Edition du Jeudi 06 Janvier 2011
Culture
Ce matin il est mort ! Il était là depuis plus de trente ans. Peut-être un peu plus. Depuis trente ans, emmuré dans un silence sous le préau de l’ancienne Bibliothèque nationale Frantz-Fanon.
Seul ! Il n’avait que le ciel à regarder et les saisons qui se succèdent sur son petit corps ramassé dans un costume tenu, en permanence, propre. Personne n’a connu son nom. Et pourtant tous les gens du quartier le connaissaient. Et il n’était ni écrivain de la taille de Kateb Yacine, de Rachid Boudjedra ou de Yasmina Khadra. Il n’était, non plus, le journaliste du JT de vingt heures qui connaît tous les ministres et ose les appeler sur leurs téléphones portables privés ou professionnels ! Il était l’ombre de son ombre. Il était plus grand que les noms. Tout ce qu’on savait de lui qu’il fut l’enfant du village de Sidi Aïch (Béjaïa). Autour de lui, on a tissé une histoire. Pour vivre, chez nous, il faut avoir : un corps, une histoire et un secret ! Et lui, avait tout cela. Quelques langues disaient que l’enfant de Sidi Aïch fut un parmi les milliers des émigrés kabyles. Puis, un jour, par nostalgie, dégoût ou déception amoureuse avec une roumia, il décida de rentrer au bled. Et parce qu’il fut fêtard, il est retourné avec un rien dans les mains. Ni véhicule 403 ni 404 !! Ni cabas bourrés de vêtements made in Tati ! Et chez nous, c’est honteux de rentrer de França sans 403 ou 404 pleine de Tati ! Il n’a pas pu supporter l’humiliation. Ainsi, il a décidé de rester à Alger. Se perdre dans cette grande ville, loin des regards des cousins et voisins de Sidi Aïch. Et durant plus trente ans, il a occupé l’entrée commune de l’ancienne bibliothèque et du service des calculs du ministère des Finances. Ce petit Monsieur qui ressemble à un oiseau ! Une race d’oiseau en voie d’extinction! donnait vie à un bâtiment barreaudé, de partout, comme une prison ! Ce matin, comme un oiseau, il a été retrouvé mort. Asséché ! Par vieillesse, par froid ou par plaisir. La mort, elle aussi, est un grand plaisir, comme l’amour. Elle ressemble à un verre d’un bon vieux vin. Quand cet oiseau rare, qui n’a pas de nom, a atterri dans le couloir d’entrée du centre des calculs du ministère des Finances et de la bibliothèque, personne ne s’est demandé d’où il est tombé. De quel ciel d’Allah ! Le matin, il se réveille avant tout le monde. Il range ses couvertures, son carton et son matelas. Soigneusement, avec délicatesse, comme un artiste, il plie sa fortune ! Il prend son café, comment ? Je ne sais pas. Personne ne sait ! Des fois, de mon balcon, je le voyais en train de faire sa toilette. Chaque matin, face à un petit miroir fissuré, il rase son visage osseux et lave ses cheveux d’une bouteille d’eau. Il était discret, mais visible et pas absent. L’été comme l’hiver, saison sur autre, il était là. Il faisait sa marmite, personne ne s’est demandé comment. On n’a jamais vu le moindre feu ! De temps à autre, il chantait des chansons d’amour de Brel ou de Brassens. Il chantait sur son air. Son air à lui. Il n’a jamais été malade, Al hamdou lillah. Et il n’a jamais demandé une carte d’assurance maladie Chifa! Ce matin, une fourgonnette du Samu s’est arrêtée devant “sa demeure”, le couloir ouvert sur le ciel et dans l’indifférence, le petit corps a été évacué. En silence, il est parti sur la pointe des pieds, comme pour ne pas déranger les voisins, lui qui supportait tous les désagréments des autres. Ils l’ont transporté vers le monde des morts. Il n’avait pas de marcheurs derrière sa dépouille, juste l’ombre de son corps et son secret. Je suis certain qu’il est mort heureux parce qu’il est a rendu l’âme non loin des livres, non loin des lecteurs. Il est mort dans un paradis avant même d’arriver dans l’autre. Ce matin, le premier matin sans lui, j’ai regardé, de mon balcon, j’ai constaté que l’oiseau de Sidi Aïch a oublié ses habits lavés encore perchés sur les barreaux de fer, pour sécher. Le quartier Telemly n’est plus celui des “Sept merveilles”, une est déjà partie ! Et j’ai pleuré.
A. Z.
aminzaoui@yahoo.fr
10 juin 2011
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