Edition du Jeudi 26 Mai 2011
Culture
Le roi des ciseaux : coiffure, circoncision, parfum, politique et poste restante
Souffles…
Par : Amine Zaoui
Le coiffeur a abandonné le village ! S’asseoir sur ce siège-là rembourré avec ses deux accoudoirs de bois fut, pour moi, un moment sans pair. Assis, pour la première fois, sur ce trône royal qui pivotait sur un ressort,
j’avais un sentiment de crainte. La musique des ciseaux, qui chuchotaient à mes oreilles, me donnait ravissement et bonheur. Tak-tak-tak, quelle belle mélodie ! Et ce parfum ! Un parfum qui n’avait pas de nom. Le coiffeur de notre village était un homme amusant avec de longues moustaches bien tenues, huilées et peignées vers le haut. Toujours tournées vers le ciel ! Une serviette claire sur son épaule et un sourire permanent sur les lèvres. Dans son petit local, un espace d’à peine trois mètres de large sur quatre mètres de profondeur, il avait installé deux longs bancs sur lesquels une douzaine de gens étaient en permanence amassés. Serrés ! Ils étaient composés de vieux et de moins vieux. Le coiffeur parlait. Il parlait sans arrêt ! Il ne faisait que parler et faire danser ses ciseaux autour de ma tête. Les hommes l’écoutaient. Eux aussi parlaient, commentaient et se taisaient. Ici on se parlait. Assis sur le trône royal entouré de tout ce monde qui discourait, je n’arrivais pas à comprendre tout ce qui se racontait. Je regardais les centaines de photos collées anarchiquement sur le mur peint en bleu. J’évitais de fixer le grand miroir qui renvoyait ma gueule de fouine fatiguée. J’ai été incapable d’examiner mon visage. Je n’aime pas me regarder dans le miroir. Devant ce miroir, je me trouvais stressé. Chez le coiffeur, les gens parlaient politique. Des choses sérieuses, secrètes, discrètes et dangereuses ! Et moi, je suivais la musique des ciseaux, tak-tak-tak. Les discours se tressaient: des hommes mariaient des jeunes, d’autres demandaient la main des filles des autres pour leurs fils. Certains lisaient la fatiha du livre Saint, pour l’occasion! D’autres vendaient quelques têtes de bétail, des chèvres, des boucs, de moutons, des vaches, des mulets et des ânes. D’autres creusaient des puits dans la langue et dans la terre. L’eau ! D’autres parlaient de la qualité des semences du blé et de l’orge, de la bonne récolte d’olives et de figues. D’autres, à basse voix, s’échangeaient des phrases à propos du pouvoir militaire de Houari Boumediene. D’autres ne cachaient pas leur amour et allégeance à Messali Hadj. Soudain, à la tête de chaque heure, les hommes se taisaient pour écouter les infos émises d’un petit transistor à pile plate, accroché au mur. Le jour du marché hebdomadaire, le petit salon de coiffure de Ammi Yahya se transformait en une sorte de poste restante ! Et le coiffeur lisait aux hommes toutes les lettres. Il lisait à haute voix. Dès que le nom d’une jeune femme était évoqué dans la lettre, le coiffeur marquait un blanc dans sa lecture. On ne prononce pas le nom d’une jeune femme devant ces hommes entassés sur les deux bancs. D’autres parlaient des nouvelles de leurs enfants immigrés. D’autres, comme chaque jour du marché hebdomadaire, espéraient l’arrivée de leur mandat de retraite parvenus des sociétés des mines françaises. Là où ils ont déversé les jours de leur jeunesse confisquée. Il y avait des gens qui ne disaient rien. Ils se contentaient d’écouter. Il y avait quelqu’un qui ne faisait que préparer le berrad du thé sur le feu d’un brasero. À tour de rôle, les hommes sirotaient leurs verres en faisant du bruit avec leurs lèvres. Les hommes, presque tous, chiquaient. Et moi, assis sur le trône royal, j’évitais de regarder ma gueule pâle et j’écoutais les histoires, les silences et les affaires. D’un geste doux, Ammi Yahya passait une éponge pleine d’une poudre sur ma nuque – je ressens la fraîcheur – puis, il tendait sa main vers une petite étagère fermée pour faire sortir un flacon en plastique sous forme de théière. Il vaporisait son parfum sur ma tête et dans mes deux paumes. Quand le parfum m’a réveillé et que j’ai regardé dans les yeux du coiffeur qui me fixait du fond du miroir, une peur m’a parcouru. Une douleur dans mon pénis : c’était lui qui m’avait circoncis, à peine deux ans auparavant.
A. Z.
aminzaoui@yahoo.fr
17 juin 2011
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