Edition du Samedi 05 Février 2011
Culture
Youssef Chahine ou l’Adieu à Moubarak Bonaparte
La chronique de Abdelhakim Meziani
Par : Abdelhakim Meziani
Ce qui se passe en Égypte n’est pas sans rappeler à mon bon souvenir de cinéphile le cinéaste arabe le plus adulé mais aussi le plus controversé.
Faiseur de merveilleuses et sulfureuses images, il aurait pu être à l’affiche de nombreuses chaînes de l’Hexagone. Sauf qu’il n’était pas citoyen israélien, son peuple victime de l’Holocauste. Pourtant, pour mieux comprendre la révolte présente de tout un peuple, ses films sont incontournables quand ils n’ont pas été, à un moment donné, prophétiques. A l’image du film Le Chaos, qu’il réalisa en 2007 avec Khaled Youssef. Une œuvre marquante où les deux réalisateurs égyptiens mettaient en scène un État miné par la corruption et l’impunité et une répression des plus aveugles imposée à tout un peuple. Au milieu de cette apocalypse, des femmes et des hommes se battent, mettent leur jeunesse et leur détermination au service, comme c’est le cas présentement, de l’avènement d’une Égypte nouvelle. Né en Alexandrie, tout comme Tewfik Al Hakim, Youssef Chahine ne pouvait faire abstraction de la réalité concrète de son peuple. À plus forte raison lorsque cette réalité est squattée par le parti au pouvoir, des commis de l’idéologie dominante forcené et vils à la fois, une élite quelque peu tétanisée par ses contradictions et une nébuleuse intégriste promettant monts et merveilles à qui veut bien la suivre. Dans Le Chaos, me confiait-il à Sousse, il avait tenté de mettre à nu les contradictions au sein de la société égyptienne pour mieux dénoncer ceux qui participaient à la ruine de son peuple. Ce qui n’est pas sans rappeler Bab Al Hadid (1958), le film qui le révéla à la fois comme un peintre lyrique des passions amoureuses et un fin observateur du petit peuple du Caire. Considéré par certains critiques comme un chef-d’œuvre fondé sur les inconnues tragiques du quotidien, lot amer des déshérités, Bab Al-Hadid aura le mérite singulier de mettre l’accent sur le fait que l’exacerbation des sentiments de frustration d’un misérable vendeur de journaux, boiteux et simple d’esprit, se renforçait de ce que Chahine, plus intuitivement que par analyse véritable à cette date, percevait comme une situation de fait de la masse du peuple. Il faudra à l’auteur de Gamila l’Algérienne attendre La Terre (1969 ) et Le Moineau (1973) pour renouer avec ce registre qu’il magnifiera avec simplicité dans une sorte de dépouillement choral. L’écrivain Abderrahmane Sharqaoui contribuera sensiblement à sa maturation politique et sociale. Une maturation qui lui permettra de donner libre cours à un humanisme autant débordant que généreux qu’il saura mettre, avec efficience, au service d’un éclairage nouveau. Sur ce que Claude Michel Cluny considère comme une histoire nationale amputée, abâtardie, ce substrat culturel appauvri par la dégradation du temps, par la misère des masses – et que la seule part élitaire de la population dédaigne au profit de modèles étrangers –, de ce passé si riche, mais immobile, les pères vendent les restes. L’analyse de Youssef se radicalisera davantage avec la trilogie représentée par des œuvres aussi dérangeantes que L’Émigré, Le Destin, un film résolument contre l’intolérance religieuse et à la gloire de la vie et de l’œuvre de Ibn Rochd et enfin, L’Autre où il s’attaquera avec une rare violence à la mondialisation, aux États-Unis et aux plaies de l’Égypte nouvelle. Cinéaste visionnaire, Youssef Chahine l’était assurément : “Dans Le Retour de l’enfant prodigue, j’avais prévu que les choses iraient mal pour le monde arabe et le film est sorti trois mois avant la guerre du Liban. Dans Le Moineau, je prédisais la guerre de 1967 avec les Israéliens. Si les Américains avaient vu Le Destin, ils se seraient fait une idée du danger qu’entraînent les lavages de cerveau des extrémistes.” Que penser alors du film Le Chaos ? Youssef Chahine savait mieux que quiconque que le cinéma pouvait être une arme dont le pouvoir de fascination et la force devaient être engagés pour ouvrir la voie à une société nouvelle. Une arme qu’il faut opposer à l’ignorance et à la mystification que certains dirigeants, avides de puissance et de pouvoir tels que restitués par Adieu à Bonaparte (autre film du cinéaste égyptien), veulent imposer à leurs peuples respectifs y compris par le feu et le sang…
A. M.
mezianide@djaweb.dz
11 juin 2011
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