Edition du Dimanche 23 Janvier 2011
Contribution
Psychosociologie de l’émeute
Retour sur les dernières manifestations qui ont secoué le pays
Par : Pr NOUREDDINE TOUALBI-THAÂLIBI (*)
La perspective dans laquelle je me situe ici pour analyser la problématique de l’émeute en Algérie ne présente aucune similitude conceptuelle — ni a fortiori méthodologique — avec celle dont s’inspirent habituellement les quelques
analystes nationaux qui se sont, à intervalles irréguliers, essayé d’en restituer les mécanismes de formation et les modalités d’expression.
Cependant, que ceux-ci se suffisent d’une lecture généralement intuitive où c’est la recherche d’une relation causale entre l’émeute et son facteur déclenchant qui forme l’essentiel de l’analyse, mon approche du sujet privilégie, à contrepoint, l’évaluation méthodique du poids de l’action concurrente d’un ensemble de facteurs dont la forte incidence sur le vécu psychologique du jeune est en passe de transformer cette question en un “fait social total”, selon l’heureuse expression du sociologue Marcel Mauss.
Rappelons tout d’abord que la récurrence des émeutes dans le pays n’est pas sans susciter nombre d’interrogations, voire même de sérieuses inquiétudes auprès de tous ceux qui considèrent que, pour autant que des mesures énergiques en direction des jeunes ne soient pas rapidement décidées, il existe, aujourd’hui, un risque réel de voir, à terme, ces émeutes évoluer vers un désordre social et politique dont les effets restent imprévisibles.
J’ajoute que les premières conclusions d’une enquête systématique, que je mène dans le cadre de la préparation d’un livre sur “Les jeunes et leurs représentations de l’avenir”1 auprès d’un échantillon représentatif de la jeunesse algérienne, confortent ces craintes et devraient ajouter au désarroi de bon nombre d’observateurs du champ politique algérien.
Bien que ces investigations soient loin d’être terminées, un certain nombre de mécanismes psychosociaux sous-jacents à la formation des émeutes dans le pays forcent déjà l’attention.
Il me semble, en premier lieu, qu’il convient de bien insister sur le caractère généralement contingent des facteurs qui président à leur déclenchement. Par delà le caractère spécieux et, pour tout dire, conjoncturel de l’événement qui peut paraître à l’origine de l’émeute (hausse des prix à la consommation, par exemple), l’analyse montre que ces facteurs n’interviennent que pour précipiter l’expression d’un processus bien plus ancien et donc préexistant à ces manifestations.
Ce processus semble désormais travailler en profondeur la société algérienne pour y structurer les conditions sociologiques à la formation d’une sous-culture de type nihiliste. Avec cette particularité que l’émergence par à-coups successifs de celle-ci s’accompagne non seulement d’une répudiation tapageuse de la culture officielle frappée d’obsolescence, mais semble, également, obéir à de nouveaux codes sociaux rendant difficile toute analyse conventionnelle du système de causalité duquel résulte, en théorie, une protestation sociale majeure de type subversif ou insurrectionnel.
Deux premiers constats permettent d’accréditer cette thèse :
1. Jusqu’à tout récemment, où elle semble désormais chercher à s’implanter dans les grands centres urbains, l’émeute avait plutôt tendance à se donner à voir dans des régions reculées du pays où l’état de déréliction des populations jeunes, en particulier, aura atteint des proportions alarmantes.
Le sentiment douloureux d’exclusion sociale y est en outre aggravé par une indifférence — confinant à l’autisme — des pouvoirs publics à l’endroit d’une population gagnée par le renoncement et le défaut d’espérance. À partir de là, tout se passe alors comme si une image dégradée d’eux-mêmes était constamment renvoyée à ces jeunes privés du moindre motif d’espérance.
2. Les principaux acteurs de ce désordre tapageur sont principalement des jeunes frappés par ce que Max Weber nomme le “désenchantement du monde” et où, à l’absence de véritables motifs d’espérance pour la suite de la vie, s’ajoute une crise de confiance majeure envers des gouvernants réputés inaptes à répondre convenablement à leur détresse existentielle.
Ce qui est décrit dans l’enquête comme constituant une absence outrageante d’empathie des puissants — ou leur inaptitude intrinsèque à s’identifier aux plus démunis — aggrave ce désenchantement et exacerbe, en secret, la volonté d’en découdre avec tout ce qui renvoie à la puissance d’un pouvoir frappé – selon nos enquêtés – par une double disqualification, réelle et symbolique.
3. Les sentiments exprimés par ces jeunes – qui souffrent par ailleurs d’une confiscation douloureuse de leur parole sociale et de son corollaire, la possibilité de dire librement leur misère psychologique et sociale (demande d’une écoute bienveillante), montrent que leur détresse multiforme (économique, culturelle et surtout sexuelle) est vécue sur un mode proprement eschatologique : cela veut dire que leurs conditions objectives de vie personnelle et sociale se confondent, dans la subjectivité de leur vécu psychologique, à une mort symbolique qui transforme, dans bien des cas étudiés, en un espoir salvateur la recherche active de la mort réelle. Autant dire, pour paraphraser Freud, que nous sommes ici face à une situation dramatique qui traduit la suprématie, dans la structure personnelle du jeune, des pulsions de mort sur celles de vie.
4. On sait depuis longtemps que c’est la même logique eschatologique qui avait inspiré l’islamisme militant des jeunes qui “montaient au maquis” — comme ils disent — dans l’espoir fou d’y trouver un motif d’espérance sinon même un banal sentiment d’utilité sociale absent dans la société réelle. Mais il faut désormais intégrer à cette ancienne équation une évolution significative dans les attitudes et les représentations collectives juvéniles : notons en premier lieu les nombreux cas de suicides inexpliqués advenant généralement à des personnalités sans antécédents psychopathologiques connus, de même que l’alarmante propension des plus jeunes à la consommation de drogues dures et à son corollaire : l’agressivité à l’école, dans les stades, dans la manière de conduire, dans les relations avec les aînés, etc.
Cependant, il convient désormais d’accorder une attention plus soutenue – mais sûrement pas rétorsive — à l’apparition récente du phénomène dit de “brûleurs de frontières” (harraga). Par-delà la causalité économique qui le motive en apparence et qui fait d’ailleurs l’objet d’un intérêt régulier de la presse nationale, il semble que ce phénomène soit surtout travaillé par un inconscient suicidaire très nettement lié au sentiment de forclusion (ou d’éclatement) de la structure personnelle et identitaire du jeune.
Le problème est évidemment d’une extrême gravité en ceci que non seulement il renvoie du pays et de sa jeunesse une image pour le moins dégradée, mais il risque surtout – s’il venait à s’amplifier — de former le point de départ de l’émiettement progressif du sentiment national.
Faut-il de surcroît rappeler que les populations algériennes de moins de trente ans et qui sont de plus en plus enclines à cette solution extrême, représentent aujourd’hui un peu plus de 70% de la population globale ? Souvenons-nous aussi que même la visite en Algérie de deux chefs d’État français s’était outrageusement accompagnée de slogans se référant à cette volonté d’expulsion tapageuse de l’identité nationale, lorsque des groupes de jeunes en étaient alors venus, de guerre lasse, à scander Chirac ou Sarkozy “Président” ? Que faut-il enfin penser du dernier mode d’autolyse (suicide), l’immolation par le feu ? Inauguré d’abord en Tunisie où se joue encore une révolution emblématique, voilà qu’aujourd’hui et sous l’effet d’une émulation mortifère, cet ultime geste de désespoir se dote subitement d’un caractère transnational pour signer, dans le fracas de morts misérables, le désaveu de tous les despotes du monde arabe.
Que l’on ne s’y trompe surtout pas : qu’il s’agisse de l’Algérie ou d’ailleurs, ce sont là des critères fortement indiciels d’une anomie sociale qui bien qu’elle s’exprime, selon les situations, par des expressions de violence itérative ou même par de simples conduites de dérision, ces critères indiquent tous la même volonté de disqualification des mécanismes endogènes de gouvernance des États nationaux. Autant dire, par conséquent, que ce que l’on appelle communément “la loi du nombre” paraît déjà s’organiser et de facto en faveur numérique de tous ces jeunes laissés-pour-compte. Ceux-là mêmes dont le nihilisme grandissant de toute norme, de toute règle sociale, pourrait les conduire un jour à se fédérer et à concevoir, sous n’importe quel prétexte social ou politique, un large mouvement de déstructuration autrement plus dommageable pour la paix et la cohésion sociale que ne l’auront été les tragiques événements d’Octobre 1988.
5. Cette hypothèse catastrophiste peut évidemment paraître exagérée. Mais elle semble d’autant plus prévisible qu’elle tend à présent à se corréler avec un sentiment pernicieux d’impunité affectant la plupart des jeunes interrogés.
Il m’est, en effet, apparu que plusieurs raisons fondaient, sociologiquement et politiquement, ce dangereux sentiment :
1. Il faut bien avoir à l’esprit que les jeunes natifs des années quatre-vingt-dix et qui ont aujourd’hui vingt ans à peine, n’ont jamais évolué ailleurs que dans un climat délétère de convulsions sociales et politiques trop souvent ponctué d’actes de violence.
Or il est bien connu maintenant que dans un tel climat de peur et de conflictualité permanente, l’intériorisation psychologique de la violence s’opère habituellement selon des automatismes “criminogènes” qui prennent place, dans l’esprit d’un jeune, de véritable règle de vie ou de norme de conduite.
2. En parallèle à cette mentalisation quasi culturelle de la violence et des différents messages criminogènes portés par une société déréglée et repue d’actes terroristes, les acteurs de l’émeute sont à présent conscients d’assister au long délitement d’une puissance publique qui ne parvient plus – ou si peu – à exercer, dans la rigueur des lois de la République, sa force disciplinante.
Dès lors se profile, dans la société algérienne, un processus discret mais bien réel de désacralisation de l’autorité de l’État où c’est la solennité symbolique de la puissance publique qui est frappée de suspicion quand elle n’est pas plus simplement niée, gommée. Les actes de provocation à l’adresse des forces de l’ordre ou les dégradations systématiques des édifices publics ponctuant l’émeute devraient alors être interprétés dans leur fonction discursive inconsciente : la violence par laquelle ils s’expriment continûment correspond, dans tous les cas étudiés, à une clameur juvénile véhiculant l’affirmation de la négation des fonctions traditionnelles de régulation et de symbolisation de l’État.
Nous sommes donc ici en présence d’un phénomène de masse bien connu des psychosociologues et dénommé effet de halo, processus de contagion insidieux qui requiert désormais la plus grande vigilance des pouvoirs publics.
Est-il alors besoin de préciser combien il est urgent d’aller vers une quantification rigoureuse de ces stigmates psychologiques qui résultent, en dernière analyse, d’une faillite des processus de socialisation de ces nouveaux jeunes ? Ou faudra-il craindre, là aussi, que les pouvoirs publics visiblement tétanisés par les infidélités de l’évolution du monde historique, persistent à lui opposer le même déni que celui jusque-là réservé à ce formidable vent de liberté qui nous vient à présent de Tunisie ?
Chacun sait pourtant que le changement n’inscrit jamais que l’ordre naturel des choses. Faute d’avoir su le prévenir, l’intelligence politique la plus élémentaire consiste aujourd’hui à faire le courageux pari de l’accompagner.
N. T.-T.
(*) Ancien recteur de l’université d’Alger
1. Voir plus en détail la question des représentations sociales de la jeunesse maghrébine dans deux de mes livres : l’Identité au Maghreb – l’Errance et l’Ordre et le Désordre, Casbah Éditions, Alger, 2002 et 2006.
10 juin 2011
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