Edition du Samedi 05 Février 2011
Culture
Saisir la complexité de l’homme
RENCONTRE AVEC JERÔME FERRARI AUTOUR DE SON ROMAN, “Où J’AI LAISSÉ MON ÂME”
Par : Sara Kharfi
Ténèbres, torture et fascination pour l’horreur sont au centre de ce roman qui s’intéresse à l’usage de la torture durant la guerre d’Algérie par le biais de personnages à “l’âme révoltée”.
Le Centre culturel français d’Alger a accueilli, jeudi dernier, l’écrivain Jérôme Ferrari, pour la présentation de son dernier roman, “Où j’ai laissé mon âme”, qui vient tout juste de paraître en Algérie, chez Barzakh éditions.
Couronné l’automne dernier par le Prix France-Télévision 2010, le roman plonge dans l’enfer de la guerre d’Algérie et décrit sans ménagement aucun les exactions commises par l’armée coloniale, notamment l’usage de la torture. Avec une écriture tendue et un style dense, Jérôme Ferrari survole la question de la justice préférant ainsi laisser le lecteur seul juge, et s’intéresse à la nature de l’homme, placé dans une situation extraordinaire. “C’est un roman tout court. Ce n’est pas un roman historique bien que le point de départ soit l’histoire : l’arrestation et l’exécution de Larbi Ben M’hidi”, signale Jérôme Ferrari qui a ajouté que Larbi Ben M’hidi avait acquis l’admiration de ses ennemis et forcé leur respect. Le point de départ de ce roman, c’est le documentaire l’Ennemi intime de Patrick Rotman, mais le documentaire n’aurait pas suffi si je n’avais pas vécu ici [ndlr : de 2003 à 2007, Jérôme Ferrari a enseigné la philosophie au Lycée international d’Alger]. “Je ne me serais pas permis d’écrire sur la guerre d’Algérie”, a-t-il souligné. Où j’ai laissé mon âme qui s’articule autour de trois journées du mois de février 1957, et de quatre monologues du lieutenant Andréani, présente trois individualités avec autant de postures : le capitaine André Degorce à l’esprit déchiré mais dont les tourments n’en font pas un homme meilleur, le lieutenant Horace Andréani —frère d’armes du premier — qui se projette trop bien dans sa mission de “tortionnaire”, et Tarik Hadj Nacer alias Tahar (le pur), un personnage fortement inspiré de la figure emblématique de la guerre de Libération nationale, Larbi Ben M’hidi. “J’ai voulu construire des personnages qui ne soient ni Ben M’hidi ni celui qui l’a arrêté. Je voulais sortir de l’histoire pour rentrer dans la littérature, et c’est quelque chose qui me permet de mettre en scène la complexité humaine”, explique l’auteur de Un Dieu un animal, qui considère le roman comme “un moyen privilégié qui a quelque chose à voir avec la vérité”. Jérôme Ferrari a également précisé qu’il ne souhaitait pas élaborer “un roman sur les sadiques, car ceux-ci sont moins effrayants” que les personnes qui ne le sont pas. Ce qui a semblé intéresser l’auteur est l’usage de la torture par des personnes qui défendaient des valeurs humaines, et au passé parfois glorieux voire héroïques (le capitaine Degorce, très croyant, était un ancien résistant, déporté à Buchenwald).
Ce qui a également fasciné Jérôme Ferrari, c’est l’explication par une logique implacable des actes de torture. C’est “le discours logique sur des exactions ignobles et logiquement cohérent et sans failles”. Et il n’y va pas avec le dos de la cuillère pour décrire des scènes entières de torture, notamment celles d’une moudjahida et de Robert Clément, un communiste qui apportait son aide aux Algériens. Mais ce qui lui importe par-dessus tout, c’est d’aller au-delà du bien et du mal, et surtout de saisir la complexité de l’homme sous un autre prisme que celui de l’idéologie. La conclusion au bout des 156 pages de Où j’ai laissé mon âme semble venir du narrateur (omniscient) : “Peut-être n’y a-t-il pas de règle. Les prisonniers sont si nombreux qu’il est impossible de traiter leur cas individuellement. C’est peut-être l’œuvre d’un mécanisme aveugle, aléatoire et définitif comme le destin”. L’écrivain a également dévoilé que ce qu’il avait inspiré pour l’élaboration de ce roman dont l’épigraphe est un extrait de le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov, est la littérature des camps et notamment les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov. Dans Où j’ai laissé mon âme, Jérôme Ferrari propose de ne pas nous départir de l’idée selon laquelle une mince frontière sépare le bien et le mal.
Dans son œuvre complexe, tout se confond et le monstre qui sommeille en l’homme se réveille et sort ses crocs. Et ce n’est pas en se tourmentant, en torturant son âme que la nature profonde de l’homme changera et que sa fascination pour l’horreur s’atténuera.
Où j’ai laissé mon âme de Jérôme Ferrari, roman, 156 pages, éditions Barzakh (coédition avec Actes Sud), Algérie, janvier 2011. 500 DA.
11 juin 2011
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