par Kamel Daoud
Paradoxe philosophique fascinant: peut-on emprisonner un homme parce qu’il veut se suicider ? Dans une ville du Sud algérien, à Ouargla qui tue ses chômeurs par le vent de sable, deux Algériens ont été emprisonnés pour tentative d’immolation.
Vouloir partir est donc un crime: par mer ou par feu. Harraga ou grand brûlé. De quoi est coupable un jeune Algérien qui veut s’immoler pour dénoncer ? D’abord de répartir les rôles: lui, c’est la victime et donc, fatalement, le Pouvoir est un tueur assassin. Quand on en arrive à se suicider par le feu, c’est que l’Etat vous a vendu du vent et que quelqu’un n’a pas fait son travail: le Président, le ministre, le wali, le martyr ou celui qui a promis de vendre du pétrole pour acheter du gazon. Ensuite, une immolation trop près des gisements de pétrole est un risque: on ne joue pas avec le feu est une consigne politique mais aussi domestique. On peut tenter de s’immoler à El-Bayadh et être secouru puis rendu à sa mère, mais pas à Hassi Messaoud. Là, vous menacez le pétrole et donc l’alimentation générale. Ensuite, s’immoler est un crime: vous voulez échapper à la punition de votre vie nationale, laisser des millions souffrir d’ennui et de manque de sens et vous soustraire à la peine de tous, partir pendant que les autres ne peuvent même pas bouger. S’immoler, c’est quitter le territoire national sans autorisation. C’est un départ illégal, une émigration vers le rien à cause de tout. L’immolation par feu est un SMS mondial, le signal par la fumée d’un naufragé dans une île à siège unique, une défection et un démenti trop bruyant. Enfin, s’immoler par le feu met le feu au reste. Les deux immolés d’Ouargla, et qui ont fait de la prison pour ça, sont inculpés de donner des idées aux chômeurs du Sud et de tentative d’immolation préméditée. Donc, il s’agit de deux meneurs, même si c’est vers la mort et la cendre. On ne doit pas s’attrouper même pour brûler, ni mourir si ce n’est pas la Mort ou le Pouvoir qui vous tue. La vie du chômeur doit être vécue jusqu’au bout, avalée entièrement comme un mauvais sirop, sinon on est puni et privé de dessert. On ne doit pas mourir d’un seul coup, avec la pollution sonore que cela provoque, mais lentement. On n’a pas le droit de se brûler, sauf à petit feu devant une poste sans liquidités ou un guichet de S12 sans formulaires.
La question du suicide est un crime dans les régimes totalitaires et les religions d’empire: c’est un refus que la domination ne peut pas accepter, un démenti comme dit plus haut et une évasion fiscale du corps et de l’esprit. Les deux chômeurs de Ouargla sont donc «coupables» aux yeux de la sécurité nationale, c’est-à-dire la sécurité du régime, c’est-à-dire son idéologie. Le procès de ces Algériens doit donc être un grand moment qu’il ne faut pas rater: s’y poseront les grandes questions de la vie et on discutera de l’ancienne question camusienne: la liberté par la mort, la lucidité par le suicide. On s’y interrogera sur la bonne interrogation: la vie de chacun est-elle sa propriété et son choix ou un bien wakf de l’Etat ? L’inculpé pourra dire: je ne voulais plus vivre puisque je n’étais pas vivant. Le juge pourra lui répondre: non, tu n’as pas essayé de mourir, mais de faire de la politique en mourant. D’ailleurs, et sans jouer sur les mots, le chef d’inculpation le plus proche de la réalité est celui de «désertion». Comble des sens secondaires pour un chômeur du Sud, habitant du «désert» justement. Cette histoire est absurde et démontre que les régimes dans l’impasse finissent toujours devant le même carrefour: à gauche la répression, à droite le ridicule.
12 juin 2011
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