Histoires vraies
Il était gentil, papa (1re partie)
Une petite fille qui court dans la rue d’une grande ville, qui court, la peur au ventre, la peur dans les yeux, qui court de toute la force de ses petites jambes de dix ans. Une petite fille qui entraîne son frère, presque un bébé encore, qui tombe, et s’écorche, et pleure, et s’accroche à elle, qui a peur de la peur de l’autre, sans comprendre.
Et les gens passent. Quelques-uns regardent courir ces enfants avec étonnement. Une femme les arrête un instant, mais la petite fille se dégage violemment et reprend sa course, le visage en larmes, mais le petit trébuche, il ne peut pas suivre sa sœur, il n’a que quatre ans, il a perdu un chausson, son genou est écorché.
Elle le prend dans ses bras, arc-boutée car il est bien lourd pour elle, et elle avance encore, en titubant, avant de s’écrouler contre un mur d’immeuble.
Une silhouette se penche :
«Qu’est-ce qu’il y a, mon petit ? Tu t’es perdue ? Où sont tes parents ?»
Les passants s’arrêtent, se renseignent, discutent devant ces deux gosses terrorisés, secoués de sanglots et qui ne peuvent pas répondre. Accrochés l’un à l’autre, l’aînée berçant le petit. Tous ces regards, toutes ces mains qui se tendent, ces voix qui s’entremêlent ne font qu’accentuer la peur.
Enfin quelqu’un, une femme, fait ce qu’il faut.
«Allez-vous-en, écartez-vous, voyons ! Vous les effrayez. Allez ! Mais allez-vous-en !»
C’est difficile de renvoyer les curieux du malheur des autres. Mais cette femme-là est autoritaire, elle en impose, alors ils reculent comme des moutons, à bonne distance.
Mme Crombee tient le pub voisin, elle a vu l’attroupement, c’est elle qui prend les choses en main. Grande et forte, elle soulève le plus petit comme une plume, le cale sur son épaule et prend la fillette par la main.
«Venez, les gamins, n’ayez pas peur, on va arranger ça. Dis-moi ton nom, toi, hein ? C’est quoi, ton nom ?
— Carolyn.
— Bon, alors qu’est-ce qui t’arrive, Carolyn ?»
La petite fille en tablier à carreaux, décoiffée, le visage barbouillé de larmes, lève un regard sombre vers Mme Crombee, ses lèvres tremblent encore, mais elle répond tout d’une traite, comme une délivrance :
«Papa a tué maman et grand-mère aussi. Il a un fusil.»
Mme Crombee installe les enfants sur une banquette. Elle a besoin de réaliser l’horreur de la réponse.
«Qu’est-ce que tu me racontes là ? Ton père a fait quoi ?
— Il a tué maman avec un fusil, et il a tué grand-mère après. Il a crié tout le temps, Franck et moi on avait peur qu’il nous tue aussi.
— Où est-ce que tu habites ?»
Carolyn fait un geste en direction du carrefour.
«Là-bas, au numéro 7.
— Ton père est à la maison ?
— Oui, madame.
— Et tu dis qu’il a un fusil ? Ça s’est passé quand ?
— Maintenant.
Il est méchant, ton père ?
— Non, madame. Il est gentil. D’habitude il est jamais fâché, jamais… Il est gentil, papa…»
Elle pleure à nouveau. Plus calmement, cette fois, et Franck le petit frère se remet à pleurer lui aussi. Mme Crombee les serre contre elle, imaginant sans peine le choc qu’ils viennent de subir. Deux pauvres gosses entre père et mère, le fusil, le bruit, les cris, le sang…
A la serveuse, restée plantée devant elle, stupéfaite, elle ordonne :
«Eh ben, qu’est-ce que tu attends ? Appelle la police et fais-leur un chocolat bien chaud !
Un chocolat, oui, parce qu’il est neuf heures du matin, et que la vie continue pour ces enfants que le crime vient de jeter brutalement dans un monde sans repère, déboussolé, vide de sens, dont ils sont, à dix ans et quatre ans, les grands témoins. (A suivre…)
Pierre Bellemare
8 juillet 2011
Histoire