Edition du Dimanche 06 Mars 2011
Culture
Kateb Yacine PORTRAIT… Par : Hamid Grine
De tous les écrivains algériens, Kateb Yacine est celui qui aura vécu en artiste. Une vie de combat, de bohème, d’insouciance et de liberté. Telle une cigale, il chantait la vie sans penser au lendemain. D’ailleurs, il n’y avait pas de lendemains pour lui.
Vivre au jour le jour sans espérer le paradis ailleurs que dans le présent, tel était Kateb, père d’une femme, Nedjma la rebelle, qui a rendu fou d’amour des millions de lecteurs. La plupart n’ayant rien compris aux métaphores de ce roman puissant. Mais parce que Nedjma est considérée comme l’œuvre marquante et fondatrice de la littérature maghrébine moderne, il est du dernier chic à Alger de s’extasier devant ce roman en le décortiquant avec un jargon si hermétique que même Kateb, qui avait horreur des clercs, n’aurait rien compris. Il était peuple, il aimait le peuple et il vivait comme le peuple. Loin des villas cossues et des salons feutrés. L’originalité réside aujourd’hui non pas dans le fait de dire : “Nedjma m’a bouleversé, mais plutôt : je n’ai rien compris à ce roman où les métaphores et les allégories sont telles qu’elles dépassent ma modeste compréhension.” Ou d’avouer carrément : “Je n’aime pas ce style d’écriture.” Quelques-uns ont osé le dire. Patatras ! Les voilà taxés de crime de lèse-majesté alors que Kateb lui-même avait horreur de toutes les majestés sauf celle du peuple, de tous les tabous sauf ceux qu’il transgressait avec panache. Eut-il était vivant Kateb aurait adoré ceux qui n’adorent pas Nedjma, car il était contre la pensée unique, l’unanimisme triomphant. Il n’était pas le mythe qu’il est devenu après sa mort. De son vivant, il avait assez souffert du mythe du socialisme spécifique pour rejeter tous les mythes. Y compris le sien. C’était un homme bon et simple, loin de l’intellectuel enfermé dans sa tour. Il n’avait pas besoin de louanges pour être sûr de son art. Il avait surtout besoin de propager la culture vers le plus grand nombre. Pour lui, le peuple a raison sur l’intellectuel. Lucide, il savait qu’un roman écrit en français, fut-il d’une qualité supérieure, ne sera lu à tout casser que par des centaines de personnes. Lui, ce qui l’intéressait, c’est l’Algérie profonde, l’Algérie qui ne comprend ni le français ni l’arabe classique, l’Algérie de nos ancêtres, celle qui ne parle que amazigh et le dialecte. Que fait-il alors ? Il invite cette Algérie dans un meeting à la salle Harcha pour lui faire entendre son prêche ? Nenni. Comme c’était un écrivain errant sans autre attache que celle des mots, il prit son bâton de pèlerin et sillonna les quatre coins de l’Algérie avec des pièces de théâtre en dialecte algérien. Il sema en des millions de spectateurs l’esprit Kateb, mélange de provocation et de dérision, dénonçant les faux dévots et l’oppression des femmes. N’épargnant pas les puissants de l’heure eussent-ils pour nom Boumediène et sa cour. Ainsi, le 29 juin 1968, devant le congrès de l’Union locale d’Alger-Centre, il commença son discours par cette boutade qui glaça les uns et ravit les autres : “Un jour, dans un douar, deux bourgeois algériens montent dans leur voiture et la crue d’un oued les surprend sur la route. Ils descendent, examinent le capot, et, n’y trouvant rien, concluent que le moteur a été emporté par l’oued. À cet instant, arrive un travailleur. Les voyant en difficulté, il leur dit : « Qu’est-ce que vous fabriquez devant ? Le moteur est à l’arrière. »” Beaucoup de responsables sont à cette image, ils n’ont pas encore compris que le moteur est à l’arrière : le moteur c’est le peuple. Kateb Yacine fut un écrivain dangereux pour le pouvoir, car il n’avait besoin de rien. La richesse, les honneurs ? Il s’en moquait. Le pouvoir ne pouvait pas lui donner la seule chose qu’il aurait voulue : la liberté et la dignité pour son peuple.
H. G.
hagrine@gmail.com
11 juin 2011
Contributions, LITTERATURE