Edition du Mardi 12 Avril 2011
Entretien
Dans cet entretien, Khalfa Mammeri, ancien ambassadeur, ancien député et auteur notamment d’un récent livre sur l’histoire des constitutions en Algérie Histoire, texte et réflexion, apporte un éclairage pertinent sur la polémique actuelle entre les partisans et les adversaires d’une assemblée constituante. Pour sa part, il préconise un comité composé d’éminents juristes algériens pour proposer une nouvelle constitution, s’inspirant en cela des exemples américain et français.
Liberté : La mise en place d’une assemblée constituante est actuellement au cœur du débat politique. C’est quoi au juste une Constituante ?
Khalfa Mammeri : La Constituante a une définition : c’est une assemblée nationale qui a pour rôle principal d’élaborer une constitution, la constitution étant la loi suprême d’un pays. La constitution contient des projets de société qu’un peuple cherche en quelque sorte. Bien sûr, cette assemblée constituante, en ce sens qu’elle a à rédiger une constitution, peut être aussi une assemblée législative, donc susceptible d’élaborer des lois, y compris l’adoption du budget qui règle les dépenses de l’État pendant une année civile. La durée de l’assemblée constituante est variable, mais, dans la plupart des cas, cette durée se situe entre 6, 9 et 12 mois, au maximum, de telle sorte que la société politique d’un pays se donne le fondement de son gouvernement.
Quel est le sort d’une assemblée constituante une fois sa mission d’élaborer une constitution achevée ?
Les choses sont claires : l’assemblée constituante disparaît dès que sa mission est terminée. Car la constitution élaborée établit toutes les règles d’un gouvernement et la gestion de la société. C’est précisément cette nouvelle constitution élaborée qui conduira à une nouvelle élection pour une assemblée nationale législative qui, elle, aura une durée de vie de 4 ou 5 ans, suivant la norme retenue par la Constituante. Il faut souligner que la constitution va régler dans une large mesure un certain nombre de problèmes qui demeurent encore en suspens. Par exemple, l’agrément des partis politiques, car on ne peut pas concevoir une vie politique sans la participation des sensibilités politiques sous forme de partis. D’autres questions extrêmement importantes seront traitées par cette constitution.
Le débat actuel par presse interposée fait apparaître deux tendances : ceux qui sont contre la Constituante, en considérant que c’est faire table rase de tout ce qui a été réalisé depuis l’Indépendance, en plus du risque de voir l’émergence d’une majorité islamiste, et ceux qui sont pour, au nom du principe de la souveraineté du peuple. Votre position personnelle ?
Faut-il ou ne faut-il pas une Constituante en Algérie ? Cette question semble diviser profondément la classe politique algérienne. Mon souhait personnel est qu’il faut d’abord dépassionner le débat et même, dans une certaine mesure, le dépolitiser. D’ordinaire, le pouvoir d’une assemblée constituante renvoie à l’idée chère au Siècle des lumières que la souveraineté n’appartient qu’au peuple. C’est à lui et à lui seul de se prononcer librement sur le type de société dans laquelle il veut vivre. Toujours à propos des partisans d’une Constituante, on peut dire qu’ils considèrent que le peuple algérien n’a jamais eu l’occasion de se prononcer librement sur les valeurs qui fondent sa société. Donc, ces promoteurs peuvent être considérés comme les partisans d’un changement fondamental du régime politique vécu par l’Algérie depuis 1961.
C’est là la position des partisans, qui contredisent les arguments des adversaires d’une assemblée constituante ?
Les adversaires d’une assemblée constituante considèrent que la plupart des questions fondamentales qui sont au cœur d’une constitution sont déjà tranchées. Soyons clairs : ce qui divise les deux camps, c’est probablement un certain nombre de questions fondamentales qu’on pourrait regrouper non de façon exhaustive autour de points suivants : comment définir l’organisation de l’état algérien ? Est-ce un état unitaire ? S’agit-il d’un état centralisé de type jacobin ? Ou bien, au contraire, l’organisation territoriale de l’état algérien sera-t-elle fondée sur la décentralisation et, dans ce cas, à quel degré ? Peut-on imaginer une régionalisation comme cela se fait de nos jours dans les pays avancés ? Peut-on même, sans que cela puisse heurter aucun esprit, parler de fédéralisme quand on sait que les états les plus puissants actuellement, aussi bien économiquement que politiquement, sont des états fédéraux, comme l’Allemagne. Toujours dans le domaine de l’organisation territoriale de l’état algérien, quelle sera la compétence des collectivités locales ?
Votre interrogation nous renvoie justement à une autre polémique autour du code communal qui est actuellement en débat à l’APN…
Ces collectivités auront-elles une sphère de compétence suffisante pour régir sur place les problèmes quotidiens des populations ou bien seront-elles soumises à une sorte de tutelle tatillonne et permanente des représentants de l’État au niveau des collectivités ? D’autres questions profondes opposent les partisans d’une Constituante et ceux qui considèrent que notre pays a déjà tranché la plupart des problématiques, en rapport avec le statut des langues, la place de la religion, l’égalité entre les hommes et les femmes. Même le statut de la propriété en Algérie, aussi bien pour ce qui concerne les terres agricoles que le transport, n’est pas réglé et est susceptible de donner lieu à des positions inconciliables. Nous savons que les tenants d’une économie dirigée n’ont pas encore lâché prise. Ce qui les oppose aux tenants d’une économie libérale. Enfin, et ce n’est pas la moindre des questions, la séparation et l’équilibre des pouvoirs qui sont un enjeu de pouvoir considérable et au cœur de chaque constitution. Pour être plus clair, notre pays va-t-il enfin connaître, après 50 ans d’indépendance et quatre constitutions formelles, une indépendance du pouvoir législatif, d’un côté, et judiciaire, de l’autre, par rapport au pouvoir exécutif ? Et pour être encore plus direct, est-ce que l’APN aura une totale indépendance ?
Au lendemain de l’Indépendance, notre pays a connu une assemblée constituante. Pourquoi a-t-elle fait long feu ?
En effet, en septembre 1962, après les turbulences politiques de l’été, notre pays s’est vu proposer l’élection d’une Constituante, après que les listes des candidats eurent été profondément remaniées par le dirigeant de l’époque (Ahmed Ben Bella, ndlr). On peut rappeler qu’avant même d’avoir terminé sa mission, un certain nombre de personnalités historiques considérables avaient démissionné de cette assemblée, telles que Ferhat Abbas et Hocine Aït Ahmed. Personne ne peut oublier le souvenir du 1er président du GPRA dans sa lettre de démission du 14 août 1963, considérant que la souveraineté populaire avait été violée dans un cinéma d’Alger par l’adoption d’une constitution par les cadres du parti unique avant d’être soumise à l’assemblée constituante, pourtant spécialement élue pour élaborer une constitution.
Après avoir énuméré les arguments des uns des autres, quelle est votre position ? Quelle formule suggérez-vous ?
Au demeurant, une constitution n’est que le reflet des forces politiques en présence au moment de son élaboration et de son adoption. Ainsi et à titre d’exemple, si l’assemblée qui sera élue est de caractère conservateur, la constitution que sera produite ne peut être que conservatrice. Par contre, si la majorité au sein de l’assemblée est de caractère progressiste, la constitution revêtira un caractère progressiste. Au final, nous considérons que pour la sérénité des débats et pour obtenir à la fois une constitution durable et acceptable par la plupart des Algériens, il convient d’imaginer une formule qui peut réconcilier, aussi bien les tenants d’une assemblée constituante que ses adversaires. On peut même dire, en nous inspirant de l’histoire des constitutions en dehors de notre pays, qu’on peut élaborer une constitution acceptable par le plus grand nombre en ayant recours à un comité constitutionnel. Précisons que la Constitution actuelle de la France, qui remonte à septembre 1958, a été élaborée non pas par une assemblée constituante, mais par un Comité consultatif constitutionnel composé de 39 membres. Ce comité était constitué par de grands juristes et des personnalités politiques et a eu à siéger pendant moins d’un mois pour adopter un avant-projet de constitution rédigé par un groupe plus restreint placé sous la tutelle du garde des Sceaux, Michel Debré à l’époque, sous la conduite et les orientations du général De Gaulle. Plus loin encore, on peut considérer que la plus vieille constitution est celle des USA qui remonte à 1787. Elle n’est pas le produit d’une assemblée constituante, mais la convention dite de Philadelphie, où il n’y avait que les représentants de 13 états qui constituaient à l’époque la confédération américaine. C’est un comité composé de 5 délégués qui a rédigé la constitution qui dure depuis plus de deux siècles, malgré les tourments et les accidents de taille mondiale connus par les USA.
Ce comité consultatif constitutionnel que vous proposez sera composé de qui ?
En tout état de cause, une assemblée constituante suppose que deux conditions préalables au minimum soient remplies, à savoir la libération du champ politique, c’est-à-dire l’agrément de tous ceux qui souhaitent se créer et une autre libération non moins importante, celle du champ médiatique. Car il faut insister sur le fait rarement évoqué dans notre pays : une élection ne se joue pas seulement le jour même de l’élection, mais elle se joue parfois pour ne pas dire toujours en avance, c’est-à-dire en amont par l’influence qu’on peut exercer sur les électeurs. L’intérêt de la formule que je propose, un comité qui fera appel aux juristes algériens éminents, qu’on trouve fort heureusement en grand nombre dans la plupart des facultés de l’Algérie, va permettre de dépassionner les débats et d’assurer que la constitution qui sera proposée au peuple algérien aura de fortes chances d’être élaborée dans la sérénité, la paix et la durée, de façon à trancher la plupart des problèmes qui ne sont pas réglés depuis plus de 50 ans. Bien entendu, ce comité sera composé d’un certain nombre de personnalités algériennes au niveau des facultés de science économiques, on peut aussi faire appel à un certain nombre de sociologues connus et des personnalités culturelles. La mission la plus importante de ce comité c’est, bien sûr, de rédiger une constitution, mais non sans avoir pris un soin particulier et inconnu à ce jour d’auditionner le plus grand nombre possible de personnalités algériennes, y compris les partis politiques agréés, les anciens Premiers ministres, les forces vives de la nation et autres personnalités susceptibles d’aider ce comité à une meilleure compréhension possible de la société algérienne. Je pense que c’est ainsi, et seulement ainsi, que l’on peut permettre à notre pays de reprendre confiance en lui-même et d’affronter dans un monde agité et impitoyable les problèmes qui se posent à lui et s’aggravent au fil des jours. Dans tous les cas de figure, une nouvelle constitution, qu’elle soit élaborée par une assemblée constituante ou proposée par le président de la République qui, dans le cas de l’Algérie, est le seul à disposer de l’initiative de changer la loi suprême, doit être soumise à l’approbation du peuple par voie référendaire, car c’est toujours un moment historique dans la vie d’une nation.
15 juin 2011
Contributions