Edition du Dimanche 19 Juin 2011
Culture
fouad nejjar
PORTRAIT…
Par : Hamid Grine
Fouad était directeur de La vie économique quand celle-ci appartenait à Jean-Louis Servan-Schreiber. Cet hebdomadaire de 112 pages était alors le journal de référence du Maroc. Liberal économiquement, il était néanmoins prudent sur le plan politique. Pas fou, Jean-Louis Servan-Schreiber,
avait défini la ligne politique de LVE selon ses intérêts et les lignes rouges édictées par le palais royal : liberté totale pour la critique du gouvernement, silence et même complaisance sur la monarchie. C’est vrai qu’au Maroc de Hassan II, toute allusion à la famille royale était considérée comme un crime. Et Servan-Schreiber n’appartenait pas à cette sorte de “criminels” dont Abraham Serfaty était la figure la plus connue : c’est-à-dire un opposant. Son adjoint était donc Fouad Nejjar, qu’on disait proche du ministre de l’Intérieur, le tout-puissant Driss Basri, l’homme à tout faire du roi. Nejjar, à l’abondante chevelure grise, était toujours si bien coiffé qu’on le dirait sorti à l’instant des mains du coiffeur. Mais de coiffeur, point au journal. Des articles décoiffant oui, des raseurs oui, mais rien d’autre. C’était un homme à la moue boudeuse en permanence. Comme s’il en voulait à la terre entière. On réfléchissait à deux fois avant de l’approcher. Nerveux au verbe sec, il faisait régner l’ordre dans une rédaction multinationale. À éviter me suis-je dis. Dès mon premier papier, le ciel me tomba sur la tête. Je fis une bourde si énorme que j’en ai eu honte. La gaffe : j’avais titré à la “Une” sur une société financière alors que le papier d’intérieur parlait d’une autre. Conscient de ma faute, j’attendais ma mise à mort qui devait avoir lieu au débriefing du numéro fraîchement sorti qui précédait le menu de la semaine prochaine. Mes collègues avaient pitié de moi. Et moi j’étais dans mes petits souliers. Encore en période d’essai, je me voyais licencié, cherchant un autre travail qu’il ne serait pas facile de trouver à cause de ma nationalité subversive et de mon métier de journaliste, assimilé par l’establishment marocain à un flic à la solde du régime algérien. Le débriefing réunissait la rédaction en chef avec les chefs de rubrique et les cadres du journal. C’est là que Fouad Nejjar excellait dans un rôle de sniper qui ne ratait aucune faute, aucune erreur. Tout le monde en prenait pour son grade et aucun gradé, fut-il rédacteur en chef, ne pouvait s’opposer à ses remarques acidulées, souvent pertinentes, il faut le préciser. Nejjar commence à décortiquer le journal dans un silence de mort. Il fustige un certain nombre de rubriques n’admettant parfois aucune réplique.
Après avoir passé en revue tout le journal sauf la “Une”, il ne demanda pas à l’encadrement, contrairement à l’usage, s’il avait des remarques sur le journal. Et souvent l’encadrement allait, lui aussi, de sa petite musique en relevant des insuffisances ici et là. Vint enfin le tour de la “Une”, mon tour quoi. Mon cœur battait
la chamade et mes oreilles commençaient déjà à siffler.
Tout le monde attendait la saillie cinglante qui allait me pulvériser. Un collègue près de moi me chuchota : “Courage mon ami…courage…on est tous passé par là.” Fouad prit la “Une”, fit des remarques sur quelques titres et fit l’impasse sur le mien. Il leva la séance. Il partit avec la rédaction en chef. Mes collègues vinrent me congratuler. Ils crièrent au miracle. Oui, c’était un miracle qui relève de la personnalité du directeur. Il pardonnait à un collègue étranger dont la vie était entre parenthèses au Maroc, ce qu’il n’aurait jamais pardonné à un autre. Cette grandeur d’âme m’avait montré la dimension du personnage. Par la suite, on deviendra ami. J’apprendrai qu’il cachait sa générosité et sa gentillesse sous des dehors rudes et bourrus pour ne pas être débordé par une rédaction aux fortes personnalités et aux grandes plumes. J’aurais d’autres témoignages d’amitié. Quand on décida de faire un dossier sur l’Algérie, Fouad me chargea d’en être le rédacteur en chef. “Coupe tout ce qui te paraît faux, exagéré, tendancieux et qui pourrait nuire à ton pays”, me dit-il devant tout le staff. Je n’ai jamais oublié ce geste qui va au-delà de ma modeste personne. Depuis treize ans, je n’ai plus de nouvelles de cet homme à part. Mais ses actes m’ont permis de vérifier sur le terrain que la nationalité n’est rien. Et que le cœur est tout. Aimons-nous. Nous, Maghrébins.
H. G.
hagrine@gmail.com
19 juin 2011
Contributions