Histoires vraies
Monsieur le juge est intraitable
Des couloirs nus et blancs, d’un blanc froid et sale. Des couloirs qui n’en finissent pas, et ont l’air de tourner en rond lugubrement. Puis une cellule. Porte noire sur murs blancs. Le policier italien s’arrête. Il fait signe aux deux carabiniers :
«Allez-y…»
Entre les deux carabiniers, une femme brune aux traits tirés. Elle se laisse guider à l’intérieur de la cellule sans réagir. Un moment, le policier italien hésite. Il a l’air gêné :
«Vous serez soignée ici, madame. C’est une prison-hôpital. Un médecin va venir vous voir.»
La jeune femme considère le lit étroit, la table vide et le petit lavabo. Elle frissonne et s’assoit d’un air las.
«Vous savez bien que je demande qu’une
chose : voir mon médecin personnel.
— C’est impossible. Les médecins privés n’entrent pas ici.
— Alors laissez-moi au moins faire venir mes médicaments.
— Pas question, je vous le répète. La loi interdit l’utilisation de médicaments venant de l’extérieur. Un médecin va venir vous voir et il établira lui-même l’ordonnance.
— Combien de temps me garderez-vous ici ?
— Je l’ignore, madame, tout dépend de l’instruction.»
Il est poli et gêné, ce policier. Et l’on ne sait pas s’il est poli parce qu’il est gêné, ou le contraire, gêné d’être poli. C’est qu’il n’a pas l’habitude de mettre en prison une ravissante comédienne de trente-huit ans, et pas l’habitude non plus de mettre en prison une jeune femme malade. Alors sur le pas de la porte de la cellule, il dit : «Au revoir, madame»… comme s’il sortait de chez elle. Et la porte noire se referme, sur les murs blancs. Pour huit mois de prison préventive.
Lydie B., trente-huit ans, comédienne, née aux États-Unis, épouse de Stewart B., quarante-trois ans, comédien, né en Autriche, est accusée, ainsi que son mari, par la justice italienne, de détention de drogue.
On a découvert, chez eux, neuf dixièmes de gramme de marijuana, c’est peu et c’est tout. Ils disent en ignorer l’existence, ne pas savoir comment ces neuf dixièmes de gramme se trouvaient dans une petite boîte, à qui est cette petite boîte et ce qu’elle faisait dans leur salon. Ils ne se droguent pas eux-mêmes. Ils ne fument que des cigarettes américaines. Lydie et Stewart ne comprennent rien à ce qui leur arrive. Ils croient s’en tirer très vite.
Mais en Italie, la possession, le commerce, l’utilisation de stupéfiants sont passibles de la même peine, quel que soit le stupéfiant. Et le juge d’instruction est un homme dur. Un spécialiste. Une sorte de Fouquier-Tinville de la drogue à Milan. Depuis 1969, il accumule les dossiers que la police lui apporte. Il s’est juré peut-être de purger Rome. Louable intention, certes, mais qui va le mener loin, Lydie et Stewart aussi, surtout Lydie.
Donc en 1969, c’est une razzia monstre en Italie, sur les détenteurs, passeurs et autres utilisateurs de drogue.
La police traque les revendeurs bien sûr, et la douane fouille les bagages, mais en dehors de ce travail de routine, il existe une technique beaucoup plus subtile, et beaucoup plus aléatoire : la technique du soupçon.
Soupçonner, pour un policier, est une seconde nature. Mais soupçonner qui ? Essentiellement les gens assez riches pour se procurer de la drogue. C’est un premier point. Les gens susceptibles d’avoir besoin de drogue ; c’est un second point. Puis les gens assez libres sur le plan des mœurs pour se le permettre, c’est le troisième point.
En rassemblant ces trois points : argent – besoin – amoralité, la police dirige donc ses soupçons vers les artistes. En tout genre et de tout poil : musiciens, comédiens, producteurs, écrivains, peintres.
A suivre
Pierre Bellemare
22 juin 2011
Histoire