Edition du Dimanche 22 Mai 2011
Dossier
Mardi
10 mai. Une journée ordinaire dans une ville peu ordinaire. À Maghnia,
le sujet premier des discussions tourne autour de la prochaine
réouverture des frontières, fermées depuis 1994.
L’interrogation n’étant plus sur l’éventualité d’une telle opération,
les spéculations tournent autour de la date de cette réouverture, une
certitude dans la plupart des bouches maghnaouies.
Au-delà
de l’aspect éminemment politique emballant cette décision, un leitmotiv
qu’on retrouve dans les réponses officielles pour éluder la question,
ce dossier, qu’Alger a toujours conditionné par le règlement de
plusieurs points d’interrogation en suspens depuis des années de
brouille, est perçu dans la ville frontalière comme une question de vie
ou de mort. Économiquement s’entend.
Si la plupart des
recommandations convergent vers le maintien de la fermeture des
frontières terrestres avec le voisin marocain, chez les Maghnaoua la
donne est tout autre. Les avis également. Même si aucun signe “officiel”
permettant de préciser une date prochaine de cette réouverture n’est
perceptible, la population locale s’accroche à des déclarations, des
insinuations, des chuchotements et des rapprochements entre les deux
capitales pour échafauder les scénarios les plus optimistes. Un
sentiment d’autant plus renforcé que de l’autre côté des Douanes
algériennes, les différentes sorties médiatiques des officiels marocains
tendent à confirmer l’information. Des dates sont ainsi jetées en
pâture à la vox populi, qui les reprend, leur appose aussitôt un cachet
d’authenticité comme pour mieux se rassurer. Le 17 mai, le 21 ou encore
le 25 reviennent le plus souvent dans les pronostics. Le 4 juin, jurent
les plus avisés, ce qui coïncidera avec la tenue du match de Marrakech
entre les Lions de l’Atlas et le onze national. Une sorte de pied de nez
à l’histoire puisque la fermeture des barrières trouve son origine dans
l’attentat commis, aussi à Marrakech, à l’hôtel Atlas-Asni, il y a de
cela presque 17 ans, et les accusations de Rabat visant les services
algériens d’avoir commandité l’attaque terroriste. De là à trouver des
raccourcis, le pas est vite franchi par les inconditionnels du dégel des
relations bilatérales et la réouverture des frontières.
Cependant,
ce qui peut paraître à la limite du caricatural et prêter à la dérision,
loin de lahdada, reste un sujet hautement sensible chez les gens du
tracé frontalier qui attendent, espèrent et appellent ce “geste” au
quotidien. “Il n’y a pas plus apolitique que les Maghnaoua”, dira en
préambule Ahmed, une manière comme une autre de remettre les choses dans
leur véritable contexte. La proximité du ciel alaouite, le cordon
ombilical familial, la “démocratisation” de la contrebande ont jeté
l’ombre de l’opprobre sur la région, suspectée d’intelligence avec
l’ennemi. Une surveillance et un ostracisme qui ont fini par semer un
sentiment de rejet doublé d’une volonté de révolte des locaux vis-à-vis
des décrets et des décisions de la tutelle. “Tous les Maghnaoua ne sont
pas des contrebandiers”, encore une négation d’un lieu commun devenu,
presque, par la force du temps et des choses, la définition des
frontaliers. “Maghnia est une ville frontalière comme il en existe
partout dans le monde”, ajoutera Ahmed, un fils de la région, comme pour
mieux dépassionner les débats. “Il existe une relation de sang, de
religion et de race”, argumentera-t-il dans sa plaidoirie en faveur de
cette réouverture qui a tant tardé. Maghnia tout entière est acquise à
cette ouverture qui constituerait, à coup sûr, un ballon d’oxygène pour
la région. Une théorie érigée en vérité pour expliquer les bénéfices de
cette démarche tout en s’appliquant à rendre la fermeture des frontières
responsable de tous les maux recensés le long du tracé frontalier.
Maghnia vit et respire lahdada
Un
élu rencontré dans son bureau au siège de la mairie de Maghnia souligne
l’importance vitale de la frontière dans l’alimentation des impôts
locaux grâce, tout particulièrement, au droit de passage estimé à 100
DA, au moment du baisser de rideau. “En tant qu’APC, on est
bénéficiaires économiquement et en tant qu’élus, on a aussi à gagner en
échanges culturels et en expériences diverses”, dira-t-il, tout en
gardant l’anonymat. À propos d’éventuelles demandes de préparation
émanant d’Alger, prémices d’une prochaine réouverture, il répondra que
tout le monde est dans le flou le plus total. “Personne ne pourra vous
dire quand est-ce qu’elle rouvrira et si c’était le cas, la mairie est
informée, au plus tard, 48 heures à l’avance pour préparer les alentours
des postes frontaliers”. En l’absence de signaux forts, les Maghnaoua
espèrent secrètement un remake de 1988 lorsque la frontière a été
rouverte dans la discrétion la plus totale. “Au début, le passage
n’était autorisé que pour les couples mixtes puis ce fut le temps des
quotas avant de la libérer complètement”, se remémore Mohamed, la
cinquantaine qui partage les espoirs de toute une population. Notre élu
ira plus loin en endossant à cette fermeture, l’inflation trabendiste,
le trafic de carburant et la naissance des fameux hallaba ainsi que la
prolifération des constructions illicites. “On souffre de l’absence
d’une main-d’œuvre qualifiée, on n’a plus de paysans et même les jeunes
ont délaissé le travail manuel pour s’engager dans les projets financés
par l’Ansej ou la Cnac”. Les Maghnaoua, qui croient dur comme fer à
cette réouverture, se réfèrent, entre autres sources, à la déclaration
du président de la République, lors de l’inauguration du palais royal du
Méchouar à Tlemcen, sur la nécessité de faire appel aux artisans
marocains pour les travaux de restauration des sites et monuments
historiques étant donné, avait-il dit, leur grande expérience en la
matière. Ce clin d’œil avait été assimilé à un signal fort pour la
réouverture des frontières. Évoquer lahdada équivaudrait à s’engager sur
un terrain où il n’est pas simple de départager les deux côtés d’une
frontière qui court sur 400 kilomètres, tant les liens et les intérêts
communs y sont légion.
La frontière ce sont aussi ces familles qu’un
trait imaginaire sépare mais que tout réuni. Le patronyme, les liens du
sang et surtout les intérêts nés de la seule véritable économie de la
région, l’informel. Et Maghnia cristallise, à elle seule, toute cette
méfiance et ces idées préconçues qui font de la ville, La Mecque de la
contrebande. Maghnia, qui comptabilise 114 000 âmes, selon le dernier
recensement de 2009, et 200 000 officieusement, charrie derrière sa
réputation surfaite son lot de misère et de décrépitude jetant ses
propres enfants dans les bras d’organisations criminelles pour finir en
prison ou au cimetière. “90% de hallaba ne sont pas propriétaires de
leur véhicule, ils travaillent au tiers avec tous les risques encourus”,
nous expliquera un connaisseur du réseau, notre guide de conjoncture.
Du
quotidien, les Maghnaoua retiendront les prix pratiqués pour les
produits “importés” de l’extérieur. Des autres wilayas du pays. “La
faute au PK 35, ils taxent les produits là-bas”, dira notre guide, en
pointant un doigt vers l’horizon. Un déni de droit et un énième impôt à
payer pour les frontaliers qui, à la longue, confondent réalité et
sentiments de persécution. Pour Larbi Djillali, directeur régional des
douanes à Tlemcen, le PK 35 n’est qu’un point de contrôle et de suivi de
la marchandise qui rentre à Maghnia. “Les gens ne payent pas de taxe
mais nous veillons à ce que la marchandise arrive à sa destination
déclarée”.
La contrebande comme système économique
L’enjeu des
frontières réside bel et bien dans la contrebande qui gangrène la
région et l’économie de tout un pays. Si pour les autochtones, une
certaine contrebande “soft” fait vivre toute une jeunesse désœuvrée au
lieu de se tourner vers la drogue, il en est autrement pour les services
des douanes dont les bilans annuels illustrent à souhait l’étendue de
l’activité criminelle tout au long du tracé frontalier. “La contrebande
est maîtrisée et gérée par les services marocains, aucun produit de
première nécessité ne sortira de leur territoire, contrairement à nos
contrebandiers qui exportent à peu près tout, principalement les
produits soutenus, le cuivre, le carburant, les cigarettes, le lait en
poudre, les fromages, les médicaments…”, énumérera notre interlocuteur.
La liste des produits exportés est loin d’être exhaustive alors que le
phénomène de la contrebande n’est pas normalisé en soit. Comprendre
par-là qu’elle est tributaire de l’offre et de la demande des deux côtés
de la frontière. “Les créneaux changent selon plusieurs critères, dont
la sécurité et la disponibilité du produit”, expliquera M. Larbi.
La
contrebande des produits à l’exportation a permis à certaines familles
de s’enrichir en s’appropriant le segment de la cigarette ou du
carburant. “La contrebande des cigarettes rentrées frauduleusement en
Algérie à travers les pays subsahariens ou importées dans un cadre légal
et acheminées vers les frontières et avec le taux de change parallèle,
le paquet est revendu 3 à 4 fois sa valeur, c’est dire les bénéfices
engrangés”, ajoutera M. Larbi. En 2010, les douanes ont saisi 19 030
cartouches de marque Legend et 2 083 cartouches de Marlboro, à titre
d’exemple. Quant à l’autre juteux volet de la contrebande, il concerne
le trafic de carburant. Un phénomène qui, paradoxalement, met à mal même
le concept de l’ouverture ou non des frontières. “Il n’y a pas de loi
qui interdit à un citoyen de faire le plein de son réservoir”, cette
seule remarque suffit à illustrer la complexité d’un dossier qui ne se
résume pas à la seule donne politique. Dans une région coupée du reste
du pays, la frontière demeure la seule alternative à la survie. Poste
frontalier de Akid-Lotfi, à une dizaine de kilomètres de Maghnia, en
empruntant “trig Oujda”, le ciel, la terre et le néant. Voilà par quoi
peut se résumer la frontière
Les barrières sont abaissées et
El-Karia, l’autre nom donné par les autochtones au village de
Akid-Lotfi, trahit toute la misère ambiante. À un jeune à qui on
demandait si la frontière allait rouvrir, il nous répondra que c’est du
pipeau “khorti” et que si on voulait traverser la frontière on n’avait
qu’à le lui demander. Le Maroc est à peine à trois cents mètres de chez
lui. Depuis l’ouverture de l’autoroute Est-Ouest, les hallaba sont
arrivés jusqu’à Sidi Bel-Abbès et Aïn Témouchent pour assécher leurs
pompes d’essence. Tlemcen, déjà sévèrement contaminée n’est plus aussi
loin de la frontière. Les camions Renault, dont le réservoir peut
contenir jusqu’à 400 litres d’essence, les Mercedes, R21 ainsi que les
R25 annoncent Roubane. Un groupement de maisons à la situation
administrative indéfinissable, qui est surtout connu pour être le
déversoir de tous les hallaba. Un véritable réservoir à ciel ouvert. La
procession des véhicules constitue un véritable pipe-line reliant les
stations d’essence au territoire marocain. Le carburant est stocké
ensuite dans des jerrycans qui sont planqués dans les maisons en
attendant leur acheminement de l’autre côté du tracé à dos de baudet.
D’artisanale,
la contrebande de carburant a connu, ces dix dernières années, un boum
spectaculaire frisant l’échelle industrielle. Pour le directeur régional
des douanes, les réseaux de contrabandiers classiques ne répondent pas à
un organigramme défini, allant à l’encontre des idées reçues, mais il
existe des barons de la drogue des deux côtés de la frontière. “La
frontière est divisée en secteurs d’activité et il est extrêmement
difficile de piéger les trafiquants de drogue qui utilisent de gros
moyens. Chaque cargaison est accompagnée par six à sept véhicules
d’escorte, les sentinelles, et la drogue peut être cachée dans n’importe
quel véhicule d’escorte. Si on intercepte la mauvaise voiture, l’alerte
est donnée et la drogue prend un autre chemin. Ce sont de gros moyens
qui sont utilisés par ces trafiquants”. 1 683 kg de kif, d’une valeur de
67 millions de dinars, ont été saisis l’année dernière.
En attendant cette réouverture, la contrebande continue toujours de prospérer à l’ombre d’une politique
d’exclusion.
17 juin 2011
Contributions