du politique, au point où le premier ne peut se développer et s’épanouir que sous la bénédiction et le soutien du second. Sans la bénédiction et le soutien du pouvoir politique, il n’y a point de pouvoir économique. L’actualité économico-politique de la décennie 2000 nous fournit, en effet, une multitude d’exemples d’empires économiques privés qui se sont constitués grâce à la bénédiction et au soutien du pouvoir politique. Certains de ces empires, dont la rapidité de formation rappelle les mécanismes biologiques de la génération spontanée, se sont par la suite effondrés aussi rapidement qu’ils se sont constitués, car ne bénéficiant plus de la protection politique à l’ombre de laquelle ils ont, pendant un moment, prospéré.
A cette situation de soumission effective de l’économique au politique, il y a une raison : le pouvoir économique émergent est intimement lié à la rente qui, elle, est détenue par l’Etat. Ainsi, on peut observer que la plupart des grands groupes privés (par le chiffre d’affaires ou par l’effectif employé) intervient dans des domaines d’activités où la proximité avec le pouvoir politique joue un rôle clé. Il en est particulièrement ainsi des activités liées à l’importation, aux travaux publics et bâtiment, et à l’équipement public en général. Et quand cette présence s’illustre dans le domaine industriel, ce qui est rare, c’est souvent à la suite de largesses accordées sous diverses formes : accès facilité au crédit, au foncier
L’expérience de réformes des ces dernières années suggère que partir de l’autonomie du politique à l’égard de l’économique paraît être une voie de compréhension plus fructueuse, car plus pertinente, que celles dont on vient sommairement d’identifier quelques aspects. L’analyse historique des pratiques économiques de l’Etat en Algérie montre en effet que ce dernier est une instance assez largement autonome quant aux compromis institutionnalisés qu’il codifie. Cette autonomie ne signifie pas néanmoins indépendance absolue : elle est relative au processus historique de la différenciation des deux ordres : l’ordre politique et l’ordre économique.
Le processus de différenciation entre le politique et l’économique est l’œuvre d’acteurs dont l’action se déploie sur les deux champs, de manières différentes mais pas nécessairement divergentes quant aux conséquences respectives qu’elles engendrent sur la nature de l’articulation entre le politique et l’économique, et partant, sur la dynamique institutionnelle à l’origine du changement (ou de son blocage). Bien que l’identification de ces acteurs soit l’une des difficultés majeures auxquelles se heurte habituellement l’analyse de la dynamique du changement institutionnel, on peut dans le contexte spécifique de l’Algérie reconnaître, selon une lecture northienne, les acteurs suivants :
- Au premier rang, on retrouve une hiérarchie militaire plus ou moins restreinte, plus ou moins homogène, aux contours davantage claniques qu’idéologiques, aux commandes de la société politique et économique via l’Etat ;
- Une technostructure syndicale, formée de l’UGTA et de certains syndicats prétendument autonomes. Liée politiquement et/ou financièrement à l’Etat, cette technostructure est censée représenter la société salariale. Dans les faits, seuls les travailleurs du secteur public et de la Fonction publique sont formellement représentés.
- Une bourgeoisie privée, liée à la société militaire, opérant dans les activités d’importation ou dans des activités directement liées aux marchés publics (BTP, Services). Le profil économique de la bourgeoisie privée se limite aux activités de captage de rentes. Le profil industriel est une exception.
- Une technostructure de gestionnaires des entreprises publiques et de l’administration, liée organiquement et financièrement à l’Etat.
Cette typologie des acteurs n’a fondamentalement pas changé avec le processus de libéralisation engagé depuis la fin des années 80. Cependant, on peut noter que l’indice de prééminence connaît, en apparence, une petite évolution puisque depuis le début des années 90 on assiste à une hégémonie de plus en plus accrue et affirmée de la hiérarchie militaire, la montée des intérêts privés, et surtout l’affaiblissement de la technostructure syndicale dont la crédibilité est aujourd’hui presque nulle. Dès lors, il apparaît clairement que c’est surtout au niveau de la hiérarchie militaire que la délibération politique a lieu. Par conséquent, si changement il doit y avoir, c’est à ce niveau que l’impulsion au changement doit être donnée. Dans un article au titre très suggestif, F. Ghilès souligne l’incapacité de la hiérarchie militaire, durant la décennie 90, à définir les contours d’un nouveau compromis institutionnel. La persistance du statut quo depuis la fin des années 90 est révélatrice de cette incapacité à concevoir un substitut à ce que L. Addi appelait, dans «L’impasse du populisme», le «compromis tacite global régulateur», compromis qui caractérise la trajectoire économique des années 70 et 80 et sur lequel était fondé le modèle rentier d’accumulation.
Défini à l’origine en ces termes : discipline relâchée à l’intérieur de l’usine – contrôle politique à l’extérieur, le compromis en question semble s’être réduit, à la faveur de l’ouverture tous azimuts qui a ôté à l’usine sa raison d’être, au second terme.
Toutes ces considérations nous conduisent donc à mettre en avant le rôle du politique dans le changement institutionnel. L’idée à admettre consiste à considérer que, par-delà la diversité des trajectoires nationales que l’on peut observer ailleurs, c’est surtout dans les traits dominants spécifiques de l’histoire de l’Etat et de son rapport à la société civile que réside la source de l’orientation prise par la trajectoire économique nationale depuis l’indépendance.
De ce point de vue, l’Algérie ne semble pas, en particulier depuis le lancement du plan d’ajustement structurel dans les années 90, avoir élaboré de programmation véritable de son développement économique, la période des années 70 ayant été porteuses d’un projet, avec les résultats que l’on sait. L’absence de projet explique pourquoi l’ouverture au marché mondial s’est faite sans accrocs, presque «naturellement».
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la réussite de la transition institutionnelle nécessite l’intervention de l’Etat. Une libéralisation incontrôlée a toutes les chances d’enfoncer encore davantage le pays dans sa dépendance vis-à-vis des hydrocarbures. Pour qu’elle puisse mettre fin à cette dépendance, l’intervention de l’Etat doit, cela va sans dire, prendre des formes différentes de celles auxquelles celui-ci s’est adonné durant les années 70 et 80. Ainsi, s’il est aujourd’hui admis qu’on ne peut commander au système de prix qu’en lui obéissant, on ne peut réduire l’intervention de l’Etat à une obéissance aveugle et naïve aux lois du marché. Pour ne retenir que cet exemple, il est évident que la question du taux de change de la monnaie nationale requiert, dans le cas du régime rentier d’accumulation, une intervention particulière de l’Etat, qui nécessairement doit aller à l’encontre de ce que prône le discours libéral ambiant. Il en est également de même pour la gestion de la monnaie, du budget, et des autres domaines de la régulation, celle-ci devant, dans tous les cas, opérer dans le respect du principe de complémentarité qui lie les institutions.
Ces quelques considérations nous permettent de souligner, en guise de conclusion, l’importance de la dimension politique du changement institutionnel. Dans le contexte présent de l’Algérie, poser la question du préalable politique à une transition institutionnelle féconde se justifie dès lors que l’on reconnaît au politique une certaine autonomie, d’où la conclusion que l’Etat est en mesure de jouer le rôle de promoteur d’une modalité nationale spécifique d’intégration dans l’économie mondiale. Encore faut-il que, à son tour, l’exercice du pouvoir politique s’institutionnalise, pas nécessairement dans le sens d’une démocratisation à l’occidentale, ce qui, dans notre cas, ne ferait que libérer les tentations populistes, nombreuses et diverses, mais surtout dans le sens d’une crédibilisation de l’action politique. Le manque de crédibilité, qui touche aussi bien les institutions politiques en charge des affaires du pays que l’action formelle des acteurs, rend vain et inutile tout discours politique prônant le changement, et plus grave encore, confère aux compromis institutionnels censés favoriser le changement un caractère purement formel.
* Universitaire.
12 juillet 2011
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