Chronique du jour : A FONDS PERDUS
La revanche des monarques
Par Ammar Belhimer
ambelhimer@hotmail.com
Les mouvements de colère qui traversent le monde arabe n’ont pas fini de produire leurs effets. Le départ de Ben Ali et de Moubarak, la situation peu enviable de Kadhafi, la poursuite de la contestation à Bahreïn, Oman, Yémen, Syrie, ont mis en avant le poids d’une chaîne satellitaire, pourtant financée par un régime qui ne peut, loin de là, prétendre donner des leçons aux autres en matière de droits de l’Homme.
On a l’impression d’assister à une gestion «live» (en direct) de ces mouvements à partir de Washington, à travers Al Jazeera. Ces mouvements s’apparentent fortement, à bien des égards, à une revanche des émirs, au sens propre (de chefs d’Etat du Golfe), comme au figuré (de leaders terroristes). Un intellectuel arabe nous rafraîchit la mémoire en revenant sur des événements antérieurs, «des rébellions, sans doute plus modestes dans leurs objectifs et indéniablement moins remarquées par les médias du monde entier». Son étude revient sur ce qu’il appelle les «rébellions oubliées du monde arabe»(*). De quoi s’agit-il ? Pendant des années, des travailleurs, originaires en majorité des pays d’Asie du Sud, sont descendus dans les rues aux Emirats arabes unis sans qu’aucune image, reportage ou autre couverture médiatique n’en fasse état. Quelles ont été leurs revendications et pourquoi ont-elles été ignorées ? s’interroge l’auteur de l’étude, Ahmed Kann. A ses yeux, les Etats ou «familles- Etats» de la région du golfe Persique ont remarquablement réussi à se draper des «brumes du mythe et de l’idéologie», à faire accepter leurs familles dirigeantes, à instaurer leur hégémonie par la persuasion culturelle (notamment une «fausse arabité authentique»), à se créditer de l’idée qu’elles étaient capables «d’apporter la modernité à des tribus rétrogrades ». Il faut dire que les agents de Sa Majesté, l’ancienne puissance coloniale, ont durablement positionné leurs pions : les Hachémites du Hedjaz, les Al Saud du Najd, Al Sabah du Koweït, Al Maktoum de Dubaï et, enfin, Al Bu Said d’Oman dont le sectarisme institutionnalisé a marginalisé la majorité chiite. Leur alliance avec les sociétés pétrolières américaines a été plus forte que toutes les révoltes indigènes. «Ces révoltes, souvent dirigées par des commerçants, des technocrates, ou des étudiants, ont souvent impliqué la participation de travailleurs. » Oui, aussi étonnant que cela puisse paraître, les travailleurs saoudiens, par exemple, se sont révoltés contre Aramco, du temps de Jim Crow déjà, dans les années 1940 et 1950. Ces derniers mois, à Oman, les travailleurs contestent la stagnation des salaires, l’inflation galopante et leur exclusion de l’emploi ; leurs manifestations ont été accueillies par des balles réelles et des gaz lacrymogènes, tuant une quinzaine de garçons de huit ans. A Bahreïn, Al Khalifa a reçu du renfort policier saoudien pour éliminer toute menace à son hégémonie. Le troc rente pétrolière/paix sociale continue à produire ses effets mais il y a un hic : les travailleurs étrangers, très actifs dans la construction ou l’entretien des infrastructures urbaines, «esclaves salariés passifs dans l’imaginaire populaire», donnent de plus en plus de la voix. A Dubaï, il a été enregistré au moins neuf mouvements de grève des travailleurs en seulement un mois, entre septembre et octobre 2005. L’ampleur de la protestation a varié en taille de dix à environ 1 000 travailleurs. En mars 2008, 1 500 ouvriers asiatiques, dits «à bas salaires», ont observé un mouvement de grève, suivi peu après par 3 000 travailleurs de l’émirat de Ras Al-Khaimah, situé juste à l’est de Dubaï. Il arrive, parfois, que la contestation soit plus impressionnante, comme à la fin de l’année 2007 lorsque 30 000 travailleurs ont bloqué pendant 10 jours l’entreprise de construction Dubaï Arabtec. Même handicapés par leur statut d’étrangers, ils n’ont également pas été en marge du «Printemps arabe». En décembre et janvier derniers, en écho aux révolutions tunisienne et égyptienne, près d’un millier de travailleurs ont occupé et bloqué un rond-point dans une zone industrielle de Dubaï. Tous ces mouvements sociaux, où le rôle des étrangers est prépondérant, ont une seule et même revendication : bien-être matériel et dignité. Non-paiement des salaires, camps de travail et confiscation de passeports sont les quelques signes dégradants les plus apparents d’un traitement inhumain. La classe ouvrière étrangère est «représentée comme exposant les Émirats arabes unis au sida, à la tuberculose, à l’hépatite B et la lèpre». Elle est carrément «maudite» comme «le plus bas des bas». Dans Dubaï, par exemple, elle est soit entassée dans un vaste tissu de camps de travail, à la périphérie de la ville, soit abritée dans la sphère domestique de la maisonnée, au statut informel et temporaire, privée de citoyenneté et de droits économiques, exposée aux actes les plus arbitraires. La culture locale associe également – hypocritement — à de «l’impureté» (au sens propre et figuré) des emplois comme ceux des étrangers domestiques, particulièrement vulnérables parce que coupables d’immoralité sexuelle et de prostitution. En attendant de moderniser leurs législations du travail, les monarchies arabes font dans ce que les ONG qualifient d’esclavage «moderne», si tant est que ce système peut être de notre temps. «Il est significatif que les travailleurs domestiques sont la seule catégorie d’étrangers autorisés à accéder à l’espace privé du domicile (chambres, salles de bains) ; ailleurs ils sont invisibles, au double plan cognitif et spatial. Ahmed Kann ne s’étonne pas que les médias de ces micro-dictatures, si prompts à donner des leçons aux autres pays, tendent à ignorer la contestation dans leur couverture, notamment en langue arabe. Ils «n’ont jamais pris la peine de parler aux travailleurs impliqués dans des grèves». Leurs journalistes ont systématiquement choisi, au contraire, un fonctionnaire de l’Etat ou un responsable municipal, le commissaire de police locale ou un universitaire dit «expert» pour parler au nom des travailleurs. Mis à part le microcosme des droits de travail de droits de l’Homme ou quelques blogueurs dispersés, les travailleurs sont «presque toujours» associés à «une menace ou une nuisance publique». Pourquoi ce consensus apparent que les travailleurs ne peuvent pas ou ne devraient pas parler en leur nom propre ? Au-delà des travailleurs étrangers qui finiront par «retourner dans leur propre pays», c’est de la classe moyenne que le vent du changement viendra, porté par une revendication «de dignité et de justice». «Le Printemps arabe a été un hiver froid pour les citoyens du Golfe», conclut Ahmed Kanna.
A. B.
(*) Ahmed Kanna, The Arab World’s Forgotten Rebellions : Foreign Workers and Biopolitics in the Gulf, Samar, South Asian Magazine for Action and Reflection, May 31, 2011.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2011/06/21/article.php?sid=118890&cid=8
21 juin 2011
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