Edition du Mardi 15 Mars 2011
Culture
Les femmes qui voulaient vivre leur art
EMMELENE LANDON PRÉSENTE SON ROMAN, “LA TACHE AVEUGLE”, AU DÎWAN ABDELTIF
Par : Sara Kharfi
Solitude, imprécision, désir, amour, art et peinture s’intègrent parfaitement dans ce roman d’apprentissage. L’auteure se fascine pour le passé qui fait écho au présent. Le passé devient un moteur dans ce présent incertain et parfois décevant.
Paul Auster a inventé la solitude, Gabriel Garcia Marquez s’en est presque accommodé, Marie Ndiaye a peint des portraits de trois femmes puissantes, et Frédéric Beigbeder a fini de nous achever avec son concept de l’amour qui dure trois ans. Il est donc clair que dans ce monde ivre de puissance et de pouvoir, où l’on se retrouve souvent seul, les âmes rêveuses et romantiques n’y ont pas leur place. Alors, elles inventent une autre réalité, plus douce et moins amère, idéale, sans chichis et avec beaucoup de fantaisie. C’est exactement le cas des trois personnages du roman, la Tache aveugle d’Emmelene Landon qui était, samedi après-midi à la salle Frantz-Fanon (Riadh El-Feth), l’invitée des rencontres Dîwan Abdeltif (un cycle de rencontres littéraires initié par l’Agence algérienne pour le rayonnement culturel, en partenariat avec l’éditeur français Actes Sud). Fanny, Susannah et Diotime (qui a perdu la vue suite à un tragique évènement) sont sœurs. Mais en plus des liens de sang, elles partagent la même passion pour la peinture et fréquentent toutes trois l’École des beaux-arts de Paris. Leur intérêt pour la peinture n’est pas partagé par tous puisque cet art est jugé obsolète, alors elles inventent un jeu. Elles se choisissent un autre professeur : Alexander Cozens, célèbre peintre du XVIIIe siècle qui a inventé la méthode de la peinture paysagère par tache. Avec le fils de Cozens, John Robert, également peintre, elles improvisent des amours courtois et raffinés dans la pure tradition du Grand-Tour. Cette rencontre improbable permet aux trois jeunes femmes de faire l’apprentissage de l’amour, de l’art, du désir et du plaisir, dans un roman où les frontières du réel et de l’imaginaire s’annulent, comme il est relevé à la page 82 : “Quelque chose de réel semble avoir lieu dans votre Jeu. J’ai l’impression que vous réussissez ce que je n’ai jamais su faire : à force de créer des images, vous finirez peut-être par donner de la chair à l’absence.” Dans ce livre, il y a une quête féminine représentée par le rapport entre les trois sœurs. Elles inventent un homme parce qu’elles n’ont pas trouvé “le leur”, a estimé Emmelene Landon. Elle ajoute : “Il y a également une admiration pour le XVIIIe siècle, une interrogation, et une petite critique des Anglais : pourquoi avoir un idéal classique et aller dans un endroit chaotique comme Naples.” Mais à cette interrogation, l’auteure qui multiplie les facettes puisqu’elle est également peintre, productrice de radio et réalisatrice, semble y avoir répondu à la page 185 : “C’est ça la force de Naples, dit Bertrand, du rien, d’arriver à trouver quelque chose, de retrouver la vie à l’intérieur de la mort.” En fait, ce n’est pas tant l’idéal classique qui taraude cet écrivain qui a réalisé un tour du monde sur des cargos, mais c’est ce qui nourrit sa fiction ; c’est son écho, sa métaphore. Ce qui compte le plus pour Emmelene Landon c’est de mettre l’accent sur “le désir de vivre très et peu importe le résultat. Je voulais aussi montrer aux jeunes une façon d’approcher l’art. Aujourd’hui les gens sont si engagés qu’ils n’y a plus d’interface”. “C’est un livre sur le désir, souligne-t-elle, une sorte de passion artistique. C’est dans le geste, dans le vécu ; c’est le choix d’une vie artistique.” Les trois sœurs vivent intensément dans leur bulle, dans un monde qu’elles ont inventé de toutes pièces et dans lequel elles s’épanouissent et développent une nouvelle vision de l’art, beaucoup plus sereine et plus proche de la vérité. “C’est tellement plus intéressant de vivre un réel dialogue avec le passé, d’avoir une interaction avec les voix du passé”, a d’autre part soutenu l’auteure. Avec une écriture éclatée où la langue se réinvente, Emmelene Landon a signalé qu’en littérature, “j’adore l’idée d’une écriture qui sort de la tête avec quelque chose de plus français et de plus cartésien”, tout en affichant son admiration pour Samuel Beckett, James Joyce et pour le Nouveau-roman (pour ses ambiances pesantes et sans intrigues), et ce, même si elle revendique une filiation au mouvement postmoderne, connu pour l’inventivité formelle. Elle a, par ailleurs, avoué que la peinture était la base, le support à toutes ses autres activités. Une exposition de portraits grandeur nature lui a donné l’envie d’écrire un roman où le personnage central serait un homme. En outre, la méthode de la tache suggère un jeu trouble, un reflet vaporeux, tout en nous renseignant sur l’univers de l’auteure. Un univers de création marqué par la solitude et l’imprécision. Un flou artistique qui nous révèle que bien que l’artiste ne sait pas toujours où elle va, elle sait très bien où elle nous mène.
11 juin 2011
LITTERATURE